L’œuvre principale de Giorgio Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes 1, peut être abordée selon plusieurs axes : l’on peut se pencher sur Vasari créateur, écrivain et artiste, auteur d’un recueil de biographies d’artistes et considéré comme le premier historien de l’Art, ou bien sur la conception qu’a Vasari des rapports du créateur à ses figures parentales telle qu’elle apparaît dans les Vies. C’est essentiellement cette seconde approche que nous avons choisi d’adopter dans cette étude.
1. De la filiation biologique à la vocation artistique
Giorgio Vasari commence en ces termes le récit de la vie de son arrière-grand-père Lazzaro Vasari, non sans fierté de ses racines :
C’est réellement une grande satisfaction que de trouver au sein de sa propre famille, parmi ses aïeux, quelqu’un qui se soit illustré et rendu célèbre dans la carrière des armes ou des Lettres ou de la peinture, ou dans toute autre noble entreprise (Vasari 2005 : t.1 livre III, 369).2
L’auteur emploie ici le verbe « trouver » car il s’agit d’un ancêtre éloigné et de fait, Vasari l’a « trouvé » mieux que tout autre historien : l’essentiel des informations dont nous disposons sur ce Lazzaro sont ce qu’en dit l’auteur des Vies lui-même dans une biographie aux accents quelque peu mythiques. La renommée que Vasari lui attribue n’est que le fruit de sa fierté pour un homme qui, selon toute vraisemblance, n’était qu’un sellier sans grand renom, frère de potiers (d’où le nom des Vasari), l’hypothèse de l’attribution à cet ancêtre de quelques peintures sur coffres n’étant guère vérifiée.3 Vasari lui-même manquait d’informations sur son arrière-grand-père. Pourquoi donc une telle fiction élogieuse ? Vasari s’inscrit ainsi dans une lignée d’artistes dont la vocation devient une tradition familiale qu’il dit glorieuse, comme le souligne Roland Le Mollé (1995 : 19ss). Situation idéale semble-t-il que cette transmission de père en fils. Toujours est-il que Vasari remercie son propre père d’avoir accueilli favorablement sa vocation et de l’avoir confié très jeune aux soins de bons maîtres (tant éducateurs qu’enseignants) : il l’envoya étudier le dessin auprès du verrier français Guillaume de Marcillat, les lettres auprès de Giovanni Lappoli (Pollastra), puis le confia à l’âge de 13 ans au cardinal Passerini qui le plaça lui-même auprès de Michel-Ange et des Médicis (Le Mollé 1995 : 23-25). De l’allégeance aux Médicis, Vasari faisait aussi une tradition familiale puisqu’il raconte – faits avérés ou non – que son arrière-grand-père aurait offert à Laurent le Magnifique lors de son passage par Florence quatre vases étrusques qu’il avait récemment découverts.
Par le récit qu’il propose de ses propres origines familiales et éducatives, Vasari ouvre une triple généalogie et ascendance : biologique, artistique et protectrice. Les Médicis deviennent pour lui une famille de substitution et ses maîtres de nouveaux éducateurs (Salem 2002). Modèle idéal(isé) toujours, semble-t-il.
Penchons-nous sur les Vies des autres artistes pour comprendre comment se décline le rapport de l’artiste-créateur à ses figures parentales dans cette œuvre qui se veut à la fois historique et biographique.
