La figure maternelle eut une place de premier plan dans la vie de Dino Buzzati (1906-1972). Après avoir perdu son père à quatorze ans, il développa un rapport viscéral avec sa mère, Alba Mantovani, vivant avec elle sans quitter la demeure maternelle jusqu’à sa mort, advenue le 18 juin 1961 alors qu’il avait cinquante-quatre ans.
L’importance de la génitrice dans la vie de l’auteur peut constituer une première invitation à l’étude de la figure maternelle dans sa prose bien que cette figure, étonnamment, y semblerait secondaire1. Une analyse approfondie montre toutefois que, si son apparition dans les premiers récits buzzatiens est plutôt ponctuelle, elle se multiplie en revanche au fil des œuvres, surtout à partir des années 402.
La figure de la mère, qui peut participer des grandes thématiques buzzatiennes que sont le temps, la mort, la solitude, la gloire, est non seulement fréquente dans la production plus mûre de Buzzati, mais joue un rôle étonnant pour bien des personnages buzzatiens, dont le rapport à la génitrice surprend car il est étroit et exclusif, ne laissant que peu d’espace aux intrusions extérieures. Même quand le noyau familial est plus élargi, les autres membres de la famille – que ce soient le père, les frères ou les sœurs – sont le plus souvent relégués en position marginale.
Buzzati ne propose jamais une figure de mère comme personnage narratif à part entière, doté d’un nom et d’une personnalité propre ; la mère est un personnage représenté dans sa relation à son fils ou, beaucoup plus rarement, à sa fille – ces ‘ enfants ’, en bas âge ou devenus adultes, étant la plupart du temps les protagonistes des récits où intervient la figure de la génitrice. L’étude des multiples figures maternelles présentes dans la prose buzzatienne fait apparaître deux grandes caractéristiques communes, l’une étant le revers de l’autre : l’amour débordant d’une mère protectrice d’une part, l’amour paralysant d’une mère castratrice d’autre part. Si d’un côté la prose de Buzzati met en scène des figures maternelles positives, modèles d’amour et de compréhension, de l’autre elle en laisse émerger des facettes plus obscures, notamment les excès d’un amour maternel étouffant ; les difficultés de la progéniture à s’affranchir de la présence intériorisée de la mère apparaissent alors comme le résultat logique d’un rapport trouble à la figure maternelle. Les deux grandes caractéristiques de la mère buzzatienne, cependant, ne s’opposent pas toujours l’une à l’autre, car c’est souvent d’un amour illimité que naît un lien de dépendance étouffant : un lien qui empêche l’enfant devenu adulte d’accéder à une véritable autonomie, qui nourrit son sentiment de solitude et sa culpabilité.
1. La mère refuge
La figure de la mère protectrice, très présente dans la prose buzzatienne, est souvent en lien avec un espace qui se veut, du moins de prime abord, rassurant3. La confession du narrateur contenue dans les quelques lignes qui forment le texte lapidaire Io est en ce sens emblématique : « Dans les instants difficiles je m’en vais voir maman »4. La mère attend le personnage sur le seuil de la maison, le seuil étant le lieu-limite entre un extérieur effrayant d’où proviennent les difficultés de la vie, et un intérieur rassurant. Elle est là pour prêter secours à son fils, dans les moments où, malgré l’âge adulte, celui-ci sent encore le besoin de la protection maternelle.
Pour souligner la capacité de protection de la mère, représentée par cette figure maternelle sur le seuil de sa maison, Buzzati n’hésite pas à recourir au récit fantastique, comme dans la nouvelle Plenilunio où l’image de la mère défunte imprègne de sa présence tout le paysage nocturne et la maison familiale. L’importance affective que la mère revêt pour le protagoniste s’illustre physiquement par cette présence latente qui occupe un espace nocturne fascinant. Le pouvoir quasi magique de la mère – qui est en même temps refuge restaurateur, beauté et possibilité de transcender les banalités que la vie humaine comporte – en renforce l'idéalisation. Mais bien que le narrateur affirme qu’il existe, entre cette maison qui rend présente la figure maternelle et lui-même, un lien fondamental et éternel, « un pacte que même la mort ne réussira pas à effacer »5, la mère n’est cependant qu’un refuge éphémère, à l’image de la nuit qui, en finissant, annule la beauté du paysage et la magie de la mystérieuse présence.
