Dans l’œuvre du poète italien Giovanni Pascoli (1855-1912), les dialogues du narrateur avec le père, à l’instar de cet échantillon, sont particulièrement nombreux. Notre travail se propose d’étudier la façon dont la construction de la figure paternelle alimente la création poétique chez Pascoli.
En effet, l’œuvre du poète italien est fortement marquée par la mort du père en 1867, lorsque Pascoli n’avait que douze ans, traumatisme qui est d’autant plus violent du fait des circonstances dramatiques (Ruggero Pascoli est assassiné par des inconnus et les responsables de sa mort ne seront jamais retrouvés), et que la mort du père entraîne des difficultés économiques et, indirectement, une série de deuils : la mère décède l’année suivante, puis l’une des sœurs et, en 1871, un frère.
Nous partirons donc d’un constat, la mort du père est un traumatisme « majeur » chez notre auteur, d’une part à cause de la violence de l’événement, d’autre part à cause du fait que cette mort marque le début du délitement du noyau familial : elle ressurgira d’ailleurs dans ses poèmes, tout comme les thématiques de la destruction de la famille, du nid, du petit enfant seront omniprésentes tout au long de la vie et de l’œuvre de Pascoli, qui n’aura de cesse d’essayer de revenir à la vie « d’avant », de retrouver par la poésie, avant tout, le père, la famille, le nid que le coup de fusil1 lui a ôté.
Dès lors, l’œuvre de Pascoli est marquée par la volonté, on pourrait dire l’obsession, de la « construction » de la figure paternelle : la poésie est le moyen privilégié de retrouver ce père disparu, ou plus exactement de le trouver, tout court, et c’est la raison pour laquelle nous préférons parler de « construction » plutôt que de « reconstruction » : la figure paternelle est littéralement et littérairement à inventer, dans tous les sens du terme.
Notre étude se propose de suivre un parcours en trois étapes qui reprennent trois stratégies littéraires de construction de la figure paternelle :
- La confrontation avec un avatar du père, ou plus exactement le dialogue par lequel le poète interpelle le père, essaye de trouver la présence paternelle en instaurant un rapport avec lui, au cours duquel, naturellement, le poète construit la figure paternelle de manière à effacer les effets de sa disparition.
- L’identification du poète avec la figure paternelle : dans certains poèmes, Pascoli devient son propre père, assumant le rôle paternel, y compris à l’égard de sa mère
- L’invention de ce que nous appelons des stratégies de contournement, en fait une sorte de mythification de la figure paternelle, dans une extrême tentative de récupération, qui, nous le verrons, tourne court car même le mythe est, à la fin du XIXe, remis en question et perd de son pouvoir poïétique.
1. L’avatar du père permet l’instauration d’un dialogue avec le défunt
D’une façon générale, le dialogue est une modalité souvent employée par notre auteur : nombreux sont les poèmes fondés sur la forme du dialogue, de l’interpellation de la part du poète, qui s’adresse, généralement, à des personnes absentes et souvent mortes.
Le père est naturellement bien représenté, témoignage de la volonté de lui redonner la parole, mais aussi de créer un rapport avec lui, de lui permettre de continuer à vivre.
Par exemple, le poème qui ouvre son premier recueil, Myricae, recueil dédié à son père dont la rédaction s’échelonne entre 1890 et 19112, et qui s’intitule « Le jour des morts », est en bonne partie occupé par le dialogue entre les enfants et leur père (v. 64 à 102), lequel évoque notamment le moment de sa mort et se présente, depuis le royaume des morts, comme un esprit protecteur :
Enfants, ô mes enfants, si je pouvais vous voir, je voudrais vous dire qu’en cet instant-là, je vous ai aimé pour l’éternité3
Mais, dans notre perspective d’analyse de la construction de la figure paternelle comme source de poésie, le poème le plus intéressant, qui nous fournira quelques exemples, est sans doute le IXe de la section Ritorno a S. Mauro, poème qui s’intitule « Tra S. Mauro e Savignano », désignant deux lieux ayant marqué l’enfance du poète : S. Mauro était la localité où la famille Pascoli vivait avant l’assassinat du père, tandis qu’à Savignano habitaient des parents qui deviendront pour le poète une sorte de seconde famille.