Dans ses biographies, Vasari obéit au modèle rhétorique plutarquien qui distingue la formation initiale (récits de naissance et apprentissage) de la période adulte et créatrice, mais qui distingue aussi le topos de genos (les origines familiales) de celui de paideia (l’éducation) et de celui d’Epitêdeumata (la carrière embrassée). C’est dans ce troisième topos que s’exprime le rapport du créateur à sa première figure parentale. Vasari adopte dans les Vies deux modèles de récit : le rapport idéal au père biologique favorisant la vocation du fils, et son contraire, la vocation contrariée.4
Le père, lorsqu’il est artiste, peut orienter la vocation de son fils, comme ce fut le cas, dans le récit de Vasari, de Lorenzo Ghiberti :
Lorenzo Ghiberti eut la chance d’avoir dans sa famille des hommes qui eurent l’esprit de reconnaître la valeur de sa vertu et de donner à ses efforts la récompense qu’ils méritaient vraiment. Lorenzo Ghiberti, fils de Bartoluccio Ghiberti, apprit donc dès son plus jeune âge, l’art de l’orfèvrerie auprès de son père, qui était un excellent maître en la matière et lui enseigna ce métier.5
Lorsqu’il n’exerce pas ce métier, le père – ou toute autre figure parentale issue de sa famille – peut aussi accueillir favorablement la vocation de son fils : dans le cas de Filippo Brunelleschi, c’est la mère qui, même sans être issue d’un milieu artistique, devant le talent de son fils, l’oriente vers le dessin (Vasari 1986 ; 2000 : 277). On peut aussi citer Piero della Francesca qui deviendra célèbre sous le nom de sa mère Francesca. Dans ce cas, Vasari présente la vocation non du point de vue du fils qui accepterait la proposition de ses parents, mais du point de vue des parents qui, face au talent de leur enfant, ne peuvent que l’encourager. Les parents jouent alors un rôle passif et admiratif, rôle choisi par Vasari comme modalité de l’éloge de l’artiste.
Dans d’autres cas, Vasari emprunte à la littérature antique (qui sera reprise ensuite par l’hagiographie) le topos de la vocation contrariée. Au début de la Vie de Domenico Ghirlandaio, il résume de façon théorique sa conception du rôle parental face à la vocation artistique6, et dans la Vie de Giuliano da Maiano, il condamne violemment l’opposition des pères pour des motifs liés à l’image dont souffrait alors la profession :
Les pères qui ne laissent pas leurs jeunes enfants donner libre cours à leurs dons, qui ne leur permettent pas de s’instruire dans les domaines correspondant le mieux à leurs facultés, commettent une grande erreur. Vouloir les diriger dans une voie contraire à leur tempérament, c’est rechercher visiblement leur médiocrité. On constate presque toujours que ceux qui ne suivent pas leur inclination ne font que peu de progrès dans leur métier, quel qu’il soit.7 (Vasari 2005 : t.1, livre III, 305)
L’on verra ainsi dans les Vies vasariennes un Giuliano da Maiano contraint de fuir la maison paternelle pour pouvoir donner libre cours à son inspiration. Son père, en effet, tailleur de pierres et donc déjà proche de l’activité d’artiste, souhaita, en raison de l’intelligence de son fils et des difficultés que lui-même avait rencontrées dans son art, l’orienter vers les lettres. C’est dans un contexte de rupture qu’a pu s’épanouir la vocation de Giuliano.8 Dans certains cas, l’opposition paternelle peut donc même être paradoxalement un stimulant pour le créateur : s’il parvient à s’opposer à son père, l’artiste imposera cette vocation qui le dépasse.
Dans tous ces exemples, Vasari tourne la rhétorique à l’avantage de l’artiste-créateur qu’aucune situation n’empêche d’exercer son activité : qu’il suive les traces de ses ancêtres ou qu’il s’oppose violemment à eux, l’artiste impose, par son simple talent ou par la force, une vocation souffrant à l’époque d’une très mauvaise réputation et dont Vasari entend ainsi prendre la défense. Le traitement rhétorique par Vasari du récit de vocation dans le cadre familial est tout orienté vers cet objectif social des Vies.