La fuite vers la mère-refuge répond, pour certains personnages buzzatiens, à un désir d’union éternelle, désir qui ne peut toutefois qu’échouer. Tranquillité et sécurité sont les mots associés par le narrateur d’Ottavio Sebastiàn vecchia fornace au portrait de la génitrice qu’il voudrait à ses côtés pour l’éternité :
[…] cette chose tranquille et sûre, chaude et dans une certaine mesure si douce même si en son intérieur se trouvait une robuste construction, où l’on pouvait appuyer sa tête et tout aussitôt se sentir comme dans un invincible repaire […] ici, nous deux sommes tranquilles à l’abri, bien au chaud, moi la tête appuyée pour l’éternité sur tes genoux, maman, même si à mon âge la chose peut sembler ridicule […]6 (Buzzati 1988 : 109).
La mère est refuge car elle tente de préserver son fils de la fuite du temps, en essayant de mettre sa chambre – lieu symbolique de l’enfance – à l’abri de tout changement. C’est ainsi qu’au chapitre I du Deserto dei Tartari, au moment du départ de Drogo, la mère se transforme en vestale de l’espace familial, espace qu’elle croit encore imprégné des moments de bonheur passé. En veillant à ce que les fenêtres de la chambre de son fils soient soigneusement fermées, non seulement la mère – comme l’affirme Yves Panafieu – se comporte en « conservateur du musée », en « unique garante de la continuité existentielle » permettant « à l’homme mûri et ébranlé par les épreuves de la vie de chercher son identité dans le miroir de ses premières années et de son adolescence » (Panafieu 1989 : 49), mais elle espère créer par là un refuge propice à son retour, un refuge capable de résister à la fuite du temps, où le fils à tout moment retrouverait le bonheur d’antan. Cette idée se retrouve, bien qu’exprimée par une gestualité inversée, dans la nouvelle Il mantello, où le geste de la mère d’ouvrir grand les fenêtres de la chambre de son fils, de retour de la guerre, dévoile au fond ce même mécanisme de création d’un refuge familial pour lutter contre la fuite du temps (Buzzati 2002b : 662).
Cet instinct de protection de la mère peut s’exprimer par l’attente douloureuse et patiente du fils aimé. Qu’il tarde à rentrer le soir ou qu’il soit parti très loin du nid maternel, elle le protège d’une « pensée aimante » (Panafieu 1989 : 49). Ainsi Drogo, au chapitre IV du Deserto dei Tartari (2002a : 36), songe à sa maison plongée dans l’obscurité nocturne et à sa mère veillant sans répit, dans l’attente anxieuse de son retour ; tandis qu’au chapitre VI (2002a : 46), il l’imagine accomplir de petites activités ménagères dans l’espoir de son retour. L’attente, et les peines que celle-ci engendre, s’accompagnent de l’espoir du retour filial, un espoir inébranlable mais souvent vain, abondamment évoqué dans la prose buzzatienne. La nouvelle Il mantello où la mère a rénové la chambre de son fils dans l’espoir de son retour, définitif, de la guerre (Buzzati 2002b : 659)7 – dans un jeu de renvois et d’oppositions avec l’épisode susmentionné de la chambre de Drogo que la mère a voulu garder identique – est un des exemples les plus éloquents de cette attente vouée à l’échec, ainsi que la nouvelle Incidenti stradali, histoire d’amour maternel qui se manifeste par l’attente prolongée et pleine d’espoir d’un fils envoyé en Russie vingt ans auparavant (« […] vous savez ce qu’est l’espérance d’une maman. Un bulldozer, de ceux qui éventrent les montagnes, n’est qu’une fourmi à côté »8, Buzzati 2006e : 993). L’attente de la mère, avec ses palpitations et ses peines, est « la seule énergie qui la maintient en vie »9 (Buzzati 2006e : 993) ; par cette même énergie la mère tente – fictivement – de garder en vie sa progéniture en surveillant de manière obsessionnelle un dangereux croisement qui se trouve en bas de ses fenêtres, où régulièrement un accident mortel se produit. Cette surveillance et l’exultation intérieure de la génitrice lorsqu’elle se rend compte que son fils n’est pas parmi les victimes font partie d’une stratégie de pensée par laquelle elle cherche à se persuader – mais en vain – que son fils est encore vivant.
