Monsieur le Président Directeur général Diederich Heβling. Le contexte socio-économique du roman Der Untertan de Heinrich Mann

DOI : 10.58335/individuetnation.115

Abstracts

La seconde moitié du XIXème siècle entraîne une transformation radicale de l’Allemagne qui, à côté de l’unification politique, vit de profondes mutations économiques avec leurs retombées sociales. Rattrapant ses concurrents européens, l’Allemagne devient la première puissance du continent. A cette époque se mettent en place les structures de l’Allemagne moderne, mais la rapidité des changements, l’échec de la révolution de 1848 favorisent – même si l’époque est plus diversifiée que ne le montre le roman – l’émergence du « sujet » au détriment du « citoyen », une nouvelle bourgeoisie adoratrice du pouvoir qui remet son sort entre les mains d’élites anachroniques dont elle conforte l’emprise, alliance funeste pour l’avenir du pays.

The second half of the 19th century brings about a radical transformation of Germany which, alongside political unification, experienced profound economic changes and ensuing social consequences. Catching up with its European competitors, Germany becomes the leading power on the continent. At this time the structures of modern Germany are put in place, but the speed of change and the failure of the 1848 revolution help – even if the epoch is more diverse than the novel shows – the emergence of the “subject” to the detriment of the “citizen”, a new bourgeoisie infatuated with power which puts its fate in the hands of an outdated elite whose hold on power it reinforces, an alliance which will be fatal for the future of Germany.

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Introduction

A la fin du roman Der Untertan de Heinrich Mann, nous savons que Diederich Heβling est Président directeur général d’une grande entreprise, Heβling et Gausenfeld, nous savons aussi qu’il est docteur en chimie, ce qu’il ne manque certainement pas de faire figurer sur ses cartes de visite dans cette société wilhelminienne si obsédée par les titres et les honneurs, ainsi que les deux décorations, certes pas très prestigieuses, obtenues pour services rendus à la couronne. Il est donc une personnalité respectée dans sa ville natale de Netzig, réussite dont témoigne aussi son apparence extérieure dont le moindre signe apparent de richesse n’est pas son poids physique, reflet de son poids social.

Quelle est l’origine sociale de Diederich ?

Heinrich Mann n’en dit pas grand-chose sinon que le père de Diederich a commencé lui-même comme ouvrier ou artisan.

Le succès de Diederich auquel répond symboliquement la ruine de la famille Buck est caractéristique de l’évolution socio-économique de l’Allemagne wilhelminienne. Diederich explique lui-même son succès, dans un de ces moments qui dévoilent les vrais motifs des personnages lors de la conversation avec ses sœurs et sa mère qui suit son retour à Netzig : „ Andere wollen ran“ (Mann, 1996, 109), explication tout fait satisfaisante pour justifier sa soif de pouvoir et de réussite sociale mais qui s’explique plus objectivement par la transformation de l’Allemagne au cours du XIXèmesiècle, et notamment dans sa deuxième partie où elle s’affirme sur tous les plans une fois unie par ses victoires militaires sur la France qui endosse pour trois quarts de siècle le rôle d’ennemi héréditaire. Le formidable essor économique des « Gründerjahre » qui correspond au rattrapage économique d’une révolution industrielle d’autant plus forte qu’elle est plus tardive semble initié par la suprématie militaire. Durant cette période, l’Allemagne va dépasser économiquement tous ses voisins européens.

Diederich, à la suite de son père qui a fondé l’entreprise, est à la fois le produit et le bénéficiaire de l’essor économique. C’est un homme nouveau, un « self-made man », typiquement issu non plus d’un lycée classique mais de l’enseignement technique qui se développe à cette époque.

Diederich fait partie de la petite bourgeoisie par ses origines, il incarne une élite nouvelle qui tourne le dos aux traditions de l’ancienne bourgeoisie éclairée. Il est une manifestation des bouleversements sociaux qui s’opèrent à cette époque et dont d’autres bénéficiaires sont les patrons des grands groupes industriels, des banques mais aussi la classe ouvrière. Ces nouveaux groupes à la recherche d’une identité vont à la fois bouleverser les structures établies et s’intégrer dans les modèles existants ce qui va donner au Reich son aspect disparate de modernisme et de tradition, son sentiment de puissance et d’insécurité mêlées, caractéristiques typiques d’un pays grandi trop vite, qui compense son manque d’assurance et expose sa réussite matérielle par une attitude agressive.

On se propose ici d’aborder successivement l’évolution économique et les changements de société qu’ils ont entraînés et dont Diederich comme Guillaume II sont les figures types. Les facteurs de développement économique sont faciles à déterminer et souvent connus, aussi essaiera-t-on, après les avoir brièvement évoqués, d’insister à leur suite sur la conjonction de facteurs différents, d’ordre social, idéologique et culturel qui vont accélérer le processus de modernisation en bouleversant totalement la société en provoquant des tensions dont nous verrons la transposition dans le roman, en indiquant les points manquants et en soulignant certains aspects trop satiriques.

1. Le développement économique de l’Allemagne

Le développement de l’Allemagne dans la seconde moitié du XIXème siècle est ce que l’on pourrait appeler en bon allemand une « success-story » où les retards et insuffisances de l’Allemagne, arriérée au sortir des guerres napoléoniennes et encore insignifiante sur le plan économique vont se transformer en autant de facteurs de croissance et de puissance.

Du fait de ses structures sociales rétrogrades et de son morcèlement étatique, l’Allemagne n’entre que fort tard dans la Révolution industrielle. Le démarrage qui englobe en Angleterre la période 1750-1790, en France la période 1770-1820, ne débute en Allemagne qu’en 1800 et s’étend jusqu’en 1840.

Les facteurs qui expliquent ce relatif sous-développement (entraves à l’artisanat et à l’agriculture) et une population qui continue de croître vont encourager le développement industriel. L’artisanat est dans certains Etats allemands encore bridé par les corporations, l’agriculture par les problèmes de propriété foncière. La production agricole est encore en grande partie entre les mains de la noblesse malgré la suppression de la plupart des droits féodaux durant les réformes entreprises durant l’époque napoléonienne ; si les paysans sont libres, la noblesse conserve la propriété du sol dans une grande partie de l’ Allemagne, en particulier en Prusse. De ce fait, le secteur industriel est le seul où l’esprit d’entreprise peut se manifester, encouragé par la croissance de la population qui rend indispensable un nouvel ordre économique pour ce qui est des revenus et des ressources alimentaires.

