‘Itinéraire d’un enfant mou’, ‘Le mal court’ ou ‘L’échec sied au héros’ : étude pour un sous-titre au roman de Heinrich Mann, Der Untertan

DOI : 10.58335/individuetnation.120

Résumés

Le roman de Heinrich Mann, Der Untertan, a provoqué de multiples réactions et de nombreux débats. Esthétisme infâme pour les uns, herbier de l’homme allemand pour les autres, l’œuvre s’est trouvée, plus tard, de façon plus ou moins directe, de nouveau au centre d’une réflexion sur l’autorité appliquée à l’Histoire allemande et sur l’influence du luthéranisme sur le comportement du citoyen (Untertanenmentalität) dans un monde fanatisé par le pouvoir et où la raison n’apparaît plus que comme faiblesse. Nous nous proposons d’étudier, au-delà de la nature même de l’entreprise de l’auteur, les moyens qu’il utilise (surtout dans la composition de son personnage principal) pour mener à bien son projet politique et esthétique. L’écriture de H. Mann, souvent ironique, installe une distance qui peut devenir obstacle : le projet n’est-il un pamphlet ? Quelle(s) lecture(s) pouvons-nous raisonnablement faire de l’œuvre et plus particulièrement du personnage du sujet ? Heßling n’est-il qu’une marionnette dont l’auteur-narrateur tire les ficelles, a-t-il une identité propre ou n’est-il qu’un type possible de sujet ? Cette histoire d’un ‘enfant mou’ n’est-elle qu’un exemple ou fonctionne-t-elle comme un exemplum ? Dans ce roman, on reste dans une écriture aux codes relativement traditionnels. La nouveauté se situe plutôt dans le ‘vide’ du personnage, dans l’ébranlement par l’auteur-narrateur de la permanence identitaire, cet espace où le lecteur peut s’introduire, tout en ayant la possibilité de s’appuyer sur une base dure (la vie concrète et détaillée dans son quotidien) du personnage. Diederich n’a plus la beauté des héros veules de Stendhal, il n’a peut-être plus non plus l’excuse de la génétique des héros de Zola, il n’a pas encore le statut de héros étrangers au monde comme certains personnages de Steinbeck ou de l’étranger de Camus, par exemple. Mais on voit bien qu’une figure littéraire est née, qui fait le lien entre historicité et, non pas prophétie, mais modernité.

Heinrich Mann’s novel Der Untertan has sparked many reactions and numerous discussions. While viewed as heinous aestheticism by some and as the herbarium of the German man by others, the novel has been the focus of considerations on authority as applied to German history and on the influence of Lutheranism on the behaviour of the citizen (Untertanenmentalität) in a world fanaticised by power and where reason is now seen only as weakness. Beyond the actual nature of the author’s undertaking, we intend to study the means that he uses (especially in the way he draws his main character) in order to achieve his political and aesthetic goal. Mann’s often ironic style brings in a certain distance, which can become a hindrance: is his intention to have a pamphlet? How are we to reasonably interpret the novel and more particularly the character of the subject? Is Heßling simply a puppet whose strings are pulled by the narrator, does he have his own identity or is he just one possible type of subject? Is this story about a “delicate child” just an example or is it an exemplum? This work is written in a fairly traditional way. The novelty lies more in the “emptiness” of the character and in the way the author shakes any notion of a permanent identity, resulting in a space that allows the reader in, while still offering a solid foundation (the daily life of the character in all its detail). Diederich no longer has the appeal of Stendhal’s spineless heroes, and perhaps also no longer has the excuse of genetics that Zola’s heroes have. He does not yet have the status of heroes set apart from the world like some of Steinbeck’s characters or Camus’ outsider, for example. But we can see that a literary figure has indeed been born, making the link between historicity and, not prophecy, but modernity.

Plan

Texte

1. Introduction

On sait que le roman de Heinrich Mann, Der Untertan, a connu un grand succès d’édition et que les réactions ont été diverses, à l’époque même de sa publication et dans les décennies qui ont suivi. Des débats ont eu lieu, débouchant sur des jugements laudatifs ou négatifs : le roman a été taxé à l’époque d’esthétisme infâme, par le frère même de l’auteur, Thomas, puis encensé par Kurt Tucholsky qui y voyait un herbier de l’homme allemand et l’atlas anatomique de l’Empire. Plus tard l’œuvre s’est de nouveau trouvée, de façon plus ou moins directe, au centre d’une réflexion sur l’autorité appliquée à l’Histoire allemande et sur la philosophie du luthéranisme…De nos jours, les commentaires destinés à un large public, que l’on trouve un peu partout, tant en Allemagne qu’ailleurs, sont dans une certaine mesure éclairants, même s’ils n’ont pas toujours de valeur scientifique :