Le personnage maternel en situation d’attente est souvent représenté dans la phase de la vieillesse. La génitrice d’Incidenti stradali est une dame âgée, tout comme celle du récit La patria qui attend chaque nuit que ses enfants rentrent : l’image de sa fenêtre allumée, tandis qu’elle est seule dans toute la maison – le père étant absent du récit – souligne davantage la dévotion d’une mère qui seule accomplit méthodiquement le geste inquiet de l’attente comme si elle était victime, selon les mots du narrateur, d’une « manie »10. La fuite du temps qui agit sur elle et sur ses enfants, lesquels sont à la fin du récit des adultes mûrs, ne l’empêche pas de poursuivre le rite de l’attente, seule, comme jadis. Pour insister sur le vieillissement, Buzzati couple la vieillesse à la petitesse de la mère ; c’est ainsi que la figure maternelle de la nouvelle Direttissimo se fait petite voire inconsistante, « un fragile petit tas d’os »11 (Buzzati 2006f : 419), lorsqu’elle attend son fils pendant quatre années de suite, dans la salle d’attente de la gare, lieu de l’attente par antonomase.
2. Les côtés obscurs de la mère
Parallèlement à ces portraits de mères réconfortantes et pleines de douceur, Buzzati brosse celui de mères aux comportements plus étranges et inquiétants et qui ne seront pas sans conséquence sur leur progéniture. La violence extrême pour protéger l’enfant, la tendance à l’infantilisation et enfin l’ambition sont, dans d’autres récits buzzatiens, les caractéristiques d’un amour maternel problématique, ambigu.
Cruauté et violence peuvent dicter le comportement d’une mère comme dépassée par son propre instinct de protection, poussée – dans des circonstances parfois anodines, parfois extrêmement douloureuses – à exprimer une férocité et une agressivité insoupçonnées. La mère refuge se transforme alors en mère vengeresse d’un tort que sa progéniture ou d’autres ont subi. Pour exprimer avec plus de force cette violence maternelle pour protéger la progéniture, Buzzati recourt souvent à l’exagération voire au fantastique.
La force de la réaction maternelle est parfois accentuée par l’action chorale à laquelle elle participe. C’est le cas dans la nouvelle Non aspettavano altro (Sessanta racconti) où un groupe de femmes, parmi lesquelles plusieurs mères, défend d’abord le droit d’accès exclusif des enfants à une fontaine contre l’intrusion d’une jeune femme, Anna. Dans un climax de la tension, leur violence éclate vis-à-vis d’elle après l’avoir capturée ; derrière la prisonnière, un groupe de femmes furieuses aide une maman à porter en triomphe son enfant et plusieurs d’entre elles frappent Anna, accusée – à tort – d’avoir agressé l’enfant. Les gestes de la mère, caressant son fils et lui adressant des mots d’amour qui bientôt deviennent inintelligibles, sont approuvés à l’unisson par le groupe, entraîné par la violence et privé de la raison et de la parole. Dérive d’une société où la mère surprotège sa progéniture, la violence des mères finit par avoir des conséquences également sur l’éducation de l’enfant, lequel reproduit par mimétisme cette même violence : on pourrait interpréter ainsi la tentative de l’enfant – ce même enfant qui sera porté en triomphe – de blesser Anna par son jouet. On retrouve dans le récit I due autisti (Siamo spiacenti di…) la même violence chorale et vindicative des mères, la même pulsion au lynchage à l’encontre de deux chauffeurs qui ont tué par leur désespérante maladresse des enfants dans la rue ; ou encore dans le récit Il trolley12 qui met en scène la violence visant le chauffeur qui fait dérailler le tramway n° 6 et qui est reconnu responsable, selon une croyance populaire, de la mort d’un enfant en ville. À nouveau, c’est un groupe indistinct de femmes qui réagit par violence instinctive.