2. La figure du maître
Mais ce n’est pas tant la parenté biologique qui importe dans les biographies vasariennes, les parents ou ancêtres y étant somme toute peu nombreux, et souvent simplement mentionnés. Au début de la Vie de Tommaso Fiorentino, lequel avait pourtant un père artiste, ce n’est pas ce dernier que suit l’apprenti, mais un maître plus compétent, Giotto, tant et si bien qu’il fut surnommé « Giottino » ; il en résulta, aux dires de Vasari, une confusion sur la véritable identité de son père :
Né en 1324, il apprit de son père les premiers fondements de la peinture. Tout jeune encore, il décida d’imiter au maximum, avec un grand zèle, la manière de Giotto plutôt que celle de son père Stefano. Il le fit si bien qu’il y gagna, en plus d’un style bien supérieur à celui de son maître, le surnom de Giottino qui ne le quitta jamais. Beaucoup crurent même, de par son style comme de par son nom, qu’il était le fils de Giotto ; ce qui est une grave erreur.9 (Vasari 2005 : t. 1, livre II, 255)
Il est d’autant plus intéressant de constater que ce Tommaso Fiorentino n’a jamais existé, mais qu’il est inventé de toutes pièces (par erreur ou volontairement) par Vasari : sa biographie est la synthèse des vies d’au moins deux autres artistes.10 Il résulte de cette confusion – même si ce n’est précisément l’objectif de l’auteur – un transfert de la paternité biologique à la filiation artistique.
Si les ancêtres biologiques sont de fait quantitativement moins nombreux dans les Vies que les « maîtres », le transfert est surtout qualitatif. Si l’on poursuit la lecture du texte selon le schéma biographique inspiré de Plutarque, l’on constate que dans le topos du récit de mort, Vasari substitue aux enfants biologiques les disciples des artistes, introduisant par des expressions comme « Furono suoi discepoli », « restarono suoi discepoli », « Fu discepolo di Lionardo »... la liste de leurs « descendants » artistiques. Paternité biologique ou filiation artistique évoquent un rapport dans le temps, une succession, une transmission, et c’est précisément cette seconde transmission que Vasari entend constituer comme structure majeure de son projet rédactionnel, comme il l’écrit dans le Proemio de la première partie des Vies : « Je m’efforcerai le plus possible d’observer l’ordre des styles plus que l’ordre chronologique » (Vasari 1986 ; 2000 : 102).11 Vasari héritait ainsi de Pline qui, au chapitre XXIV de son Histoire Naturelle, ébauchait les Vies d’artistes par cette seule succession, ou de Dante qui, au chant XI du Purgatoire, v. 94-96, soulignait l’idée d’évolution de l’art par la succession pour ainsi dire « généalogique » de Giotto à Cimabue. Dans la seconde édition des Vies, publiée en 1568, Vasari se fixe comme objectif, sur les conseils de Vincenzo Borghini, d’accentuer l’historicité de ses biographies, de les insérer plus encore dans ce qui doit devenir une Histoire de l’Art plus que de simples Vies d’artistes.12 Il obéit pour ce faire à la conception antique de l’Histoire comme un organisme humain. La structure des biographies postérieures à Michel-Ange, celles des contemporains de l’auteur, se transforme : une « biographie » (si l’on peut encore parler de « biographie ») peut y regrouper plusieurs artistes, non par des liens de sang mais par affinité de style. Un chapitre est ainsi consacré aux Académiciens du Dessin, dont la construction n’est basée que sur cette succession et l’émulation des uns par les autres.
La structure biographique elle-même opère ainsi le transfert du père biologique au(x) maître(s) artistique(s), d’ailleurs solennisé dès l’ouverture des Vies dans la biographie de Cimabue avec le récit de la découverte du jeune génie par un mentor, lequel « arrache » l’enfant à son père pour lui faire intégrer une nouvelle « famille » (Kris / Kurz 1987 : 7).