En effet l’Allemagne se trouve plus tard que ses voisins dans cette situation de transition entre une société de type agricole et une société de type industrielle où le nombre des enfants reste élevé alors que la mortalité infantile régresse, ce qui lui assure une véritable explosion démographique.

Entre 1800 et 1900, la population croît de 24,5 millions à 67 millions et dépasse la France en 1870 avec 40,8 millions d’habitants1.

Cet élan démographique fait de l’Allemagne un pays jeune, accélère les changements (on constate que les régions les plus peuplées sont les régions industrielles qui bénéficient ainsi à la fois d’une main d’œuvre abondante et d’un marché pour écouler les produits, il sera aussi un argument récurrent d’agressivité extérieure (nourrir toute la population et donner de la terre à un trop-plein supposé de population alors que, même si l’Allemagne n’atteint pas l’autonomie alimentaire, la production agricole augmente de 80% jusqu’à l’aube du XXème siècle grâce aux engrais chimiques.

1. 1. La première phase d’industrialisation

Elle s’étend de 1835 à 1873. C’est une période de prospérité en Allemagne malgré les guerres et des difficultés économiques temporaires. De 1844 à 1848, l’Europe affronte une crise économique due à des mauvaises récoltes qui entraînent une hausse des prix et un recul de la production industrielle ainsi qu’une stagnation de l’accroissement démographique. Les conséquences en sont les soulèvements des tisserands de Silésie en 1844, des émeutes de la faim à Berlin en 1847, le chômage augmente d’autant plus que le manque de capitaux entraîne de nombreuses faillites et une situation budgétaire difficile pour les Etats. Tout cela favorise le déclenchement de la révolution de 1848.

Néanmoins l’Allemagne poursuit son essor économique : alors qu’en 1850, elle se place derrière la France dans tous les domaines de l’économie, elle la dépasse en 1870 et se transforme en pays industrialisé.

L’utilisation de la machine à vapeur, de métiers à tisser automatiques, de filatures industrielles entraîne le passage à la production de masse qui remplace l’artisanat, les grosses entreprises se développent dans les régions riches en matières premières, Ruhr, Westphalie, Saxe, Silésie. La production de charbon est multipliée par 5, passant de 7 millions de tonnes à 34, celles de fonte est multipliée par 7 et l’ensemble de la production industrielle double (Dreyfus 1970, 238). Ceci s’accompagne d’une révolution des transports (chemins de fer, navigation fluviale) ; en 1860, le réseau ferré est le plus dense d’Europe.

Chemins de fer et industries entraînent l’essor de la production sidérurgique et minière. Krupp, Klöckner, Mannesmann dans la Ruhr et Borsig à Berlin exportent dans le monde entier.

De grosses banques se créent pour financer des projets de grande envergure que les entreprises seules ne peuvent plus mener, la Ruhr devient l’une des plus grands régions industrielles d’Europe, la Grande-Bretagne et la France ne sont plus redoutées mais considérées comme des partenaires.

Le fait que tout cela s’accompagne de l’extension du Zollverein, que la majeure partie des grandes régions industrielles se trouvent en Prusse joue bien sûr un rôle dans l’unification qui mène aux fameuses « Gründerjahre » dont le développement est encore stimulé par les cinq milliards de franc-or que la France doit payer au titre des « réparations de guerre ».

C’est l’occasion d’une ascension sociale pour de petits artisans ou simplement de petits bourgeois qui, profitant de circonstances favorables, fondent une petite entreprise. C’est le cas du père de Diederich. Si ce dernier est étudiant à Berlin en 1892 on peut supposer qu’il est né vers 1870, date symbolique s’il en est.

Diederich va être, en toute bonne logique si l’on considère l’histoire des dynasties industrielles, et plus encore leur transposition en littérature (si l’on pense par exemple aux Buddenbrooks de Thomas Mann), après le père fondateur, celui qui va développer la petite entreprise familiale.

1. 2. La consolidation de l’économie allemande

Si l’arrivée de Diederich à Netzig reproduit à quelques années près l’arrivée au pouvoir de Guillaume II, la période 1873-1914 est, après la phase d’industrialisation, celle de la consolidation et de l’extension industrielle ainsi que du développement du capital par les banques. Le pays doit d’ailleurs faire face à une crise mondiale à partir de 1873 avec faillites d’entreprises et dépression économique. Dans cette seconde phase industrielle, l’Allemagne devient la deuxième puissance économique mondiale, doublant la Grande-Bretagne en 1913.

Cet essor industriel est toujours soutenu par cette croissance démographique forte évoquée plus haut qui ne se ralentira que dans les années qui précèdent immédiatement la guerre. On notera d’ailleurs qu’entre l’année de leur mariage (1893) et l’inauguration du monument (1897), Diederich et Guste ont trois enfants donc un par an. Que le fort mouvement d’émigration se tasse (entre 1830 et 1870, plus de 2,5 millions d’Allemands ont quitté leur patrie ; en 1914, ils ne sont plus que 14 000 après la pointe de 1854 où 290 000 avaient quitté le pays)2 n’est pas un hasard, cela reflète l’amélioration des conditions de vie et la prospérité générale, l’Allemagne devient même un pays d’immigration (attirant notamment de la main-d’œuvre polonaise). L’exode rural continue : en 1887, 42 % de la main-d’œuvre sont employés dans l’agriculture contre 35 % dans l’industrie, ce rapport est de 33 à 41 en 1910. Tandis qu’en 1870 36 % des Allemands vivent en ville, ils sont 50 % en 1885 (proportion qui ne sera atteinte en France qu’en 1931), les deux tiers en 1914 (Dreyfus, 1970, 265). Berlin et Hambourg dépassent le million d’habitants, Leipzig, Cologne, Francfort et Munich comptent plus de 500 000 habitants, 45 villes ont plus de 100 000 habitants. Ce sont des bassins d’emploi importants avec une main-d’œuvre peu combative qui offre également des débouchés à l’industrie, ils sont concentrés bien sûr dans les régions industrielles où se trouvent les matières premières, en premier lieu le charbon. La Ruhr regroupe ainsi sept millions d’habitants

Dans cette phase de consolidation, les grandes banques jouent un grand rôle pour pallier le manque de capital des entreprises. Les quatre principales (Deutsche Bank, Dresdner Bank, Diskontogesellschaft, Darmstädter) représentent à elles seules la moitié du capital bancaire et permettent aux entreprises de renouveler leur parc de machines et de rationnaliser la production. Les banques achètent des actions et l’on assiste à une imbrication du capital industriel et bancaire.