Dans ce poème, sorte de pendant au « Giorno dei morti », le poète évoque une vision qu’il aurait eue lors d’un retour dans ces lieux de son enfance. Dans cette vision, marquée par le souvenir de Dante, car le poème est en terza rima, comme la Comédie, et que le père interpelle son fils depuis son cercueil, comme beaucoup d’interlocuteurs dantesques4, le père commence à parler parce qu’il est réveillé par le bruit d’un enterrement, et il est convaincu qu’il s’agit des funérailles de l’homme qui l’a tué. Revenant, comme dans le poème précédemment cité, sur sa mort, et sur le sort de ses enfants orphelins, le père donne libre cours à son chagrin et à son désespoir, jusqu’au moment où il évoque la possibilité que l’un de ses enfants parvienne à donner un sens à la tragédie de son existence en devenant poète :
Si l’un d’eux, dans les souffrances/ de sa jeunesse, petit à petit/ avait relevé, non pas son front,/ mais son cœur, son cœur ! Si avec la glaise/ ensanglantée il avait fait du feu !/ Si ce mendiant était maintenant un poète ! un consolateur ! lui, que personne/ n’a consolé ! s’il était, lui, misérable, un fort,/ si l’orphelin affamé était devenu un grand homme !5
De cette évocation on pourra retenir au moins deux éléments : d’une part la modalité hypothétique, l’expression d’un souhait que l’on n’ose pas croire réalisable. D’autre part, la définition du poète du vers 55 à 57 « un consolateur/ un fort/ un grand homme », véritable apothéose du poète, qui prend la glaise pour en faire du « feu », dans une métaphore qui n’est pas sans rappeler les vers célèbres de Baudelaire6.
Mais nous savons naturellement que le personnage qui parle ainsi, celui qui donne cette définition du poète, est le poète lui-même qui, par la voix du père, retrouve en quelque sorte une fonction paternelle : c’est ce père absent qui définit véritablement « son » fils en tant que poète. D’autre part, nous voudrions souligner que, dans les dernières phrases du discours du père, le fils-poète, devenu immortel par la gloire littéraire, est aussi celui qui peut redonner la vie au défunt, lui accorder une nouvelle vie, une seconde naissance :
Je serai là, avec mon fils dans sa sépulture,/ avec lui qui me rend ce que je lui ai donné,/ qui m’a rendu ce que tu m’as ôté7
Ces vers constituent aussi les dernières paroles adressées à son assassin : la gloire poétique est la condition qui permet à l’enfant de s’acquitter en quelque sorte de la dette qu’il a envers son père, et la condition qui permet de faire échec à la mort violente du père, restituant à ce dernier ce que le meurtrier lui avait enlevé. D’autre part, la confusion qui, de fait, se crée, tout au long du poème et plus particulièrement dans les vers que nous venons de citer, entre le fils et l’assassin du père, est sans doute révélatrice d’un profond sentiment de culpabilité, la mort du père étant sans doute ressentie comme une sorte de punition8.
Cela permet enfin de mesurer combien l’œuvre poétique est liée pour Pascoli à la figure paternelle : c’est la poésie qui lui permet d’effacer l’horreur de la mort et de redonner la vie au père, ne serait-ce que l’espace d’un dialogue poétique.
2. L’identification du poète avec la figure paternelle
En abordant le deuxième moment de notre analyse, nous remarquerons d’abord que le père revit, dans l’espace poétique de Pascoli, notamment par le biais de l’identification, car à côté de la première stratégie que nous avons mise en lumière, où le dialogue avec le père justifie et même glorifie l’activité poétique comme seule capable d’effacer la catastrophe d’une existence, cette autre stratégie est particulièrement significative quant à la façon dont s’exprime la thématique de la construction de la figure paternelle.
La construction de la figure paternelle passe donc par l’identification du poète au père, car la poésie permet aussi au poète d’assumer, de façon fictive, le rôle du père, ce qui est naturellement une autre manière de le faire revivre.
Ici aussi, les exemples sont nombreux, notamment dans les poèmes qui évoquent le rôle paternel que Pascoli essayera d’assumer vis-à-vis de ses sœurs, non sans une certaine ambiguïté9. En 1895, n’écrit-il pas à ses sœurs, « Oh, je voudrais vraiment être pour vous votre père et votre mère, mais je n’y arrive pas »10 (Garboli 1990 : 84).
Parmi les nombreux poèmes qui s’adressent aux deux sœurs, Ida et Maria, avec lesquelles Pascoli essayera de reconstituer une famille, un « nid » dont il serait le protecteur, dans un rôle qui n’est pas toujours bien défini et qui oscille entre celui de grand frère, de père, voire de mari, on pourra citer le deuxième poème des « Elegie », une section du recueil Myricae , dont les premiers vers énoncent :
Je ne sais pas si la mélancolique sœur est pour lui plutôt une mère,/ une sœur, ou sa fille,/ elle est douce, sérieuse et pieuse,/ elle le conforte et le conseille11
Or, ces vers décrivent l’attitude de la sœur à l’égard du frère, qui est donc désigné à la fois comme fils et père, dans une multiplicité de rôles soulignée et analysée par E. Gioanola, qui remarque « l’illusion de pouvoir saturer tous les rôles de la famille » (Gioanola 2000 : 86).