Mais si cette famille artistique est fondamentale, il ne faut pas non plus oublier les figures parentales de substitution que sont aussi les mécènes, comme Vasari le souligne en maints endroits et tout particulièrement dans la Vie de Michel-Ange, où Laurent le Magnifique, selon un récit légendaire, soutenait les jeunes et leurs pères, se substituant à ces derniers dans un but explicitement lié à la création. Vasari relate ainsi la découverte du jeune Michel-Ange par Laurent de Médicis, qui subvient aux besoins matériels des jeunes artistes et devient pour eux un second père :
Devant cette belle intelligence, Laurent ne cessa plus d’avoir pour lui de grandes espérances. [...] Décidé à soutenir de sa faveur Michel-Ange, il convoqua Lodovico son père et le lui demanda en promettant de le traiter comme un de ses fils, ce qui lui fut volontiers accordé. Le Magnifique lui fit donner une chambre dans son palais et, l’entourant de soins, le fit manger à sa table avec ses enfants.13 (Vasari 2005 : t. 2, IX, 190)
Or le jardin fictif de Laurent Le Magnifique (Chastel 1952 : 159-167), suscité par l’amour de l’Art du mécène, est une école, un lieu de formation et d’éducation, où les artistes pourraient, mieux qu’à l’atelier, suivre les leçons de bons maîtres :
Navré de voir qu’il n’y avait pas de sculpteurs nobles et connus tandis qu’on ne manquait pas de peintres réputés et valables, Laurent, dans son grand amour de la peinture et de la sculpture, décida [...] de fonder une école. Aussi demanda-t-il à Domenico Ghirlandaio, s’il avait dans son atelier des jeunes gens qualifiés, de les envoyer au jardin où il entendait les faire étudier et les former de telle sorte qu’ils lui fassent honneur ainsi qu’à la cité.14 (Vasari 2005 : t. 2, IX, 190)
3. Le rapport de l’artiste à sa nouvelle figure parentale : de l’imitation à l’invention
Se pose dès lors la question de l’apprentissage et du rôle parental dans l’éducation : quels rapports l’élève devra-t-il entretenir avec le maître qui s’est substitué à son père ? Comment devra-t-il se situer par rapport à l’enseignement reçu dans cette nouvelle famille artistique afin de créer à son tour ? Cette question est chez Vasari le lieu d’une réflexion complexe sur le thème de l’imitation. Précisons tout de suite que chez Vasari, il s’avère inutile, comme le rappelle Roland Le Mollé (1997 : 100-101), de chercher un système cohérent, et que tout au plus l’on peut chercher des éléments de doctrine. Nous tenterons d’en relever les lignes principales.
Commençons par souligner que, pour Anthony Blunt (1988 : 126), « il semble bien que de nombreux vestiges théoriques de la Haute Renaissance demeurent chez Vasari ; mais lorsqu’on vient à les examiner, il apparaît que tous les éléments qui ont survécu ont été modifiés et dotés d’un sens nouveau ».
Un thème central dans les Vies de Vasari, en lien avec le progrès des arts figuratifs, est celui de « Renaissance ». Or la Renaissance, en Art comme en littérature, repose essentiellement sur la redécouverte et l’imitation de l’Antiquité qui constitue le meilleur des modèles (Bartuschat 2007 : 220-221) ; c’est là que l’on estime alors trouver les meilleurs « pères » dans le domaine des arts, en particulier figuratifs. Il convient de remonter à cette conception de l’imitation pour comprendre, ensuite, le rapport des élèves avec leurs maîtres selon Vasari. À la Renaissance, les premiers « pères » sont les Anciens, et Vasari véhicule cette conception dans les Vies. L’Antiquité classique, dont Alberti avait développé un véritable culte, est selon Vasari une bonne école, comme le montre par exemple le récit du voyage à Rome de Filippo Brunelleschi et de Donatello qui, recopiant les œuvres des Anciens, parviennent à la perfection (Vasari 1986-2000 : 223). C’est ce que Vasari avait déjà affirmé dans le Proemio de la première partie des Vies dans un récit historique de l’Antiquité jusqu’aux artistes du XIIIe siècle :
Leurs prédécesseurs avaient beau avoir eu sous les yeux les vestiges des arcs de triomphe, des amphithéâtres, des statues, des bases, des colonnes décorées, malgré les pillages, les destructions et les incendies de Rome, jamais ils n’avaient su les apprécier ni en tirer parti. Les suivants, traçant une nette distinction entre le bon et le mauvais et abandonnant les vieilles techniques, se remirent à imiter l’antique avec initiative et talent.15 (Vasari 2005 : t. 1, I, 232)
Pourtant, Paola Barocchi (1956 : 217ss ; 1984 : 37) souligne que l’Antiquité n’a pas une valeur fondamentale dans les Vies en tant que telle, qu’elle est toujours sous la plume de l’auteur évoquée comme élément de comparaison avec le moderne. Elle est une référence, mais citée dans un processus qui l’englobe et la dépasse. Dans les Vies, l’imitation des Anciens se fait progressivement et n’atteint selon Vasari sa perfection qu’en trois « âges » au cours desquels les artistes s’imitent également les uns les autres, de maître à disciple. Pour parvenir à l’imitation parfaite de l’Antiquité, l’artiste doit, selon Vasari, suivre les leçons de ses maîtres modernes. C’est rarement en lien direct avec l’Antiquité que l’artiste crée : c’est en réapprenant les méthodes des Anciens par l’intermédiaire de ses maîtres qu’il peut y parvenir.