Les sociétés par actions favorisent la concentration.

Les entreprises soutiennent le progrès technique et scientifique en coopérant avec les universités techniques, ainsi Krupp avec l’université d’Aix la Chapelle, Siemens avec celle de Berlin, BASF avec celle de Karlsruhe. Un nouveau type social apparaît : celui de l’ingénieur.

La production ne cesse d’augmenter et ses succès provoquent la fierté des Allemands au fur et à mesure que leur pays engrange des records et laisse derrière lui ses concurrents.

La production de charbon passe de 26 millions de tonnes en 1870 à 153 en 1910, celle d’acier de 170 000 tonnes à 15 millions, dépassant les 13 millions de la Grande-Bretagne.

L’Allemagne - là aussi une conséquence du démarrage tardif - occupe la première place dans les industries de pointe comme l’électricité avec Siemens et A.E.G. et la chimie avec BASF et Bayer. Les participations et la concentration verticale (cartels) ou horizontale (konzerns) renforcent la puissance de l’industrie allemande qui investit également à l’étranger.

Si cette réussite industrielle entraîne une certaine prospérité en Allemagne, les débouchés intérieurs restent limités à une époque où l’économie n’est pas orientée vers la consommation. Aussi, l’Allemagne est-elle obligée d’exporter une grande part de sa production et d’assurer son approvisionnement en matières premières ce qui développe l’impérialisme allemand.

L’Allemagne exporte en Europe centrale et orientale, sa sphère d’influence traditionnelle, et de plus en plus, devant le peu d’intérêt de ses colonies, vers l’empire ottoman où elle investit énormément, se heurtant aux intérêts anglais au Proche-Orient turc.

La flotte de commerce allemande devient la troisième du monde derrière les USA et la GB avec 5 millions de tonneaux.

Les investissements à l’étranger se montent en 1914 à 30 milliards de marks et le commerce extérieur se place à la deuxième place mondiale avec 27 millions derrière la Grande-Bretagne. Entre 1872 et 1913, le volume du commerce extérieur est multiplié par quatre, l’empire exporte 30 % de sa production (Dreyfus, 1970, 267). A la différence de certains milieux industriels, les milieux d’affaires n’ont aucun intérêt à la guerre.

2. La société allemande : persistances et changements

C’est dans ce contexte que naît Diederich et qu’il entreprend son ascension économique et sociale, un contexte aux multiples facettes avec une réussite économique tangible que l’on vient d’esquisser mais avec des facteurs politiques et sociaux disparates et souvent contradictoires qui résultent autant de l’évolution politique (en premier lieu l’échec de la bourgeoisie libérale en 1848 et de l’unification par le haut) que d’une évolution trop rapide qui vient se greffer sur des structures sociales conservatrices dépassées mais consolidées par les événements politiques. De ce fait, sous une apparente façade de force impressionnante, appuyée sur la seconde économie mondiale édifiée en quelques décennies et la première puissance militaire du continent, se dissimulent des tensions inquiétantes, une société où le nouveau côtoie l’ancien et pire encore s’allie avec lui, où les valeurs morales traditionnelles s’effritent autant du fait de l’échec des idées démocratiques que d’une sorte d’objectivité relativiste moderne (« moralfreie Zeit », dit Wolfgang) qui laissent mal augurer de l’avenir. De plus, on peut se demander si l’unité politique elle-même est solide, question que pose le vieux Buck lors de la visite que lui fait Diederich :

„Denn wir müssten, um unsere Einigkeit zu beweisen, einen eigenen Willen folgen können ; und können wir’s? Ihr wähnt euch einig, weil sich die Pest der Knechtschaft verallgemeinert.“ (Mann, 1996, 118)

Tous ces déséquilibres se cachent derrière des apparences rassurantes : lorsque l’on regarde des photographies de cette époque, les bourgeois bedonnants que l’on voit par exemple dans les associations d’anciens combattants ressemblent beaucoup, la forme de la moustache mise à part, à nos arrière-grands-parents de la IIIème république. Ils correspondent bien à cette volonté de représenter quelque chose – aussi sur le plan extérieur – qui est celle de Diederich et leur stabilité ventripotente donne une impression de solidité terre à terre, mais il leur manque en fait la solidité de leurs homologues français qui provient autant d’une longue tradition démocratique, plus largement partagée – malgré des tensions sociales importantes – par l’ensemble de la population, que d’une évolution sociale et économique moins rapide et donc plus facilement assumée.

Si l’on revient au père de Diederich et que l’on fasse abstraction du fait qu’il symbolise Guillaume 1er, on éprouve quelque difficulté à le situer socialement. Nous savons que c’est un père sévère qui inspire le respect et même la terreur à son fils et à sa femme. Lui-même serait certainement le premier surpris de cet état de chose. Ancien sous-officier, on peut supposer que sa vision du monde est simple : qui se comporte correctement n’a rien à redouter, ses enfants – ou plutôt le seul qui compte, le fils, l’héritier – doivent être élevés à la dure comme il l’a lui-même été, à la baguette et les châtiments corporels sont un moyen d’éducation nullement remis en question. Lorsqu’il découvre que Diederich vole et ment, son monde s’écroule : „Mein Sohn hat gestohlen,.. Du betrügst und stiehlst. Du brauchst nur noch einen Menschen totzuschlagen“ (Mann, 1996, 10). Socialement, l’écart qui le sépare de ses ouvriers est minime „Er kannte sie, er hatte selbst gearbeitet. Er war Büttenschöpfer gewesen.“ Sans l’essor économique qui le porte („Nach dem letzten Krieg, als jeder Geld fand, hatte er eine Papiermaschine gekauft“), il ne serait qu’un simple artisan et il n’a pas de grande ambition matérielle, il doit être satisfait du statut atteint et travailler consciencieusement selon des méthodes et un rythme traditionnels. Il aurait les mêmes difficultés à suivre les machinations de son fils que le pauvre Sötbier, horrifié de l’amateurisme et de la fuite en avant de Diederich lors de l’acquisition de sa machine à papier qu’il est incapable de payer ou ses coups de poker pour mettre la main sur Gausenfeld. Notons au passage que ce comportement s’accorde davantage à la politique de Guillaume II qu’aux usages économiques des chefs d’entreprise allemands.