L'admiration de Didier pour son empereur tourne à l'obsession et à la schizophrénie. Curieux destin que celui de Heßling, né sujet…Didier Heßling, personnage à la fois fascinant et repoussant…1

Ou bien encore :

Ce tableau sombre sera, après l'effondrement de l'empire, réalisé au-delà de la caricature bien sentie de Heinrich Mann. Qui a dit que nous ne pouvions pas prévoir ce qui nous attendait ?... 2

Tout se passe comme si l'inhumaine cruauté du XXe siècle, idéologique et totalitaire, était en germe dans Le sujet : une ‘élite’ rapace, fanatisée et avide de pouvoir, dans un monde où la raison n'apparaît plus que comme de la faiblesse. Le roman de H. Mann serait en quelque sorte le lien entre historicité et prophétie. Pour être plus scientifique, il s’agit d’étudier, au-delà de la nature même du projet de l’auteur, qu’il faut bien entendu prendre en considération, les moyens utilisés par l’auteur (avant tout dans l’écriture de son personnage principal) pour mener à bien son projet politique et esthétique. Surtout si l’on part de l’axiome, formulé par Deleuze et Guattari (1976 : 10), qu’ « il n’y a pas de différence entre ce dont un livre parle et la manière dont il est fait ». Et l’on peut parallèlement à cela se demander si ces moyens suffisent à faire réussir le projet. La complexité du personnage du sujet conduit nécessairement à des ressentis divers ; et l’écriture de H. Mann, constamment ironique, installe une distance qui peut devenir obstacle : le projet n’est-il un pamphlet ? C’est d’ailleurs ce que les conservateurs ont reproché à l’auteur lors de la publication de l’œuvre. Quelle(s) lecture(s) pouvons-nous raisonnablement faire, de nos jours, de l’œuvre et plus particulièrement du personnage du sujet ? Heßling n’est-il qu’une marionnette dont l’auteur-narrateur tire les ficelles, a-t-il une identité propre ou n’est-il qu’un type possible de sujet ? Cette histoire d’un ‘enfant mou’ n’est-elle qu’un exemple ou fonctionne-t-elle comme un exemplum ? En donnant au roman un ou plusieurs sous-titres, nous essaierons de synthétiser le plus fidèlement possible nos interrogations et nos tentatives de réponses.