Mais l’un des exemples les plus intéressants nous est offert par un poème de 1892 publié dans Poesie Varie, « A Maria che l’accompagnò alla stazione »12. En effet, dans ce poème, l’auteur se représente en train de partir, après la mort du père, pour aller dans une autre ville afin de gagner l’argent nécessaire pour faire vivre sa famille, dans un rôle donc explicitement « paternel », marqué par la solitude, l’abandon, la tristesse :
Il part, tout seul, il s’en va au loin,/ pour aider sa douce mère,/ veuve, il doit l’aider, pour les autres,/ les autres pour qui il doit être comme un père13
Un rôle qu’il assume non sans évoquer la nuit tragique de l’assassinat du père, puisque la mère lui met au cou la croix en argent que le père portait le soir où il a été tué, sorte d’investiture symbolique. Mais ce rôle paternel fantasmé se révèle beaucoup plus complexe quand on sait que, si dans le poème c’est la mère qui accompagne à la gare le « piccolo Giovanni », l’enfant que sa maman habille et protège, le titre de la pièce évoque en revanche sa sœur Maria : il apparaît que, encore une fois, nous sommes confrontés à cette « saturation des rôles » que nous avons déjà évoquée : le personnage du poème, Giovannino, est à la fois fils, mari, frère, et la femme qui l’accompagne est la mère, la sœur, et l’épouse…
Cette identification avec la figure paternelle qui joue de façon ambiguë avec les différents rôles parentaux est caractérisée par le rapport aux femmes, et E. Gioanola d’ailleurs de remarquer que :
Le poète aura « l’illusion d’avoir saturé tous les rôles d’une famille, alors qu’en réalité il lui manque justement ce rôle paternel, fascinant et répugnant à la fois, car fondé sur la sexualité, qui seul permet à la famille d’exister » (Gioanola 2000 : 86)14
On pourrait ajouter qu’il s’agit en fait du rôle du père « géniteur », qui apparaît en creux, mais qui est soigneusement refoulé : on ne sera pas étonné d’apprendre que ce poème n’a jamais été publié du vivant de Pascoli, et qu’il n’a paru qu’en 1914 dans un recueil publié par sa sœur Maria.
3. La mythification de la figure paternelle
Si la poésie évoque et « invente » le père, notre écrivain fait revivre celui-ci selon une troisième modalité, différente et complémentaire des deux précédentes : il nous offre en effet des représentations du père Ruggero, tantôt avant sa mort, dans des situations que le poète imagine, tantôt symbolisé par des personnages qui incarnent ce père perdu que la poésie doit retrouver.
En d’autres termes, dans cette dernière étape de notre travail nous voudrions analyser la façon dont l’œuvre de Pascoli représente des figures paternelles, au pluriel, autant d’avatars dont la finalité principale est encore une fois d’effacer le traumatisme de la mort violente. Encore que, un peu à l’instar de ce que nous venons de voir lors de l’analyse de l’identification de l’écrivain au père, cela se fasse dans un contexte qui n’est pas dépourvu d’une certaine ambiguïté.
Parmi les poèmes consacrés à la représentation du père, figurent notamment de nombreux exemples de textes qui évoquent la figure paternelle le jour de son assassinat, juste avant son départ de la ferme qu’il administrait, comme dans « Un Ricordo », n° 50 de I Canti di Castelvecchio [1903], un poème très émouvant et, surtout, dans la perspective qui est la nôtre, intéressant à plusieurs titres : on remarquera par exemple que, dans ce poème, le père s’en va après avoir embrassé la petite Maria, la même dont on a déjà abondamment parlé, qui le retient et essaie de l’empêcher de partir, ce qui permet à l’auteur de faire de Maria le témoignage vivant de cet amour paternel, puisque c’est le dernier « être » au sujet duquel cet amour s’est manifesté.
On pourra citer encore « Il Ritratto », publié la même année et puis dans le même recueil, n° 57, pièce dans laquelle, en reprenant une situation souvent utilisée dans la littérature fantastique de la deuxième moitié du XIXe, le poète imagine que, au moment où le père était tué par des inconnus, le grand frère était en train d’en dessiner le portrait, et qu’une communication s’établit entre le portrait, qui se tache de sang, et l’homme, qui est réconforté pendant son agonie par la caresse du fils :
Le front pâle/ tout à coup s’est taché de rouges/ larmes, soudain la tête lasse/ pour toujours s’est penchée, et les yeux/ se sont éteint à jamais [...] Ta caresse, ne l’a-t-elle pas réconforté/ dans le froid de la mort et pendant que le sang s’écoulait ?15
Mais l’exemple qui nous retiendra davantage et sur lequel nous terminerons notre analyse est celui d’un poème de la dernière phase de la poétique pascolienne, au moment où notre auteur travaille à partir d’une source d’inspiration antique, ou, comme on dit, antiquisante, inspiration qui participe du regain d’intérêt de la fin du XIXe pour l’antiquité grecque et latine, ce dont témoignent des mouvements littéraires tel le Parnasse, des poèmes célèbres à l’instar de « L’après-midi d’un Faune » ou encore, dans le domaine de la littérature italienne, le « Rinascimento latino » souvent évoqué et animé par G. d’Annunzio, inspiré à son tour par le Nietzsche de la Naissance de la tragédie.