En plus des effets de masse et de groupe, Buzzati utilise l’instrument du fantastique pour mettre en relief l’amour maternel dans la nouvelle L’uovo où une mère réagit à l’injustice subie par sa progéniture avec une fureur surnaturelle. Lors d’un jeu de « chasse à l’œuf » collective, jeu qui tend à être l’apanage de quelques privilégiés des classes aisées (ne serait-ce que pour le prix prohibitif du billet d’entrée), une femme de chambre, portée par sa détermination, réussit à faire participer sa fille, Antonella, à la compétition, une fille pauvre et « sans père »13 (Buzzati 2006c : 794). L’arrogance d’un enfant plus âgé qu’Antonella, la ruse d’une fillette qui d’abord lui offre un de ses œufs puis l’accuse, ainsi que l’intervention pénalisante des adultes sont la manifestation d’un monde n’épargnant pas les plus faibles, monde contre lequel la mère s’oppose, guidée par son instinct de protection. Son énergie est alors inversement proportionnelle à son apparence menue (Buzzati 1992 : 173) et son pouvoir est inouï puisqu’elle peut donner la mort rien que par la force de sa volonté ; la lutte de la mère contre l’injustice devient titanesque puisqu’on fait intervenir contre elle la police, l’armée et les forces de l’O.N.U. L’assurance et la fierté extrêmes qui l’accompagnent dans ses actes donne une aura solennelle à cette mère blessée.
Le lien viscéral qui lie la mère à l’enfant se traduit de manière exagérée et fantastique par des épisodes de violence extrême mais aussi par des récits d’amour maternel infantilisant. Lors d’une étude précédente que nous avions consacrée à l’enfance dans la prose de Buzzati (2011 : 121-135), nous avions constaté d’une part que l’enfant buzzatien est souvent éduqué dans la culture du devoir, d’autre part qu’il est souvent victime d’une protection excessive de la part de l’adulte, et notamment de la figure maternelle, et que ce modèle d’hyper-protection est voué à l’échec. La question qui nous intéresse maintenant est d’analyser comment ce modèle d’hyper-protection de la mère débouche, dans plusieurs récits buzzatiens, sur un effet plus ou moins important d’infantilisation de la progéniture. Le fils ou la fille sont considérés comme des éternels enfants par une mère qui, si elle ne s’en réjouit pas, du moins ne fait rien pour modifier son rapport avec eux et, bien au contraire, défend et nourrit ce rapport.
L’infantilisation peut se manifester par les simples propos d’une mère traitant de petit enfant sa progéniture pourtant adulte, comme dans le récit La guida alpina, où une mère trouve des justifications pour le moins extravagantes au fait que son fils, un guide de montagne de bientôt soixante ans, ne monte plus aux sommets, et significativement le définit comme un « jeune homme »14 malgré son âge ; elle semble ainsi refuser de reconnaître qu’il est depuis longtemps un adulte. La mère de la nouvelle Il mantello s’étonne que son fils, un jeune soldat de retour du front, se cache derrière son manteau et ne comprend pas cette pudeur nouvelle car elle le considère encore comme un enfant qui peut se tenir nu sans honte devant elle (« Mais avec sa maman, comment pouvait-il avoir honte devant sa maman ? »15, Buzzati 2006f : 383). Le processus d’infantilisation de la mère est ancré dans la conscience du protagoniste adulte de la nouvelle Le finestre accese (In quel preciso momento) où un homme vivant seul et rentrant chez lui après une longue absence imagine, à la vue de sa fenêtre éclairée, que sa mère est venue de loin pour l’accueillir, une mère pleine d’attentions infantilisantes qui prépare à son fils un verre d’eau et des bonbons sur la table de chevet.
La mère buzzatienne peut être castratrice vis-à-vis de sa progéniture, qui est alors représentée dans sa soumission docile. La nouvelle I sorpassi en constitue un exemple éloquent car, contraint à une immobilité symptomatique sur le balcon par sa mère, le protagoniste non seulement s’oppose à un camarade du même âge entrevu à bord d’une voiture (« […] moi immobile sur le balcon et lui qui voyageait en auto […] »16, Buzzati 2006c : 822), mais il se voit également contraint à éviter de porter son regard sur les filles et les femmes (Buzzati 1992 : 227).