Le père administre aussi strictement l’argent de la famille, ses loisirs sont certainement modestes, on peut penser à un verre de bière avec ses anciens camarades de régiment ou des collègues du genre de Göppel, avec le même horizon que le sien. La seule action qui sorte du cadre établi consiste à faire faire des études à Diederich, donc à le faire monter d’un cran dans l’ordre social en le faisant entrer dans la classe bourgeoise.

De ce fait, celui-ci, comme ses sœurs à leur niveau, doit trouver sa place aussi sur le plan social. Il n’a pas la situation de départ privilégiée de son adversaire et double Wolfgang Buck qui est né dans la bourgeoisie libérale établie, héritière de traditions éclairées et s’est battue contre les structures conservatrices de la société ancienne. Diederich doit se créer des valeurs, typique en cela de toute une nouvelle couche bourgeoise. Certes, vu son éducation dans le roman, on devine rapidement comment il va évoluer, mais il est révélateur qu’il rende visite au vieux Buck lors de son retour à Netzig. Même s’il s’agit d’une visite d’introduction parmi d’autres où Diederich va présenter ses respects à tous les gens qui comptent à Netzig, on peut constater, même s’il a des visées très personnelles quant au soutien à glaner de ci de là, qu’il est touché par le rôle du vieux Buck. Rien ne l’empêcherait a priori de basculer de son côté. Or il va choisir l’autre camp qui est celui du pouvoir mais aussi, socialement celui de la noblesse et d’une nouvelle bourgeoisie économique dont il est le représentant et qui va adopter de nouvelles valeurs, loin des idéaux démocratiques et libéraux de la bourgeoisie traditionnelle dont il va, symboliquement prendre la place dans la ville. Ce choix n’est pas illogique, le prestige des anciennes élites a été redoré par la victoire militaire sur la France en 1870 tandis que l’échec de la révolution de 1848 a miné celui de la bourgeoisie libérale.

Il paraît aller de soi que la nouvelle bourgeoise économique, sans intérêt particulier pour la politique puisqu’elle considère que le grand homme au pouvoir s’en charge à sa place avec succès, sans repères propres, se range du côté du pouvoir qui se charge de la préserver des revendications sociales d’un prolétariat qui se développe conjointement à elle, dont la puissance potentielle l’effraie et dont socialement elle a toujours cherché à se démarquer.

3. Quelles sont les classes sociales ?

La noblesse prussienne (et en fait c’est principalement d’elle qu’il s’agit, car elle a conservé beaucoup plus d’influence que la noblesse dans les autres régions d’Allemagne) a eu la chance de ne pas connaître la révolution qu’a subie la noblesse française, elle a eu l’intelligence de s’adapter pragmatiquement lorsque les réformes ont été le seul moyen de garantir sa survie et celle de l’Etat prussien face à Napoléon, elle a su récupérer la victoire lors des guerres de Libération à son profit, minimisant l’importance du soulèvement populaire et restreignant durant la Restauration les concessions faites à la bourgeoisie sur le plan militaire (réduction du nombre des officiers non-nobles, importance de la Landwehr comme milice populaire), si bien qu’elle apparaît à la fois comme totalement anachronique et indispensable, ayant su conserver ses chasses gardées que sont l’armée et l’administration.

De plus, elle a réussi en Prusse à garder ses propriétés foncières ; 3500 junkers ostelbiens possèdent à eux seuls autant que trois millions de petits paysans, pour la plupart ils n’ont plus leur place dans une société moderne, mais leur poids politique reste considérable en Prusse où le vote par classes au landtag conforte encore leur importance.

La profession d’officier demeure le rêve de tout jeune homme, même si une deuxième figure emblématique, celle de l’ingénieur, commence à lui faire un peu de concurrence, et en tout cas elle représente le nec plus ultra sur l’échelle sociale, avec même un classement par arme et ordre des régiments comme le montre l’exemple du cousin de Wiebel (l’arme noble de la cavalerie et la garde arrivent en tête). La noblesse, 500 000 individus environ est le soutien du régime.
La bourgeoisie est la classe qui monte, du moins sous sa forme de nouvelle bourgeoisie économique, c’est elle qui profite le plus de la prospérité, son revenu double entre 1873 et 1914. Elle représente environ un tiers de la population, moins si l’on en retire la petite bourgeoisie composée d’artisans et de paysans menacés de prolétarisation : on pensera ici au déclin de l’entreprise du père d’Agnès).

La bourgeoisie a un double visage : conservatrice si l’on excepte une frange intellectuelle souvent rongée par le doute ou marginalisée dont le représentant est Wolfgang. Ce conservatisme est l’héritage d’une longue subordination à l’autorité, il est conforté par la conception hégélienne de l’Etat comme forme supérieure de la vie en communauté et justifiée par la réalisation de l’unité par en haut. L’Etat (le pouvoir) a la prééminence absolue sur l’individu. Cette bourgeoisie est plus nationale que libérale mais elle considère aussi que l’Etat, les Eglises et le patronat ont une responsabilité sociale et doivent se préoccuper de la situation des classes laborieuses.

Socialement, son attitude est paternaliste ce dont Diederich nous donne un exemple lors de sa « prise de pouvoir » dans l’entreprise paternelle, mais sous une forme beaucoup moins agressive. C’est le fruit d’une réflexion logique qui consiste à accorder des avantages matériels aux ouvriers pour désamorcer les conflits sociaux et les éloigner de la social-démocratie. L’exemple le plus célèbre est celui de l’empire Krupp (70 000 salariés en 1913) qui fonde de véritables villes en accordant des logements à ses ouvriers et en favorisant leur formation.

Le prolétariat (paysan et ouvrier) représente 70 % de la population dont la situation matérielle s’améliore tout au long de la période (les conditions de travail décrites dans l’entreprise de Diederich correspondent davantage au capitalisme sauvage du début de l’industrialisation). Si les salaires sont inférieurs à ceux payés en France, les ouvriers connaissent moins le chômage que leurs homologues anglais. Les lois sociales prises par Bismarck dans le même temps que le combat contre la social-démocratie (interdite en 1878 à la suite de deux attentats contre l’empereur sans rapport avec elle), juin 1883 assurance maladie, 1884 assurance accident, 1889 assurance retraite et invalidité (Flonneau 2003, 34), n’empêchent pas celle-ci de gagner des voix à chaque élection mais elle est beaucoup moins combative que dans les autres pays européens (révisionnisme d’Eduard Bernstein s’impose au congrès de Stuttgart en 1898).