2. Personnage ou marionnette ?

En 1911, Mann écrit un essai de six pages, « Reichstag » (Mann : 2005), où le citoyen de l’époque wilhelminienne est présenté comme ce type intéressant et repoussant à la fois du sujet impérialiste, du chauvin sans responsabilité, de cet homme à genoux devant le pouvoir, qui se fond dans la masse etc.3 Concernant le futur roman consacré au sujet, le projet de Mann, c’est d’abord un travail par épisodes qu’il publie d’ailleurs sous forme de scènes romancées dans la revue « Simplicissimus ». A l’origine : un projet de sous-titre, désiré par l’auteur: "Geschichte der öffentlichen Seele in Deutschland unter Wilhelm II.", sous-titre auquel H.Mann renonça, probablement par peur de la censure. On voit alors que le sujet du roman et le personnage du ‘sujet’ sont intimement liés à l’époque. A partir de janvier 1914 et jusqu’à la déclaration de guerre environ, la publication se fait dans le magazine illustré « Zeit im Bild », il y a même une édition russe de l’œuvre de H. Mann. Le roman est divisé en six chapitres qui ne sont pas sans rappeler finalement le cheminement du roman de formation (mais seulement dans la forme) : on suit, au cours des scènes développées au sein de chaque chapitre, la vie du citoyen Diederich Heßling de la petite enfance jusqu’à son installation prospère dans sa ville natale de Netzig. On lit les rêves de l’enfant, les coups reçus de son père, garants d’une bonne éducation bourgeoise, la perversion de sa mère à la fois soumise au père et autoritaire envers le fils, les faits et gestes de l’écolier, les expériences de l’étudiant à Berlin, les humiliations subies, l’incorporation dans l’association étudiante Neuteutonia, l’histoire d’amour avec Agnes Göppel, le court passage à l’armée, tout cela dans un style rapide, pressé d’en finir pour ainsi dire avec cette ‘formation’ pour montrer autre chose, ou quelqu’un d’autre, à une autre étape de sa vie : l’agitateur du café du commerce, le chef d’entreprise, le chef de famille, l’ennemi du prolétariat qui applaudit à la mort par balles d’un manifestant, le témoin lors du procès d’un concitoyen juif accusé d’outrage à majesté, l’intrigant quand il s’agit de nuire au socio-démocrate Napoléon Fischer, le courtisan quand il s’agit de lécher les bottes du président Wulckow, l’heureux fiancé de la très riche Guste Daimchen. Le voyage de noces conduit le ‘héros’ de Zurich à Rome, sur les traces de son empereur, déjà rencontré à Berlin sur l’avenue ‘Unter den Linden’. Des stratagèmes peu glorieux permettent d’ailleurs au patron d’obtenir le plus grand nombre de parts au sein de l’entreprise aux dépends de son vieux rival Klüsing et une haute distinction (haute à ses propres yeux en tout cas) lors de l’inauguration du monument érigé en l’honneur de l’empereur Guillaume Ier… Au fond tout paraît clair : Diederich Hessling, personnage à la fois fascinant et repoussant, présente toutes les caractéristiques de l'antihéros ou tout au moins d’un héros en négatif. Heinrich Mann imagine un être à la fois ambitieux et pusillanime, exalté et sec, médiocre et sans scrupule. Le Sujet par excellence… pétri de zèle, envieux et paranoïaque, dont l'existence se réduit à dénoncer ses ennemis et à abattre ses concurrents. Ses passions pour l'argent et pour l'ascension sociale l'amènent aux pires traîtrises, allant jusqu'à reconnaître sa médiocrité et à essuyer les humiliations des plus influents que lui. Son inclination pour les coups bas remonte à l'enfance ; il n'hésite pas à tromper le cœur d'une jeune fille trop sentimentale, à se faire réformer lâchement en s'inventant un accident qui le dédouane des sempiternelles excuses de pied-plat et autre souffle au cœur. Un citoyen ou un sujet médiocre prêt aux pires crimes, surtout aux plus vils. Une histoire simple en fin de compte. Mais tout n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît au premier abord et, dans sa thèse consacrée aux formes de la satire dans ce roman, Petra Süßenbach (1972: 76) pointe une caractéristique (et une difficulté) essentielle du roman et du personnage. Pour elle en effet, le personnage est bien une marionnette actionnée par le narrateur en vue d’illustrer une certaine réalité, il n’a d’existence que schématique, si bien qu’il n’a ni destin individuel ni caractère propre et ne peut nous intéresser en tant qu’individu, uniquement destiné à être là pour nous ramener à la position, voire à la posture du narrateur4. Au-delà du fait qu’on peut discuter pour savoir si effectivement le personnage est intéressant ou non, cette proposition de réflexion nous conduit à nous interroger : Diederich, le personnage du sujet, est-il transférable et/ou interchangeable ? Une chose est sûre dès le départ : Diederich certes vit, il transpire, respire, boit, mange, comme le lecteur – mais il n’a pas de visage propre : aucune description ne permet au lecteur de se le représenter, moustache (et cicatrice) mises à part (qui sont à l’évidence des caractéristiques bien plus sociales que naturelles). Ce manque, cette béance représentent-ils un élément facilitateur dans le processus d’identification du lecteur ou au contraire est-ce rédhibitoire ? Finalement, le narrateur-marionnettiste se prend-il les pieds dans le tapis, avec sa créature sans vrai visage, ou parvient-il à donner suffisamment de chair à sa démonstration ? Comment s’y prend-il pour que nous, lecteurs de bonne foi et de bonne volonté, nous le suivions dans sa démarche ?

3. Exemple ou exemplum ?

Toute l’ambiguïté est probablement déjà contenue dans le titre. : Der Untertan. Le titre à lui seul, grâce notamment au déterminatif, est programmatique. Il en dit suffisamment pour que le lecteur s’attende à une illustration et trop peu pour assouvir son désir et sa curiosité. Il ne s’agit pas d’un sujet parmi les autres mais bien du sujet, selon toute vraisemblance du type, du genre. En outre on peut sans doute dire d’emblée que le concept sujet s’inscrit dans une culture bien définie. Il n’est que de constater en effet la difficulté qu’ont éprouvée les traducteurs à transposer ce titre dans d’autres langues. D’abord en anglais : The loyal subject - où l’on rajoute un adjectif épithète plutôt positif finalement ou très ironique. En français, ce n’est guère plus facile : traduit par Le sujet de l’Empereur (1982), titre sans doute trop connoté dans un contexte français, puisque le terme ‘Empereur’ peut éventuellement renvoyer à Napoléon et donc installer un horizon d’attente radicalement différent. Cette tentative de transposition montre en tout cas que le mot ‘sujet’ ne se suffit pas à lui-même. Il y a également dans Der Untertan une soumission immédiate que, curieusement, le mot ‘sujet’ a en partie perdue, mais que l’on retrouve dans assujettissement. En outre, il fallait probablement dépasser la notion d’assujettissement au seul Empereur allemand pour moderniser le concept et élargir le champ d’interprétation, il s’agissait de trouver un équivalent moins réducteur. Le titre avait été précédemment traduit par Le sujet ! avec point d’exclamation, comme si le traducteur (ou l’auteur supposé s’adresser en français à des francophones) voulait se faire en quelque sorte chambellan pour annoncer le prochain personnage sur le point d’entrer en scène. On insiste en tout cas sur ce ‘type-sujet’, voilà Diederich Heßling, le sujet par excellence, c’est lui ; mais la question reste entière : est-ce lui et point un autre ou est-ce le type même du sujet ? Cette exclamation ajoute une emphase que le titre allemand, plutôt sobre et catégoriel, ne contient pas : mais n’est-ce pas pour l’auteur allemand justement le moyen de se laisser du jeu et de la place ?