La figure maternelle peut être également manipulatrice et le pouvoir décisionnel qu’elle exerce bride sa progéniture, figée dans l’obéissance, comme dans la nouvelle La moglie con le ali, où le protagoniste demande conseil en tout premier lieu à sa mère lorsque des ailes poussent mystérieusement sur le dos de sa femme, s’abandonnant docilement à la volonté tenace de sa génitrice qui le pousse à aller consulter le curé. Le conseil maternel se transforme bientôt en ordre auquel le fils ne peut désobéir. Frappée par l’inquiétante découverte, la génitrice en profite pour lui rappeler son opposition ancienne à l’égard de son mariage avec la jeune femme (Buzzati 2006d : 319) – dévoilant ainsi une tentative passée de l’influencer.
L’influence que la mère exerce sur ses enfants, même adultes, peut naître d’une pulsion consistant à vouloir ce qu’elle croit être le meilleur pour eux. La manipulation n’est bien souvent qu’un instrument de la mère pour assouvir, à travers sa progéniture, un rêve de réussite, de succès ou de gloire. Un rêve qu’elle n’a pu réaliser, comme dans le récit Il treno, où une mère avoue à son bébé avoir manqué l’occasion de sa vie par manque de courage, l’occasion perdue étant représentée symboliquement par ce train venu pour elle et manqué à jamais. L’occasion (manquée) d’améliorer sa condition devra alors être saisie par le fils (« Cela veut dire que c’est toi qui partiras, mon fils »17), la mère projetant sur celui-ci son désir de succès, et cela avec la certitude que l’instinct maternel est infaillible (« Oh, les mamans ne se trompent pas »18) ; toutefois, l’atmosphère d’étouffement qui règne dans la pièce laisse présager l’échec de ce projet maternel. Les projections de gloire de la mère sur la progéniture atteignent leur apogée dans la nouvelle L’ibi, où l’ambition d’une génitrice correspond à la réalisation d’un crime parfait qui aurait consacré à jamais son fils comme grand assassin (« L’ambition d’accomplir un crime parfait, son grand rêve, la fierté d’être condamné à perpétuité […], la gloire ! »19, Buzzati 2006g : 459). Là, les limites du rêve de gloire que la mère nourrit pour son fils sont inhérentes au projet qu’elle réalise avec lui, projet qui d’ailleurs échouera de façon misérable.
Le désir de succès que la mère ressent pour sa progéniture est une source de souffrance pour plusieurs personnages buzzatiens, prisonniers de liens familiaux étouffants. Craignant de ne pas être à la hauteur des attentes maternelles, le protagoniste se cache parfois derrière le mensonge, comme dans le texte Seduto in un angolo où un écrivain, abandonné par la grâce, fait semblant de continuer à écrire car sa simulation le préserve du tourment de ne plus être capable de répondre aux attentes de sa mère (« Il écrivait pour ne pas faire de peine à sa mère […] »20). La confiance d’une mère dans les capacités de réussite de son fils nourrit encore plus en celui-ci le sentiment d’échec lorsqu’il n’arrive plus à jouer pleinement le rôle que sa mère lui a tacitement ou explicitement assigné, comme dans la nouvelle Ho dimenticato (Paura alla Scala), où un messager oublie, lors du trajet vers son prince, les choses importantes qu’il devait lui dire. La foi, d’abord aveugle puis déclinante, que la mère a vis-à-vis du messager, son fils, ne fait qu’augmenter chez lui la peur de l’échec. La souffrance est aussi celle d’un individu qui comprend que le désir de sa mère de voir réalisée la gloire filiale passe en premier plan, bien avant la reconnaissance de son mal-être. Dans le texte L’uomo satellite, un jeune homme, candidat d’exception aux prochains lancements de satellites, croit voir dans les yeux de sa mère (et de sa fiancée) une « lueur ardente d’admiration »21 (Buzzati 2006g : 511), une passion brûlante pour ce qu’il a entrepris ; l’expression grandiloquente de l’admiration (« Leur pensée passe au-dessus de moi, obsédée par la grande victoire, par l’affirmation mondiale de notre prestige »22, Buzzati 2006g : 511) suggère que l’objet de l’amour maternel est moins le fils pour lui-même que la gloire. Parfois, la souffrance filiale est le reflet du sentiment paradoxal d’« humiliation »23 qu’éprouve la mère face à l’incapacité de sa progéniture, qui en est ainsi marquée à jamais. C’est le cas fameux du protagoniste Dolfi dans la nouvelle Povero bambino!, lequel, en grandissant avec une mère ambitieuse dans la souffrance et la frustration, deviendra plus tard Adolf Hitler. Le motif du rêve de réussite de la mère et l’échec auquel il est la plupart du temps destiné participent ainsi de la thématique récurrente de la gloire et de son attente dans la prose de Buzzati.