4. La société dans le roman

L’image de la société à Netzig met bien en évidence l’importance de la noblesse avec un Wulckow tyrannique dont les traits évoquent Bismarck, à la tête de l’administration (Regierungspräsident, il est une sorte de préfet). Sans cesse est soulignée l’importance sociale, le prestige de l’officier noble (von Brietzen, von Tauern-Bärenheim, le cousin de Wiebel) et le poids politique de l’armée: „Dies sind die Herren, auf die ich mich verlassen kann“, cite le commandant Kunze (Mann 1996, 150-151) „Die einzige Säule ist das Heer“ (Mann 1996, 319), „Ein Leutnant und zehn Mann, um die Schwatzbude (le Reichstag) zu schliessen“

On assiste à un double phénomène d’imitation de la noblesse par la bourgeoisie et de militarisation de la société.

La bourgeoisie adopte les valeurs de la noblesse en singeant son comportement, ce qui dans le roman ne réussit jamais parfaitement à Diederich et ne le rend que plus ridicule, on le voit sans cesse paralysé par le respect face à Wiebel, au lieutenant avec lequel il est prêt à se battre en duel et bien sûr Wulckow (avec ce verbe « wedeln » qui évoque le chien remuant la queue devant son maître).

Le jeune bourgeois se voit offrir la possibilité de devenir officier de réserve en accomplissant son service comme « Einjähriger » (on pensera à l’échec piteux de Diederich à l’armée, à son incapacité à répondre par l’affirmative à la fameuse question : „Haben Sie gedient ?“ et à l’impossibilité pour lui de se montrer en uniforme lors de l’inauguration du monument, ce que peuvent faire la plupart des notables de la ville, Wulckow en tête).

Les corporations d’étudiants adoptent le ton et les valeurs de la noblesse : uniforme dans les grandes occasions, duel, conception de l’honneur).

L’honneur est une valeur à laquelle on se réfère constamment dans le roman, mais le mot ne veut pas dire grand-chose. Il y a plusieurs formes d’honneur dans le roman qui en fait dictent des comportements qui n’ont rien à voir avec la morale. L’honneur n’impose pas à Diederich d’épouser Agnès ou à von Brietzen d’épouser Emmi (femmes qui par amour ou calcul ont perdu leur honneur), par contre il permet d’en éviter les conséquences en s’y référant pour fuir leur responsabilité ou éventuellement en réglant le problème par les armes. Un exemple qui montre l’importance accordée au duel est la mort d’un des fondateurs du mouvement socialiste, Ferdinand Lassalle dans un duel en 1864. L’honneur est un facteur de morcèlement de la société car il ne vaut qu’à l’intérieur du groupe social : l’honneur d’un noble n’est pas engagé envers un bourgeois, de même que celui de Diederich ne vaut pas pour ses ouvriers, ce qui permet de justifier les actes les plus indignes en se référant à son honneur. Un ouvrier ne peut avoir d’honneur, il ne peut même pas savoir ce que c’est, donc on peut le traiter en conséquence.

Par contre, un noble ne déroge pas en épousant une bourgeoise, même si les préjugés sont vifs, ce qui a permis à de nombreux nobles de redorer leur blason, notamment à la fin du XVIIIème siècle durant les Lumières où beaucoup de jeunes nobles ont profiter de l’ouverture de la société pour épouser notamment des jeunes filles juives fortunées ce qui peut être la base de l’affirmation de Lauer selon laquelle beaucoup de familles princières seraient « enjuivées » (« verjudet », Mann 1996, 147).

Et finalement, les souverains ont la possibilité d’offrir aux bourgeois méritants l’honneur suprême de l’anoblissement (Krupp von Bohlen und Halbach et en littérature l’écrivain Aschenbach de La mort à Venise de Thomas Mann).

Cette imitation de la noblesse conduit à une militarisation et brutalisation des rapports entre les gens et surtout de la langue. On la retrouve dans toutes les discussions : l’adversaire devient tout de suite un ennemi qu’il faut anéantir (« zerschmettern »), tolérance et respect sont considérés comme des faiblesses, c’est tout de suite une attitude du tout ou rien qui exclut tout compromis raisonnable.

Le comportement et le ton sont « forsch, schneidig », adjectifs qui reviennent constamment tandis que parallèlement le contenu du langage s’appauvrit. Diederich est incapable de raisonner, d’expliquer, ses discours sont un amas de citations de l’empereur mises bout à bout qui masquent mal le vide intellectuel. D’où le malaise éprouvé envers Wolfgang qui non seulement défend ces valeurs typiquement bourgeoises de tolérance et respect et surtout sait parler comme le montrent toutes les conversations entre les deux où Diederich ne peut qu’être perdant. Mais qu’importe s’il a le pouvoir.

Cette attitude d’imitation de la noblesse est générale. C’est ce que font tous les personnages et, dans la famille de Diederich, Emmi qui fréquente le salon de Mme von Wulckow, prend des leçons d’équitation et aspire au mariage avec un officier noble. L’attitude des nobles est celle du mépris, que ce soit Wulckow lorsqu’il reçoit Diederich qui dans un de ces rares accès de révolte, - vite apaisé -, se compare, docteur, directeur d’usine, avec bon nombre d’ouvriers sous ses ordres à ce « faquin « de noble qui n’a eu qu’à naître pour jouir de tous ses privilèges.

ou celle de sa femme – qui ne se rend même pas compte de ce que cela a d’insultant – qui fait se reconnaître les nobles à la façon de manier les couverts ce que les bourgeoises parvenues, jouées par Emmi et Magda, sont incapables de faire correctement.