Quoi qu’il en soit, que se passe-t-il entre le moment où l’on nous présente Diederich Heßling comme un enfant « mou » (« ein weiches Kind ») et la fin du livre où ce « weiches Kind » « entweicht », pis : « war schon entwichen » ? Est-ce seulement l’itinéraire d’un enfant mou ? A ce propos il y aurait beaucoup à dire sur le mot français ‘mou’ qui n’indique pas forcément les aspects plus positifs du mot ‘weich’ et donc la richesse et l’ambiguïté du terme, peut-être faudrait-il préférer le terme ‘délicat’, mais dans ce cas, l’aspect négatif serait gommé. Quoi qu’il en soit, pour ce qui est de la seule version allemande, on voit bien l’importance de cet aspect malléable, lisse, adaptable, creux, vide, en tout cas qui est capable de se creuser ou de se vider jusqu’à disparaître. A la fin, Diederich est qualifié – par le narrateur - d’étranger - et par la belle-fille de Buck - de diable, au moment de l’agonie de Buck père, et la disparition des deux personnages, Buck dans la mort et Diederich de la scène, nous laisse une étrange impression : si le libéralisme meurt, si le monde de la raison disparaît, alors avec Diederich, désormais diabolisé, le mal va continuer à courir : Le mal court, pour reprendre le beau titre d’une pièce de Jacques Audiberti. Le pessimisme va d’ailleurs se renforcer si l’on considère les deux piliers de l'espoir qui s'avéreront vermoulus : une bourgeoisie libérale raisonnable qui l'est trop pour son temps et ne joue pas son rôle de contrepoids, et un syndicalisme avide de pouvoir et lui aussi convaincu que la ‘bonne’ cause justifie trahisons et compromis inavouables5, même si l’on peut considérer que Napoleon Fischer pense aussi aux avantages qu’il peut faire acquérir à ses ouvriers. On voit bien l’intention démonstrative : l’itinéraire du sujet, de cet enfant mou, correspond à une expérience quasi chimique. Un certain nombre de facteurs, d’ingrédients sont réunis et l’expérience peut avoir lieu, il s’agit finalement de décrire dans une langue ironique, satirique voire sarcastique les réactions du personnage à son environnement social et sociétal et la modification de l’environnement à la présence et aux faits et gestes du personnage principal. La fin donnant une dimension éthico-morale au texte, le lecteur est amené à moraliser sa lecture et l’exemple a alors valeur d’exemplum. Le mal court, il faut être vigilant, être en éveil, ouvrir les yeux et les garder ouverts, comme écrit Döblin, à la fin de Berlin Alexanderplatz. Mais la fin à tiroirs, la double fin, si j’ose dire, la scène de l’inauguration du monument, suivie immédiatement de la scène de la mort de Buck, reste ouverte : elle renforce ainsi cette impression de danger et d’actualité et rappelle certaines histoires orientales dont les fins à tiroirs ne ‘bloquent’ pas le lecteur dans une seule morale et une interprétation rigide.

4. Le mal court : Itinéraire d’un enfant mou

En croisant ces deux lectures, ‘Itinéraire d’un enfant mou’ et ‘Le mal court’, on parvient à couvrir en effet une bonne partie du livre : on voit ainsi comment le sujet est en perpétuelle recherche de brimades autant à subir qu'à exercer, dans un échange quasiment sado-masochiste, pour éprouver ou administrer le plus de souffrances possibles. ‘Le paradoxe du masochisme’, selon l’expression de psychanalystes comme Sacha Nacht (1965 : 15) ou ‘l’énigme du masochisme’, comme l’écrivent des psychanalystes plus proches de nous dans le temps comme Jacques André ou Philippe Jeammet (2000 : 31), rien n’est évidemment résolu par Heinrich Mann : cela sert sa démonstration. Mais la captation du bâton, pour reprendre le mot d’André Brousselle (2005 : 102-104), qui, lui, parle plus explicitement de captation de verge, ne suffit pas à expliquer entièrement le personnage, sujet de Sa Majesté, car tous les sado-masochistes ne deviennent pas automatiquement des sujets soumis au politique, et tous les sujets ne sont peut-être pas nécessairement des sado-masochistes qui s’ignorent. Quoi qu’il en soit, cette friction d’un bord mou contre un bord dur, si l’on peut appliquer ici cette image dont Roland Barthes usait pour définir le plaisir du texte, ou le plaisir au texte, est centrale dans le roman. Non seulement l’appel au bâton du père qui fait autant de mal que de bien, cruellement plus de bien sans doute à l’enfant, au début du roman ; mais aussi les nuits où Guste, l’épouse, devient domina, sur l’ordre de son mari ; l’horreur de certaines femmes, dont Agnes qui est ressentie comme trop molle, ou même les ‘coussinets rosés’ de Guste (Mann 1999 : 187)6 et renvoient probablement Diederich à sa propre mollesse ; l’Empereur si fort et si puissant que le peuple allemand peut s’accrocher à lui comme le fait le lierre (Mann 2007 : 466) et la rencontre qui, à deux reprises, transforme bien Diederich en une marionnette grotesque et disloquée, associée à la matière molle et fluide (boue à Berlin, urine à Rome) ; les idées démocrates associées à la mollesse ; les mauvais coups faits aux uns et aux autres comme violence dont les faibles, les mous, sont capables justement.