Le cas du petit Dolfi, futur Hitler, n’est pas isolé dans la prose buzzatienne ; il est même emblématique de nombreux personnages buzzatiens qui ont subi les conséquences d’un rapport à la mère non pas libérateur et énergisant, mais frustrant et étouffant. L’étude de la figure maternelle buzzatienne permet de voir en effet comment le sentiment de solitude, si présent dans son œuvre, est souvent associé à l’absence de la mère ; l’étude permet également de faire apparaître une autre conséquence du rapport à la mère chez bien des personnages : la culpabilité.
3. L’enfant à l’épreuve de l’amour maternel
Les sentiments d’abandon et de solitude ainsi que le sentiment de culpabilité qui frappent plusieurs personnages buzzatiens apparaissent comme les conséquences néfastes d’un amour maternel effréné.
Le sentiment d’abandon est vécu comme le reflet de l’éloignement de la mère ou de son propre éloignement vis-à-vis d’elle. Viscéralement attaché à sa génitrice, l’individu semble ne pas avoir trouvé l’occasion de grandir et de se détacher graduellement de la figure maternelle. Infantilisé et fragilisé par l’emprise de la mère, il porte les signes de cette dépendance, sans que l’âge adulte suffise à le faire rentrer à pleinement dans le monde des adultes. Adulte à moitié, encore fondamentalement victime du cordon le rattachant à sa génitrice, le personnage buzzatien souffre en comprenant que ce rapport s’est partiellement brisé, sans qu’il ait pour autant la force de se séparer complètement d’elle.
La déception vis-à-vis d’une mère qui ne semble plus avoir les mêmes attentions que par le passé est une des manifestations de ce sentiment d’abandon ; la déception souligne alors deux grandes thématiques buzzatiennes : la solitude du protagoniste tout autant que l’écoulement du temps. Au chapitre XVIII du Deserto dei Tartari, quand Drogo rentre en ville après sa permanence au fort Bastiani, sa mère n’est plus là pour lui consacrer tout son temps (« Seule restait sa mère, mais elle aussi devait sous peu sortir, pour aller assister à une cérémonie, à l’église où l’attendait une amie »24, Buzzati 2006b : 267) et l’éloignement maternel qu’il ressent rend plus douloureuse sa solitude (« Il était tout seul dans sa chambre, sa mère priait à l’église, ses frères étaient loin, le monde entier vivait donc en se passant parfaitement de Giovanni Drogo »25, Buzzati 2006b : 267). L’amertume du protagoniste est encore plus forte lorsque, de retour d’un bal nocturne, il comprend que sa mère ne veille plus comme autrefois pour l’attendre et qu’elle dort, sourde aux mots qu’il a prononcés en rentrant. Le temps a passé, séparant à jamais le protagoniste de sa jeunesse où sa mère sursautait à son retour (« Seuls les pas de son fils la réveillaient, non pas qu’ils fussent bruyants […]. Aucune raison spéciale, en dehors du fait qu’il était son fils »26, Buzzati 2006b : 269).