Les conséquences de cette rigidité des comportements, cette brutalisation de la langue, ce mépris des plus faibles, de cette fausse dramatisation d’une époque en réalité paisible : „Diese harte Zeit“ (Mann 1996, 100) sont des victimes réelles : l’ouvrier tué par la sentinelle, les jeunes filles séduites et abandonnées, la ruine du vieux Buck, le seul personnage vraiment humain parmi la ménagerie (au sens propre puisque les personnages sont sans cesse comparés à des animaux) d’Heinrich Mann. De même l’hystérie sans cesse rappelée de la victoire de Sedan et l’agressivité verbale envers l’étranger qui compense la soumission à l’intérieur (on peut noter que le nombre d’Allemands membres des associations d’anciens combattants est aussi important que celui des membres du SPD) réduisent les réticences envers une solution militaire („Wenn die Katastrophe, der sie auszuweichen denken, vorüber sein wird“…, prophétise Buck père à son fils, Mann 1996, 456).

Ce monde artificiel de l’apparence : „Formen sind kein leerer Wahn“ , déclare Wiebel (Mann 1996, 35) masque l’absence de racines, le vide intérieur qui autant que l’amour sadomasochiste de Diederich pour le pouvoir, garantit l’incapacité à devenir un être autonome. Lorsque Wolfgang se qualifie ainsi que Diederich de „Vertreter der moralfreien Epoche“ (Mann ­1996, 317), il entend par là que la morale de Diederich à laquelle lui et ses congénères se réfèrent constamment, est non seulement un conformisme étriqué et insensible mais que ces préceptes moraux ne sont rien d’autre, comme les idées politiques, sociales ou chrétiennes, que des grands mots derrière lequel il n’y a rien et symboliquement Mann les place dans la bouche de son triste héros pour en recouvrir les pires infamies au moment de les commettre.

Quant à Wolfgang lui-même, il est dans le roman tout ce que Diederich n’est pas, mais il est également son double, Diederich éprouve pour lui – surtout lorsqu’il est brisé à la fin – une certaine sympathie. Dans sa bouche, « moralfreie Epoche » signifie l’abdication de cette morale humaniste et généreuse qui est celle de son père et se traduit chez lui par un esthétisme décadent, un jeu de rôles sans cesse renouvelé dans la conviction que l’individu n’a plus vraiment de prise sur les événements – attitude qu’il croit d’ailleurs reconnaître chez l’empereur. Il atteint le summum de cette attitude lorsque Diederich lui rapporte des bruits qu’il a lui-même contribué à répandre selon lesquels Wolfgang et Guste seraient demi-frère et sœur ; au lieu de s’indigner, Wolfgang évoque cela comme une nouvelle possibilité de choquer la bonne société de Netzig. Une seule fois, il se bat pour ses idées de tolérance et de respect lors du procès de Lauer et finit par rejoindre le théâtre où, selon ses propres termes, on est plus honnête. Wolfgang est le type réel et littéraire de l’artiste désabusé et résigné qui goûte l’immoralisme raffiné des héros des premiers romans de Heinrich Mann mais auquel manque également cette énergie vitale que le Tonio Kröger de Thomas Mann envie tant à ses concitoyens. Il est l’artiste raffiné et sans force de la fin de siècle où l’on voit réapparaître des mouvements artistiques du passé, néoclassicisme ou néoromantisme, intellectuel qui a perdu son magistère moral et social dans une société matérialiste et scientifique dans laquelle certains écrivains comme Stefan George déplorent la massification de l’homme et sa subordination à la machine.

Quant aux conceptions artistiques de Diederich, elles sont à la fois conformes aux conceptions matérialistes de la nouvelle bourgeoisie et au culte des apparences. D’une part, Diederich méprise l’héritage culturel (on se souvient qu’il vend son Schiller, déclare n’aller que dans les concerts où l’on boit de la bière, affirme que la vitrine d’un charcutier est pour lui la plus belle œuvre d’art) et d’autre part, il adhère au goût pompier de l’imitation du Moyen-âge (les boiseries de la Stammtisch à la fin du roman) et de l’art comme représentation à l’exemple de l’empereur : „Das Theater ist auch eine meiner Waffen“ (Mann 1996, 354).

Ce vide abyssal dans tous les domaines de la pensée est parfois difficile à supporter et conduit à des velléités de prise de conscience vite dissipées car impossibles à assumer.

Elle correspond dans la réalité à cette crise de la civilisation et à un certain pessimisme ambiant dont une des expressions est l’essai de Julius Langbehn, Rembrandt als Erzieher paru en 1890 et loué par l’empereur. Langbehn constate le déclin de la vie intellectuelle : « Les rois s’en vont ». Il n’y aurait plus de génie dans les arts qui ne seraient plus qu’une répétition sans sève des époques précédentes, tout cela joint au nivellement provoqué par l’esprit démocratique et un mode de pensée scientifique qui n’est pas créateur.

La crise de la culture résulterait d’une décadence générale engendrée par le « démocratisme », l’industrialisme et le capitalisme financier. Ces idées sont le fruit de penseurs bourgeois mais résolument antibourgeoises, anticapitalistes, réactionnaires, opposés à l’émancipation des juifs (on pensera aux propos quasi antisémites des amis de Cohn), au socialisme et à une civilisation de la machine.

Ces théories pessimistes sur la décadence de l’époque se doublent des théories racistes de Gobineau avec son Essai sur l’inégalité de races humaines de 1857, traduit en 1889, de Paul de Lagarde (Ecrits allemands, 1878) pour lequel Allemagne doit dépasser ses frontières, coloniser l’Europe centrale et ériger le protestantisme selon Luther en religion nationale allemande, de Houston Stewart Chamberlain (Fondements du XIXème siècle). On trouve l’écho de ces théories dans l’opposition entre Napoléon Fischer et Diederich qui correspond tout à fait à la révolte des races inférieures aux cheveux noirs contre l’élite dominante supérieure aux cheveux blonds et aux yeux bleus que dénonce Gobineau. Se répand aussi le social darwinisme selon lequel les races supérieures doivent s’imposer aux races inférieures condamnées à disparaître.

5. Les autres aspects de la société allemande

Par toutes ces facettes, le roman reflète effectivement la réalité socio-économique de l’époque, mais l’on peut se demander si d’autres facettes ne pourraient aussi avoir leur place dans ce tableau peu engageant et si la volonté de critiquer Guillaume II à travers son sujet, n’est pas parfois réductrice.