Plus tard, l’Ecole de Francfort conduira des études fournies sur l’autorité et la famille et on retrouvera chez Horkheimer, Adorno, Fromm et Marcuse, entre autres, bon nombre de textes qui approfondiront ce thème. Ils insisteront particulièrement sur le conformisme rigide, l’attachement à une éducation sévère, à l’image d’une nation en ordre et travailleuse, soumise à ses chefs, la dureté, l’agressivité à l’égard des minorités culturelles, le rejet de la différence en général et surtout l’absence de ressources critiques permettant à l’individu d’entretenir un rapport critique à soi. (Haber 2001 : 7) On trouve chez Adorno toute une typologie sur le syndrome autoritaire : le caractère autoritaire résulterait d’une résolution sado-masochiste du complexe d’Œdipe, qui conduirait d’une part à retourner l’hostilité à l’égard du censeur paternel en amour ambivalent pour lui (voir la recherche de punition paternelle par l’enfant Diederich) et d’autre part à ne pas dépasser le moment de la haine en général, laquelle finit par structurer le champ de l’intersubjectivité et du rapport à soi (Diederich hait la plupart de ses congénères autant qu’il se déteste lui-même). Il s’agit pour Mann de construire un paysage psychologique, nécessaire à ce nouveau "Discours de la servitude volontaire" (La Boétie 2002), ce que M.Abensour et M.Gauchet appellent l’ « énigme » de la servitude volontaire, dans leur introduction à l’œuvre de La Boétie (1978). On retrouve dans ce ‘paysage’, de manière plus ou moins atténuée, la quasi-totalité des fantasmes qui constituent la position du paranoïaque : la forclusion de la mort, la relation duelle au chef, au maître, et de manière plus anecdotique, encore que la relation duelle puisse être ici qualifiée en partie de fantasmée, l’installation dans l’imaginaire (Enriquez 2007 : 109-110).