Vasari identifie, dans le Proemio de la seconde partie des Vies, outre le maître de chaque artiste, un maître principal pour chaque âge. Ainsi, les fresques réalisées par Masaccio dans la chapelle Brancacci à Florence deviennent un lieu d’étude : « tous ceux qui ont fait leur apprentissage dans la peinture sont toujours allés étudier en cette chapelle et tirer des figures de Masaccio les préceptes et les règles du bon travail » (Vasari 2005 : t. 1, III, 182).16 Or, dans la courbe ascendante du progrès dans l’histoire de l’Art selon Vasari, la succession des trois « âges », cette imitation appelle le topos du dépassement du maître par l’élève qui, de siècle en siècle, conduit à la perfection. La biographie consacrée à Pesello et Francesco Peselli s’ouvre sur ce thème du dépassement :
Il est rare que les élèves attentifs aux préceptes des grands maîtres ne deviennent pas eux-mêmes excellents et n’arrivent pas, sinon à les laisser derrière eux, du moins à les rejoindre et les égaler en tous points. La ferveur de l’imitation et l’étude assidue les rendent capables d’atteindre le niveau élevé de qui leur montre la bonne manière de travailler. Ainsi les élèves en viennent-ils à rivaliser avec leurs maîtres et à les devancer aisément (Vasari 2005 : t. 1, IV, 65).17
Comment Vasari conçoit-il donc ce « dépassement » du maître par l’élève, du père par le fils dans la famille artistique ? S’agit-il uniquement de faire « la même chose en mieux », suivant un critère unique de perfection qui serait le modèle des Anciens ? Ou s’agit-il d’aller réellement au-delà de ce qu’a fait le maître ?
Un emprunt de Vasari à Pline aide à répondre à cette question. Pour Pline, repris ensuite par Leon Battista Alberti, l’imitation (Pline parle de l’imitation de la « nature ») doit dépasser la simple mimesis aristotélicienne et devenir invention. Autrement dit, l’imitation parfaite doit être une sélection et recomposition, pas une soumission au modèle. C’est ce qu’explique Vasari dans le Proemio de la troisième partie des Vies18, reprenant l’anecdote cicéronienne que l’on trouve aussi chez Pline et que Castiglione a recopiée dans le Cortegiano (les cinq jeunes filles de Crotone). C’est en cela précisément que l’imitation devient création. Or Vasari semble appliquer le même principe à l’imitation du maître. Le bon créateur devrait choisir et diversifier ses modèles.