Le pessimisme dominant (tous les représentants des différents groupes : Diederich, Wulckow, Fischer sont des individus peu recommandables et caricaturaux tandis que Wolfgang qui représente les valeurs humanistes est un décadent sans énergie) peut être remis en question. Le fait également que le roman ait pu paraître en roman feuilleton jusqu’au début de la guerre sans que Heinrich Mann ait lui aussi à affronter un procès pour Majestätsbeleidigung peut amener à préciser ou nuancer certains points et à considérer d’autres aspects de la réalité de l’époque.

Il serait faux de considérer par exemple que la bourgeoisie est totalement sous la coupe de la noblesse dont elle espère la protection contre une révolution de plus en plus improbable. La noblesse n’est pas intéressée par la concurrence économique avec les pays voisins, l’impérialisme et les colonies et surtout la fameuse « Weltpolitik » de Guillaume II. Elle veut préserver sa position dans l’armée et ses prérogatives politiques ce qu’elle parviendra du reste à faire au prix d’importantes compromissions jusqu’en 1945. La flotte de guerre notamment la laisse complètement indifférente, c’est le joujou de l’empereur et de la nouvelle bourgeoisie allemande. Le Flottenverein fondé en 1899 (après le lancement du programme de construction navale en 1898 avec Tirpitz) finira par compter un million de membres et les officiers de la nouvelle marine seront dans leur immense majorité d’origine bourgeoise. Le nouveau monde bourgeois a trouvé là un domaine où il peut se démarquer de la noblesse et extérioriser vers l’extérieur l’agressivité refoulée face au pouvoir traditionnel. Lorsque Diederich mentionne la place au soleil et l’avenir de l’Allemagne qui serait effectivement sur l’eau dans le discours lors de l’inauguration du monument, il évoque une idéologie allemande qui est celle de l’empereur et non l’idéologie prussienne traditionnelle.

D’autres associations comme le Kolonialverein (1887) et le Alldeutscher Verein (Ligue pangermaniste 1891) sont créées par la bourgeoisie et les pangermanistes vont jusqu’à critiquer la mollesse de l’empereur.

Quant à la social-démocratie que Mann accuse à travers Fischer de trahir la classe ouvrière, elle a pris la mesure des transformations de l’Allemagne et constaté que le capitalisme, loin de mourir de ses contradictions, surmonte les crises, tandis que le niveau de vie des ouvriers augmente ce qui contredit les thèses de Marx sur la paupérisation du prolétariat. La résistance des petites entreprises et l’augmentation du nombre des actionnaires parlent également contre le processus de concentration dans les mains de quelques grands capitalistes. Aussi, la social-démocratie renonce-t-elle à la révolution, le fameux « Umsturz », puisqu’elle estime que les masses travailleuses peuvent avoir leur place dans la société, qu’il est possible d’améliorer leur sort dans le système en suivant les voies légales vers une plus grande démocratisation. Et de fait le SPD se transforme en parti comme les autres et gagne des voix à chaque élection (à celle de 1893 évoquée dans le roman, les socialistes passent de 35 à 44 sièges) et finissent par en obtenir 110 en 1912 sur 397 (Dreyfus 1970, 472-473) devenant le plus fort groupe au Reichstag. Ils sont prêts à assumer le pouvoir en 1918.

Certains points sont plus complexes et plus nuancés que ce que nous présente le roman. L’époque a beaucoup plus de facettes et elle est beaucoup plus compliquée qu’elle n’apparaît dans le roman, dans la mesure où les points évoqués sont souvent ambigus.

Cette ambiguïté est bien rendue par la capitale de l’empire : Berlin. On pense toujours au Berlin des années vingt, métropole culturelle de l’Europe, capitale de toutes les nouvelles orientations artistiques : expressionnisme, dadaïsme, haut-lieu du cinéma allemand, ville cosmopolite où se répand le jazz, ville des cabarets sur fond de luttes politiques, de pauvreté, d’inflation et de chômage. Une ville moderne et ouverte sur le monde qui n’est plus le siège du militarisme prussien. Mais cette vie trépidante, ces contrastes caractérisent déjà la capitale entre 1871 et 1914. Berlin montre clairement les contrastes, les succès et les tensions de l’empire, c’est la capitale de la Prusse mais aussi la plus grande ville sociale-démocrate, elle est les mille visages contradictoires de la nouvelle Allemagne. En 1865, elle compte 650 000 habitants et atteint les deux millions en 1910, les quatre millions seront atteints dans le Grand-Berlin de 1920. Berlin frappe par sa vitalité et sa nouveauté, la ville est un chantier permanent, le symbole du changement qui s’empare de l’Allemagne et évoque davantage, avec ses quartiers périphériques qui poussent comme des champignons, les villes de la ruée vers l’or ou vers le pétrole que l’on trouve en Amérique. Walter Rathenau, un des grands entrepreneurs de l’époque, président d’A.E.G., l’appelle « Chicago sur Spree ». Berlin donne l’impression d’une ville neuve, saine, robuste qui absorbe sans effort tous les arrivants, hommes d’affaires et intellectuels venus de tous les coins d’Allemagne dans cette métropole en continuel développement, dont la moitié des habitants est originaire des territoires situés à l’est de Berlin venus y chercher du travail. Mais cette ville est aussi mal dégrossie, fait un peu nouveau riche, aspect souligné par les transformations techniques. L’économiste Moritz Julius Bonn la décrit ainsi :

Tout semblait neuf et incroyablement propre ; les rues étaient larges, les maisons massives. A cette époque friande de meubles capitonnés et de tentures, on trouvait aussi beaucoup de clinquant qui ne pouvait tromper un œil un peu exercé (…) (Berlin) n’était pas sans rappeler une de ces villes pétrolifères de l’Ouest américain qui, fière de sa réussite, tient à étaler sa richesse. 3

Le second empire est une période de contrastes en plein devenir où se conjuguent des tendances opposées. Qu’elles aient dû mener inévitablement à une catastrophe est un point qui n’a pas fini d’alimenter les querelles d’historiens.

Il y a certes une attitude nouveau riche dont un aspect est aussi la croyance au progrès, l’optimisme qui contredit l’idéologie conservatrice évoquée plus haut, et qui proclame que la science et la technique finiront par résoudre tous les problèmes d’une humanité en marche vers un avenir radieux. Les nouveaux héros sont le scientifique et l’ingénieur, lequel, issu de l’enseignement moderne, a reçu une formation pratique et côtoie journellement les ouvriers dans les usines.