5. Moi et émois, permanence identitaire

Cette mollesse du moi, ce moi tremblé, presque ‘flouté’, tout cela définit-il une sorte d’homme sans qualités (Musil), de personnalité à identité variable (Deleuze et Guattari) ? Il est sans doute intéressant de placer un instant le personnage de Diederich dans cette lumière. Le système métaphorique arbre/racine convient en grande partie au personnage de Diederich : il est bien ancré dans sa petite ville de Netzig, avec tout le réseau de connaissances, de relations de dépendances et d’interdépendances, le plus souvent fondées sur la hiérarchie, réseau qui est déjà présent dans le nom même du lieu, Netzig. Lequel Netzig est lui-même bien placé au sein de l’Empire et de la terre germanique. Le sentiment de soumission constante et permanente au chef place de toute manière l’individu Heßling dans « une hiérarchie verticale : il s’agit bien de grandir, de se tenir droit puis de vieillir, selon un axe de valorisation vertical ». (Arnaud 2006 : 37) Il convient d’assurer une permanence identitaire et cette cohésion doctrinale qui est le propre d’une vie humaine respectée. Mais alors que la caractéristique de l’homme moderne vivant dans une république ou une démocratie est de passer du stade de sujet à celui de citoyen et plus tard à celui d’individu, on voit que Diederich ne peut jeter aux orties ses habits de sujet. Dès que l’humain perce, un sentiment de malaise l’envahit : comment imaginer en effet qu’il puisse se multiplier selon le moment, le lieu et les désirs ? De manière rhizomatique, pour reprendre l’expression de Deleuze… Tout mouvement pulsionnel, que Diederich connaît bien entendu et qui le rend par instants proche de nous, plus accessible, plus humain peut-être, le plonge dans l’insécurité : il retrouve probablement une sensibilité qu’il identifie de façon erronée à de la mollesse. Que l’on pense ici en particulier à la très belle scène d’idylle, où Diederich se retrouve seul avec Agnes dans une auberge de campagne, au milieu d’une nature intacte ou presque. Diederich préfère, parce que c’est plus confortable et plus sécurisant, tenir un rôle stable sur la scène privée et publique, familiale et professionnelle, puis l’absorber entièrement pour en faire sa substance. Le travail de H. Mann est de nous montrer que l’ossature est artificielle et fragile. Ce n’est qu’en apparence que le sujet est lourdement charpenté : l’ère bourgeoise l’autorise et l’encourage à épargner, à accumuler biens et richesses et à préférer une hiérarchie sociale et une différence nationale. Il manifeste une soif inépuisable de reconnaissance, de titres, de distinctions. Le malheur, avec Diederich, est qu’il ne s’aime pas, ne se reconnaît pas, et que cette faille lui interdit de donner une quelconque cohérence à tous ces éléments de vie bourgeoise. A l’aube du XXe siècle, la chimie démontrait le caractère infiniment divisible de la matière, à travers les composants de l’atome ; parallèlement, Freud prouvait que la personnalité ne reposait pas sur une structure fixe, mais plutôt sur un empilement d’identifications à des modèles successifs, forgés à travers différents stades auxquels il allait donner un nom. En 1913, dans ses Essais sur la théorie de la science, Max Weber (1965) affirme que l’identité n’est jamais du point de vue sociologique qu’un état de choses simplement relatif et flottant. Sous l’effet conjugué de Nietzsche, de Freud, de Proust aussi, on est en train à l’époque, de s’habituer à un très grand flou interne et à une impossible unité. Grand admirateur de Zola, H. Mann ne nous montre pourtant pas ici forcément les ravages de l’hérédité génétique tels qu’ils sont traités dans les Rougon-Macquart, encore que l’on puisse évidemment avancer que Diederich a hérité sa mère sa qualité de sujet. Mais, d’une façon générale, H.Mann paraît se placer davantage - mais non de manière déterminée ni consciente, car il avait peu de contact avec Freud - dans une perspective freudienne, appliquée à une étude socio-politique. Le personnage de Diederich, psychorigide, qui se raidit et se cramponne à des valeurs monolithiques, n’en apparaît que plus pitoyable et plus grotesque. Il ne peut échapper au manichéisme de la pensée du soumis : une chose est bonne ou elle ne l’est pas, pas les deux à la fois (Mann 1999 : 475). D’autre part, si cette lecture de la construction du moi est valable, Diederich ne serait pas né sujet, c’est seulement un enfant ‘mou’ qui devient sujet. Et l’argument de Petra Süßenbach (1972 :77) sur l’emploi du prétérit (« était un enfant mou ») 7, indiscutable certes, n’implique de toutes façons pas une fatalité mais une prédisposition. Ce qui est finalement tout aussi inquiétant, car cela nous inclue dans le processus d’élaboration d’assujettissement. Nous nous sentons co-responsables ou tout au moins co-acteurs. Et c’est sans doute là une partie du projet de l’auteur. Pour souligner et renforcer l’aspect pitoyable et grotesque du personnage, H. Mann fait en sorte, lors de l’orage magistral de l’avant-dernière scène, que seule la statue du chef demeure intacte, comme illustration parfaite de l’aveuglement du sujet. Tout s’écroule, l’autorité, même sous la forme la plus artificielle et la plus dérisoire d’un monument, perdure. La dernière scène montre aussi que Diederich ne supporte pas de regarder trop longtemps le, voire la mort dans les yeux : et s’il n’y a pas de mort possible à soi-même, il n’y a pas non plus de renaissance possible. S’il jouit sans aucun doute de voir mourir son vieil ennemi, le libéral de la révolution de 1848, il ne reste pas trop longtemps face à lui. Et si le sujet disparaît (comme c’est le cas d’ailleurs, physiquement, dans la dernière phrase du livre), c’est sûrement pour continuer à hanter le monde sous la forme d’un sujet et non pour renaître sous les traits d’un homme nouveau. Rien à voir avec la réincarnation de Franz Biberkopf par exemple à la fin de Berlin Alexanderplatz, auquel la mort permet de re-naître.