Dans l’épisode de la lettre que Drogo cherche à écrire à sa mère, au chapitre VI, s’il est vrai, comme l’affirme Yves Panafieu, que ce geste représente pour lui « la quête, naturelle et spontanée, d’un refuge et d’une affirmation réconfortante de sa vérité du moment » que seule la mère est susceptible de pouvoir « entendre et accepter » (Panafieu 1989 : 49-50), il est vrai également que Drogo finit par lui taire les angoisses existentielles qui le tourmentent : la solitude est alors celle d’un individu incapable d’exprimer ses pensées inquiètes, même à sa mère, l’être le plus proche d’un point de vue affectif. L’insistance sur l’impossibilité de Drogo de communiquer son vrai ressenti à sa mère (« Non, même avec sa mère il ne pouvait être sincère […] »27, Buzzati 2006b : 200) fait vibrer avec plus de force toute sa solitude.
Au chapitre IV, enfin, le sentiment de solitude extrême que le protagoniste vit le soir de son arrivée à la forteresse est lié à l’image de la mère qu’il porte en lui. L’acuité de ce sentiment dépend de la distance à la fois géographique et morale de sa génitrice, dont il sent qu’elle doit maintenant partager ses attentions amoureuses avec ses frères (Buzzati 2002a : 33). L’idée de l’amour maternel destiné à un autre est exprimée avec force également dans Solitudini, cinquième épisode de Viaggio agli inferni del secolo, épisode au titre significatif où un enfant est enfermé par sa mère qui commet un adultère dans la pièce contiguë. La mère participe ainsi du leitmotiv de la femme traîtresse particulièrement fécond dans la prose buzzatienne ; mais ici, le sentiment de trahison est avant tout perçu par l’enfant. La porte fermée à clé, ses appels inécoutés qui contrastent avec les gémissements de jouissance des adultes renforcent l’idée de la solitude ressentie, tandis que l’expression grave de l’enfant et l’éparpillement des jouets cassés dans la pièce semblent être les symptômes de la fin de l’insouciance enfantine. Le narrateur souligne d’ailleurs que l’enfant, de dos, semble avoir au moins cinquante-huit ans, ce qui renforce l’idée de l’enfance brisée de ce personnage qui portera la douleur de l’abandon sa vie durant (« […] petit vieux il sera tel quel »28, Buzzati 2006c : 927). Un passage du roman Un amore suggère plus explicitement encore comment l’adulte peut porter en lui un sentiment d’abandon qui rappelle l’enfance : lorsque Dorigo, quinquagénaire amoureux d’une call-girl, comprend avec douleur qu’il n’est pas aimé, il éprouve un sentiment de solitude et d’égarement qu’il rattache à l’enfance :
Et les autres ? sa maman, ses amis ? Quelle catastrophe s’ils le savaient. Et pourtant à cinquante ans aussi on peut se retrouver comme un petit enfant, aussi faible éperdu épouvanté qu’un petit enfant qui s’est égaré dans l’obscurité d’une jungle29 (Buzzati 2006i : 594).
Le sentiment de solitude est directement lié à la figure d’une mère incapable de comprendre les états d’âme profonds de sa progéniture : comme la mère ambitieuse de Povero bambino !, qui plonge son enfant dans une « solitude amère »30 – lui qui avait déjà été mis à l’écart par ses camarades de jeu –, ou la mère du Racconto del reduce qui, malgré son amour, écoute sans empathie les récits de son fils de retour de la guerre. Le manque d’empathie de la part d’une mère accentue les peines de l’individu souffrant de sa diversité ou de l’isolement que les expériences de la vie lui ont imposé (Buzzati 2006a : 27).
Même l’expérience de la mort, thématique centrale dans la prose buzzatienne, est vécue comme un moment de solitude extrême en lien avec la mère : le narrateur du texte 10 luglio 1945 (In quel preciso momento), comprenant que son ‘ avis de départ ’ est arrivé, a une pensée émue pour sa maman, encore vivante, et souhaiterait son aide – qui pourtant ne semble pas venir ; de même, le protagoniste d’Ottavio Sebastiàn vecchia fornace, face à la mort, souffre d’autant plus qu’il se rend compte que la mère, défunte, ne pourra aucunement l’aider et que tout individu affronte seul la mort (Buzzati 1985 : 82).