Pour mieux comprendre le principe de l’imitation féconde des modèles selon Vasari, la biographie de Pontormo dans la seconde édition des Vies est éclairante. Elle commence de façon très élogieuse par les prouesses d’un jeune génie, quand elle prend tout à coup un tournant négatif et conduit à un échec retentissant. Quelle en fut la raison ? Précisément le fait que Pontormo, après avoir découvert l’art de Dürer, aussitôt pris pour modèle, ne chercha plus d’autre maître que celui-ci, sans comprendre la stérilité et le manque d’originalité que cela engendrerait. L’échec de Pontormo semble être celui de l’imitation du modèle unique dont Bembo s’était fait le grand défenseur en littérature. Même si, nulle part ailleurs, Vasari ne condamne explicitement la copie d’un seul modèle, il donne la priorité aux modèles multiples. Ce qu’il condamne surtout ici, c’est l’absence de réelle assimilation et de dépassement du modèle. De même que le XVIe siècle louait l’artiste re-créateur de la nature, de même Vasari s’approprie l’idée que l’élève, pour dépasser son maître, doit se forger sa propre « manière », son propre « style », de préférence par l’emprunt personnel à plusieurs. Le style, ou « manière » de chaque artiste correspond chez Vasari au choix de privilégier l’individualité, la subjectivité, telle qu’elle apparaît déjà dans son choix d’écrire une histoire de l’Art sous forme de biographies. L’imitation du maître par l’artiste, de même que l’imitation de l’Antiquité, ne suffisent plus et appellent un dépassement tel que saura le réaliser Michel-Ange, qui « dépasse et l’emporte non seulement sur tous ceux qui ont déjà presque vaincu la nature, mais sur ceux-là mêmes, les Anciens, qui sans l’ombre d’un doute l’ont dépassée avec excellence » (Vasari 2005 : t. 1, V, 21).19 La créativité suit pour Vasari la période d’assimilation des modèles.
4. Vers le maniérisme
Mais Vasari va plus loin encore que la seule multiplicité des modèles. Il pose également la question de la marge de liberté que le créateur peut se permettre vis-à-vis de ses maîtres. Dans le Proemio de la troisième partie des Vies, il résume la qualité des œuvres du XVe siècle selon cinq critères : la règle, l’ordre, la mesure, le dessin, la manière. Que manquait-il, selon Vasari, à ces artistes, qui pourtant les avaient respectés le plus possible, pour atteindre le sommet de la perfection telle que la conçoit Vasari ?
Il leur manquait encore ‒ dit-il ‒ une certaine liberté qui, sans être entravée par la règle, ne devait pas la transgresser et ne devait pas entraîner de confusion, ni compromettre l’ordre. Il fallait à celui-ci une invention toujours riche, une beauté présente dans les plus petits détails pour apparaître sous un jour plus relevé. Dans les proportions manquait l’appréciation judicieuse qui aurait conféré aux figures, sans qu’elles fussent mesurées et à la taille choisie, une grâce qui excédât la mesure.20 (Vasari 2005 : t. 1, V, 19)
Deux termes fondamentaux résument la nouveauté du XVIe siècle aux yeux de Vasari : une liberté au sein de la règle, et le fruit de cette liberté qu’est la grâce. Ce qui fait la perfection du Cinquecento selon Vasari, c’est précisément cette marge de liberté au sein de la règle, qui donne à un Michel-Ange, pour reprendre les termes de Paola Barocchi (1984 : 37), une « autonomie révolutionnaire ». On touche là au terme de la Renaissance et du Classicisme, pour entrer dans un maniérisme qui ne se présente pas chez Vasari comme cet anticlassicisme absolu caractérisant, selon Walter Friedlander (1991), le premier maniérisme, mais comme un dépassement du classicisme, une tension entre positions opposées, trait distinctif, selon Arnold Hauser, du second maniérisme (Le Mollé 1997 : 151).
En quoi consiste dès lors cette liberté que pourrait s’octroyer le parfait créateur vis-à-vis de son modèle ? Vasari l’identifie dans ce qu’il appelle « l’appréciation judicieuse », distincte d’un simple calcul comme pouvaient le faire les artistes du XVe siècle à la suite d’Alberti ou de Brunelleschi. La peinture a cessé d’être une intense recherche intellectuelle ou une simple imitation pour laisser place au génie créateur. Michel-Ange est celui qui, dans les Vies comme dans les débats de son temps, incarnera cette parenthèse entre classicisme et néo-classicisme.