6. L’échec sied au héros 

Un autre sous-titre, ou plutôt un anti-sous-titre, conviendrait sans doute, « L’échec sied au héros », car on peut avoir l’intime conviction qu’aux yeux de H. Mann et du narrateur, la vie de Diederich n’est même pas assez grande pour être un échec. Tout héros se définit par l’échec et en sort grandi soit parce que sa mort lui donne une dimension tragique soit parce qu’il tire des leçons de cet échec. Ici aucune leçon n’est tirée et peut-on même parler d’échec ? En tout cas tout dépend du point de vue que l’on adopte. La vie de Diederich est, en partie du moins, réussie à ses propres yeux : son conformisme lui suffit, bien qu’il s’accorde au fond peu d’égards. Il se demande ce qu’on peut lui trouver et méprise sans doute celui ou celle dont il se sait aimé, tout en s’accordant une certaine valeur, en apparence tout au moins. Ne dit-il pas à Guste par exemple (Mann 1999 : 186) : « Vous avez sans doute remarqué que je n’étais pas si mal que ça » ?8. Dès qu’il est en présence de l’empereur qu’il vénère, il devient littéralement une sorte de Unrat à son tour. Il est aussi minable que le professeur du même nom, aussi vil que son pendant plus récent dans l’histoire de la littérature, Le conformiste de Moravia, prêt à tout pour effacer sur les autres ce qu’il ressent comme indélébile en lui, la faute ou la tache originelle, une sorte de Urschuld. Ce qui devrait être une apothéose dans sa carrière, dans un mouvement de reconnaissance générale de son mérite (l’inauguration du monument dédié à l’empereur), se transforme en fiasco, apocalypse d’opérette, pouvant ou non préfigurer la chute des Hohenzollern (la statue résiste). Rien n’est grand, tout est de l’ordre du théâtre de boulevard, à l’image du théâtre wilhelminien qui ne peut qu’adapter à la mode bourgeoise la volonté de transfiguration d’une œuvre wagnérienne. Le mal court donc, continue sa route : où se terminera l’itinéraire de l’enfant mou ? Faut-il penser : à la fin de la dernière phrase, au pied de la dernière lettre (entwichen) ? Rien ne peut - et personne ne veut - sauver ‘le soldat Heßling’, surtout pas le narrateur, ni l’auteur. Aucune intervention divine, aucune intercession d’anges radieux, le héros, qui n’est pas un héros, s’efface en quelque sorte. Maudit. Diabolisé par le regard de Buck à l’agonie. Mais trop petit pour être vraiment diabolique. Aucune dimension héroïque n’est donc conférée à cet homme sans visage. Qui n’a, au sens premier, pas de figure. L’échec sied au héros, et Mann ne donne aucune chance au sien d’exister en tant que tel.

7. En guise de conclusion

En se limitant au seul personnage principal, on peut mettre en évidence l’appartenance du sujet à un tout impersonnel et institutionnalisé : une sorte d’organisme impitoyable pareil à une machine à broyer de l’humain. La hiérarchie wilhelminienne (qui évidemment parvient à un paroxysme lors du procès) est présente à tous les niveaux de l’édifice de l’ordre (Gebäude der Ordnung). Dans ce tout apparaît le trajet personnalisé de l’opportuniste qu’est Heßling. Bien sûr l’intention de l’auteur est de poser le problème de la véritable citoyenneté, en mettant à jour cette mentalité particulière, cette Untertanenmentalität, que Marcuse analysera et mettra même en relation avec l’enseignement de Luther et de Calvin (Horkheimer 1987 : 140 sq.) et qui aurait prédestiné les Allemands au nazisme, entre autres. Si l’on considère ce roman dans son contexte de création littéraire, on voit qu’il se situe en pleine modernité mais n’adopte pas forcément ni clairement de parti pris esthétique cher aux novateurs de l’époque : on reste dans une écriture aux codes relativement traditionnels. Certes, H. Mann a d’autres atouts pour donner à sa narration l’attrait qu’on lui trouve aujourd’hui encore : un humour, souvent féroce, lui permet de mettre en scène des situations cocasses. Heßling y apparaît sous des traits grotesques et, à travers lui, le personnage, voire la personne, de l’Empereur sont atteints – ce qui est le propre de la satire. On sourit, on rit même fréquemment à la lecture du livre : de l’ignorance de Heßling, de sa vanité, sa vacuité. Et c’est sans doute ce qui est innovant ici : le vide du personnage, qui se situe dans l’ébranlement par l’auteur-narrateur de la permanence identitaire, cet espace où le lecteur peut s’introduire, tout en ayant la possibilité de s’appuyer sur une base dure (la vie concrète et détaillée dans son quotidien) du personnage : Diederich n’a plus la beauté des héros veules de Stendhal, la génétique est mise en quelque sorte en exergue au début du roman (héritage maternel) mais ce n’est pas un héros de Zola, il n’a pas encore le statut de héros étrangers au monde comme certains personnages de Steinbeck ou de l’étranger d’un Camus, par exemple. Mais on voit bien qu’une figure littéraire est née, qui fait le lien entre historicité et, non pas prophétie, mais modernité.

Bibliographie

André, Jacques, Ed. (2000). L’énigme du masochisme, (Petite bibliothèque de psychanalyse), Paris : PUF.