Pascoli, s’attèle donc à un recueil d’inspiration antiquisante, les Poemi conviviali, qui paraîtront en 1905, mais qui appartiennent tous à la période 1904-1905, caractérisée par une interprétation du monde classique profondément marquée par cette culture nietzschéenne fin de siècle : la Grèce n’est plus un modèle d’équilibre, de sagesse, de clarté, mais un monde qui découvre le désordre, l’horreur, l’angoisse existentielle, en d’autres termes, une Grèce qui est davantage dionysiaque qu’apollinienne16.
Or, l’une des sections les plus importantes du recueil, qui s’intitule « Le Dernier voyage »17, est constituée d’un très long poème divisé en vingt-quatre chants, qui imagine et retrace le « dernier voyage » d’Ulysse, lequel, après le retour à Ithaque, reprend la mer dans un voyage « à rebours », pour revisiter tous les lieux de l’Odyssée.
Sauf que ce voyage s’avère être une succession de déceptions, car là où Ulysse s’attend à retrouver les lieux de sa jeunesse et de ses exploits, le monde a changé et notre héros ne découvre que des ruines, des morts, des personnages qui ne se souviennent plus de lui. Le voyage se termine d’ailleurs par la mort d’Ulysse, dont la mer dépose le cadavre sur l’île de Calypso.
Or, nous savons que Ulysse, qui n’était sans doute pas un modèle de conduite morale et qui avait la capacité de s’adapter à toute circonstance afin d’un tirer profit, avait tout de même une caractéristique, une constante : le fait de vouloir rentrer chez lui, reprendre son rôle de mari et de père. D’ailleurs, Pénélope et Télémaque sont parmi les seuls à l’attendre alors que presque tout le monde a perdu l’espoir de le revoir. Ulysse pouvait donc fournir à notre poète un modèle paternel, et c’est en effet ce qui se produit, sauf que, dans « L’ultimo viaggio », ce modèle est perverti.
L’Ulysse pascolien est un vieillard qui s’ennuie chez lui :
Il était assis devant la cheminée, et sa vieille femme, celle qui avait si bien travaillé, était assise devant lui, sans mot dire18
Cette femme essaie bien de le retenir, en lui rappelant les souffrances qu’il avait endurées pour revenir à la maison, mais Ulysse ne songe qu’à repartir, ch. VII, v. 8-10 :
Les yeux rivés à terre, près de la colonne, il se taisait, car il écoutait son cœur qui aboyait comme un chien dans son rêve19.
Rien n’y fait, car certes Ithaque est un royaume heureux, Télémaque règne désormais aimé et respecté de tous, mais Ulysse s’ennuie, et passe son temps à attendre la mort, « Et le fils de Laërte vivait désormais seul, loin de la mer comme la vieille rame…20 ».
En d’autres termes, l’Ulysse pascolien, l’une des dernières représentations de l’idéal héroïque que notre écrivain nous propose, est un père distrait, un mari qui s’ennuie et vieillit à côté de sa femme, et qui finalement mourra dans une tentative grotesque et pathétique de rejoindre la nymphe Calypso.
4. Conclusion
Avec cette dernière figure paternelle, Pascoli nous propose une descente dans le subconscient, là où la poésie ne parvient plus à compenser une souffrance psychologique et existentielle, lorsque les illusions se brisent sur un échec et révèlent la mort qui s’approche : le mythe se révèle vide et disparaît, comme si, une fois retrouvé par la poésie ce père que la violence lui avait ravi, le poète s’était rendu compte, à l’instar d’Ulysse retourné à Ithaque, revenu à l’instant qui précède la tragédie, que cette entreprise ne suffisait pas à remplir une vie.
Bibliographie
Garboli, Cesare (1990). Trenta poesie famigliari di Giovanni Pascoli, Turin : Einaudi
Gioanola, Elio (2000), Giovanni Pascoli : sentimenti filiali di un parricida, Milan : Jaca Book
Nietzsche, Friederich, traduction de J.-L. Backès (1872). La Naissance de la tragédie, Paris : Gallimard.
Baudelaire, Charles (1980). Les fleurs du mal. Paris : Bouquins Laffont.