Comme Vasari l’écrit dans la Préface à la seconde partie des Vies, c’est le recours au « jugement de l’œil » qui donnera à la peinture maniériste cette licence et la grâce que n’avait pu lui conférer le classicisme : « notre époque, [où] notre œil est bien meilleur guide et juge que notre oreille ».21 (Vasari 2005 : t. 1, III, 20)
Or, si ce jugement n’est pas calculable scientifiquement, il renvoie à la subjectivité de la personne du créateur. Ce dernier, lorsqu’il touche au génie, devient fondamentalement solitaire : le mythe de la solitude de l’artiste prend corps dans les Vies de Vasari. Pour l’auteur en effet, si l’étude et le travail sont nécessaires, ce n’est que par l’innovation unique et subjective que pourra naître la divinité des œuvres du Cinquecento. L’image de l’artiste qui en découle devient presque mystique, l’inspiration créatrice « don de Dieu ». Julius Von Schlösser (1984 : 338) souligne que « Vasari croit à l’unité de la personnalité de l’artiste et de son œuvre qui en est l’expression ». L’artiste travaille désormais comme un divin créateur, à la fois admiré et redouté. C’est dans une « terrible » solitude par exemple que Michel-Ange a accompli les fresques de la chapelle Sixtine, n’acceptant la présence de quiconque tant que l’œuvre ne serait pas achevée.
Selon Jean Salem (2002 : 97), les mythes de l’artiste rebelle, fou, asocial, dans tous les cas au-dessus du commun [et signe d’altérité] [...] dérivent de l’esthétique maniériste dont Vasari fut [...] le maître d’œuvre ». Pour autant, il ne faut pas voir à mon sens en Vasari un préromantique, car l’auteur des Vies est loin de valoriser une solitude excessive, comme celle d’un Paolo Uccello par exemple, cause de stérilité et de déviance destructrice. L’artiste ne doit pas fuir la compagnie des autres et surtout pas la référence à ses modèles, à ses premières figures parentales, s’il veut trouver cet équilibre que constitue la « licence au sein de la règle ». Le moteur de la création, chez Vasari, n’apparaît ni comme une rupture d’avec le modèle, laquelle conduit selon lui à des déviances condamnables, ni comme une soumission stérile à un modèle qui serait reproduit à l’infini, limitant la transmission à la seule chronologie et oubliant le progrès. La conception de la création chez Vasari se situe précisément dans cet entre-deux, ce juste milieu entre l’assimilation du/des modèle(s) et son/leur dépassement personnel et original.
Les critiques que subiront les Vies et les imitateurs de Michel-Ange témoigneront du retour au classicisme après la crise maniériste dont Vasari se fait l’écho. C’est en effet de crise que l’on peut parler, crise féconde du rapport au modèle, crise peut-être mais non rupture. Si le maniérisme vasarien prend ses distances par rapport au classicisme, il accepte aussi une certaine forme d’autorité. Il faudrait relier cette interprétation par Vasari des conditions de la fécondité de l’acte créateur aux différents contextes de la Contre-réforme et de la Florence de Côme Ier de Médicis. N’ayant pas ici l’espace de développer ces aspects historiques, je citerai simplement Giulio Ferroni (1991 : 20), pour qui le maniérisme « évolue au sein des modèles classiques comme dans une prison ». S’il cesse en effet d’imiter uniquement ses maîtres, l’artiste vasarien ne les rejette pas, mais on pourrait dire qu’il les défie ; si le terme de ‘prison’ est bien trop fort à mon sens pour parler de Vasari, ce qu’il vaudrait mieux appeler un ‘cadre’, un ‘héritage’ ou une ‘tradition’ devient ainsi chez lui le lieu de la création la plus parfaite, si l’artiste sait y assimiler l’héritage reçu et prendre la liberté de se l’approprier à sa ‘manière’.
Bibliographie
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