Arnaud, Claude (2006), Qui dit je en nous ? (Pluriel), Paris : Hachette Littérature.

Assoun, Paul-Laurent (2003), Le masochisme (Anthropos ; 16), Paris : Economica.

Brousselle, André (2005) « Masochisme masculin, masochisme féminin à l’adolescence », in : L’esprit du temps, Adolescence ; 1/Tome 23, p.99-108.

Deleuze, Gilles/ Guattari, Félix (1976), Rhizome, Paris: Ed. de Minuit.

Enriquez, Eugène (2007), Clinique du pouvoir, Les figures du maître, Paris : Erès.

Haber, Stéphane (2001) „Pathologies de l’autorité. Quelques aspects de la notion de ‘personnalité autoritaire’ dans l’Ecole de Francfort », in : Cités/2 ; n°6, p.49-66.

Horkheimer, Max, Ed. (1987). Studien über Autorität und Familie (Forschungsberichte aus dem Institut für Sozialforschung; Tome 5), Lüneburg: Dietrich zu Klampen (reprint de l’édition de 1936, Paris)

La Boétie, Etienne (de) (1978) Ed. de 1548, Discours de la servitude volontaire, Paris : Payot.

La Boétie, Etienne (de) (2002), Discours de la servitude volontaire, Paris : Vrin.

Mann, Heinrich (2007), Der Untertan, Francfort/Main : Fischer Verlag.

Mann, Heinrich (1982), Le sujet de l’empereur, Paris: L’arbre double/Les presses d’aujourd’hui.

Mann, Heinrich (1999), Le sujet !, Paris : Grasset.

Mann, Heinrich (2005), „Reichstag“ (1911) in : Macht und Mensch, Francfort/Main : Fischer Verlag, p.26-31.

Moravia, Alberto (1985), Le conformiste, Paris: Garnier Flammarion.

Nacht, Sacha (1965), Le masochisme, Paris: Payot.

Süßenbach, Petra (1972), Formen der Satire in Heinrich Manns Roman „Der Untertan“, Köln: Dissertation.

Weber, Max (1965), Essais sur la théorie de la science, Paris: Plon.

Notes

1 Document électronique consultable à : http://www.chronicart.com/livres/chronique.php. Page consultée le 20 juillet 2008. Retour au texte

2 Document électronique consultable à : http:/livres-et-lectures.net. Page consultée le 20 juillet 2008. Retour au texte

3 Mann: 2005, p.31: "dieser widerwärtig interessante Typus des imperialistischen Untertanen, des Chauvinisten ohne Mitverantwortung, des in der Masse verschwindenden Machtanbeters, des Autoritätsgläubigen wider besseres Wissen und politischen Selbstkasteiers". Retour au texte

4 „Das Bauschema erfüllt eher die Funktion eines Gerüstes ; die Figur dient wie eine vom Erzähler bewegte Marionette zur Veranschaulichung eines bestimmten Wirklichkeitsverhältnisses, das sich als unveränderte feste Größe durch das gesamte Romangeschehen zieht. Die imaginäre Figur wird zum Exponenten, an deren schematisierten Lebenslauf dieses Grundthema exemplifiziert werden kann, so daß weder ein individuelles Schicksalsgefüge noch ein charakterologisches Problem entwickelt wird. Nicht auf die als Individuum völlig uninteressante Figur, sondern stets auf die durch sie hindurch projezierte Geisteshaltung führt das Erzählverfahren zurück“. Retour au texte

5 Document électronique consultable à : http://livres-et-lectures.net/mannh_sujet.htm, consulté le 20 juillet 2008. Retour au texte

6 Mann 2007, 252 : ihre rosigen Fettpolster… Retour au texte

7 Süßenbach, p.77 : „Das Imperfekt als Tempus der abgeschlossenen Vergangenheit reiht einen Vorgang neben den anderen [...] verallgemeindernde Temporal- und Modalbestimmungen unterstreichen Gleichförmigkeit und ständige Wiederkehr des geschilderten Zustands“. Retour au texte

8 Mann 2007: 251 : „Sie haben wohl bemerkt, dass ich doch nicht so ohne bin ?“ Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Richard Parisot, « ‘Itinéraire d’un enfant mou’, ‘Le mal court’ ou ‘L’échec sied au héros’ : étude pour un sous-titre au roman de Heinrich Mann, Der Untertan », Individu & nation [En ligne], vol. 2 | 2009, publié le 26 février 2009 et consulté le 28 mars 2024. DOI : 10.58335/individuetnation.120. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/individuetnation/index.php?id=120

Auteur

Richard Parisot

Maître de conférences Hors classe, EA3224, UFR SLHS, Université de Franche-Comté, Site de Besançon, 30 rue Mégevand, 25000 BESANCON – richardparisot [at]wanadoo.fr

Articles du même auteur