Il y a une ivresse de la nouveauté, de la conquête scientifique, de l’admiration pour les machines toujours plus performantes qui fait pièce au pessimisme d’une ère mécanique asservissant l’homme.

L’Allemagne est fière d’exporter la qualité de son travail dans le monde entier.

Diederich n’est certainement pas typique de la majorité des chefs d’entreprises, de même que le choix d’une petite ville n’est pas judicieux sur le plan économique. Car les mérites de Diederich comme chef d’entreprise sont contestables. Certes, il triomphe de ses concurrents, mais uniquement par ses sombres machinations et plusieurs fois en risquant le tout pour le tout, en misant tout sur une seule carte ce que l’on peut difficilement recommander – même en considérant la crise des banques actuellement ! Diederich est ce que l’Allemand appelle « ein Hasardeur », ce qui convient plutôt aux idées politiques ou aux discours de son idole, l’empereur qu’à la solidité de ses collègues entrepreneurs.

Si l’époque est « moralfrei » comme l’affirme Wolfgang ou « moralinfrei » pour reprendre le terme de Nietzsche, on voit aussi surgir à côté de ces valeurs morales une espèce de pragmatisme dont la religion est l’efficacité, le progrès, l’amélioration des conditions de vie et de la race humaine sans considérations idéologiques ou religieuses. Ce pragmatisme chez les chefs d’entreprise consiste à faire la paix avec les ouvriers pour gagner davantage, à soigner en quelque sorte le matériel humain pour qu’il ne pose pas de problème (c’est ainsi par exemple que le militarisme prussien tant décrié soignera mieux ses blessés dans le conflit mondial que la IIIème république revendiquant les idéaux de 1789).

Prise objectivement, une telle attitude se traduit par des avancées sociales et matérielles.

Sur le plan artistique se développent aussi des tendances nouvelles comme l’impressionnisme et la première génération expressionniste dont on ne peut pas dire qu’il s’agit d’un mouvement d’épigones sans vigueur. Dans le même temps naît aussi spontanément ce mouvement de jeunes qu’est le Wandervogel qui regimbe contre la société figée et jugée hypocrite des notables. On pourrait cependant objecter à cet argument qu’expressionnistes et Wandervogel ont accueilli la guerre comme une sorte de libération.

Mais cela est en fait secondaire. Il est plus important de voir que l’époque est en mutation, qu’elle est caractérisée par une opposition entre l’ancien et le nouveau dont il n’est pas sûr qu’elle devait déboucher sur une guerre. L’ivresse de la réussite compense un certain scepticisme intellectuel, à côté de l’éducation autoritaire se développent des modèles éducatifs nouveaux, à côté de la femme soumise à son mari et n’existant que par lui, la physicienne Lise Meitner entre au Max-Planck-Institut et cette Allemagne de Guillaume II est aussi celle d’Einstein. Nombreux sont les traits de l’époque qui sont à double sens, beaucoup de choses sont en gestation qui s’épanouiront sous la république de Weimar. C’est aussi à cette époque que naissent certains traits de l’Allemagne moderne : la prospérité partagée et la fameuse culture du consensus.

Conclusion

Voici donc l’arrière-plan socio-économique du roman qui est bien plus complexe et plus nuancé que la société que nous présente Heinrich Mann. Mais cela s’explique par son intention de dénoncer un type précis, le nouveau petit bourgeois allemand dont on n’ira pas contester que Heinrich Mann le met magistralement en scène avec une ironie mordante : ce petit bourgeois soumis à l’autorité et incapable d’exister par lui-même qui cherchera toujours une autorité à servir et dont il pourra se servir, type dont les aventures hélas ne s’arrêteront pas à l’abdication de l’empereur au sujet duquel on pourrait se demander s’il entraîne derrière lui ces sujets ou si au contraire, il n’est pas poussé par eux ou encore , si dans l’optique que définit Wolfgang Buck, il n’est pas lui-même le type idéal du petit-bourgeois allemand nouveau riche. L’époque néanmoins renfermait d’autres potentialités qui n’étaient pas toutes négatives et l’on peut se demander comment aurait évolué l’Allemagne si la période de stabilité et de prospérité de la République de Weimar qui débute en 1924 n’avait pas été interrompue par la crise économique de 1929.

Ekstein, Modris (1990), Tanz über Gräben, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt.

Flonneau, Jean-Marie (2003), Le Reich allemand de Bismarck à Hitler, 1848-1945, Paris, Armand Colin, 2003, p. 27.

Henning, Frierich-Wilhelm (1995), Die Industrialisierung in Deutschland 1800 bis 1914, Paderborn-München-Wien-Zürich, UTB Schöningh, 9. Auflage, p. 17.

Mann, Heinrich (1996), Der Untertan, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuchverlag.

Notes

1 Henning, Friedrich-Wilhelm, Die Industrialisierung in Deutschland 1800 bis 1914, UTB Schöningh, 9. Auflage, 1995, p. 17. Return to text

2 1834-1845 : 20 000 départs par an, 1846-1870 1,1 million pour la période, cité d’après Jean-Marie Flonneau, Le Reich allemand de Bismarck à Hitler, 1848-1945, Paris, Armand Colin, 2003, p. 27. Return to text

3 „Alles schien neu und außerordentlich sauber; die Straßen waren breit, die Häuser massiv. Im Zeitalter des roten Plüschs gab es viel Flitter, der selbst einem ungeübten Auge kein Gold vortäuschen konnte… (Berlin) war einer über Nacht emporgeschossenen Ölstadt des amerikanischen Westens nicht unähnlich, die im Bewusstsein ihres Erfolges darauf besteht, ihren Reichtum zur schau zu stellen.“, So macht man Geschichte, Munich 1953, p. 47, cité in Modris Ekstein, Tanz über Gräben, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1990, p. 121. Return to text

References

Electronic reference

Jean-Luc Gerrer, « Monsieur le Président Directeur général Diederich Heβling. Le contexte socio-économique du roman Der Untertan de Heinrich Mann », Individu & nation [Online], vol. 2 | 2009, 26 February 2009 and connection on 21 November 2024. DOI : 10.58335/individuetnation.115. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/individuetnation/index.php?id=115

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Jean-Luc Gerrer

Maître de conférences, Centre Interlangues (EA 4182), Université de Bourgogne, 2 boulevard Gabriel, 21000 Dijon – Jean-luc.gerrer [at] u-bourgogne.fr

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