À côté du sentiment d’abandon ou de solitude, la culpabilité caractérise l’enfant buzzatien devenu adulte. Ce sentiment peut s’exacerber jusqu’à devenir remords après la mort de la mère. Signe de la difficulté de l’individu à s’affranchir complètement de la figure maternelle, signe de son incapacité à s’opposer au chantage involontaire qu’elle met en œuvre pour ne pas se séparer de lui, le sentiment de culpabilité est la manifestation d’un malaise existentiel qui caractérise l’individu, lequel, tout en prenant de l’âge, n’arrive pas à se détacher naturellement de sa génitrice.
Cette impossibilité peut être due à l’oppression qu’exerce sur lui le poids du devoir filial, devoir qu’il vit comme une véritable entrave. Dans le récit I giovani31, quatre personnages, nés à vingt ans d’écart l’un de l’autre, prennent la parole et dans leurs mots apparaît avec évidence le contraste strident entre le discours de revendication de leur jeunesse d’une part et d’autre part leur rapport obligé à la mère, car chacun d’entre eux se sent contraint de lui téléphoner. Leur dépendance de la mère ne saurait se résoudre que par leur soumission : ils téléphonent, au bout du compte, pour ne pas l’inquiéter ou la contrarier, mais surtout pour ne pas se sentir coupables. D’autres exemples de culpabilité se retrouvent dans La notizia, où un chef d’orchestre, après avoir pensé quitter la salle pour échapper à une menace, repense aussitôt à sa mère âgée et cette seule pensée le dissuade (Buzzati 2002b : 1075) ; ou dans La patria, où la culpabilité émerge lorsque l’adulte pense abandonner le nid maternel : elle se manifeste aussi bien par l’incapacité de communiquer à la mère que le moment du départ est venu que par les recommandations, formulées au frère, d’exaucer les petits souhaits exprimés par la mère, jusqu’ici niés à la génitrice par égoïsme (Buzzati 2006a : 121). La culpabilité est telle que le fils demandera pardon à sa vieille maison après avoir pensé, en vain, l’abandonner, cette demande étant en réalité une demande intime de pardon à sa mère.
L’impression de faire souffrir la mère est un facteur déclencheur de culpabilité. La désolation et l’effarement qu’elle éprouve, lorsqu’elle se rend compte que son fils ne voudrait pas rester, sont tellement visibles pour le protagoniste de la nouvelle Direttissimo qu’il remet en question, initialement, son projet de repartir aussitôt par le train (Buzzati 2002b : 955). L’hésitation du fils face à la souffrance de la mère comme signe du sentiment de culpabilité dont il est victime est encore plus significative si nous comparons ce comportement à l’attitude qu’il a vis-à-vis de Rosanna, la femme aimée, entrevue à une gare précédente. Certes, Rosanna est en train de s’éloigner lorsque le train arrive et elle ne répond pas aux appels du protagoniste, mais l’amour pour une femme ne le fait pas sursauter autant que la douleur de sa mère et c’est ainsi qu’il n’envisage même pas de descendre du train à sa vue (Buzzati 2002b : 956).
Le chantage involontaire que la mère impose à son fils consiste à créer en lui une attente qu’il n’a pas le courage de décevoir malgré lui. Ainsi, dans I due autisti, récit qui parut d’abord dans le Corriere della Sera le 21 avril 1963 et dont Yves Panafieu (1989 : 47) a mis en évidence la part d’autobiographie, le souvenir du protagoniste va, après la mort de la mère, à sa « voix redoutée »32, la voix de la mère lui demandant s’il rentrerait pour manger, une voix qui cache, dans sa demande, un désir que le protagoniste ne veut pas assouvir. Le fait de ne jamais avoir pu formuler une réponse négative à cette requête implicite mais d’avoir toujours choisi le mensonge est la démonstration d’un sentiment de culpabilité enraciné. L’heure du remords pour le protagoniste arrive après la mort de sa mère, comme « motif d’autocondamnation » (Panafieu 1989 : 51), exacerbation post mortem du sentiment de culpabilité dont il n’a pas pu se libérer.
Au terme de notre étude, force est de constater que des constantes se dégagent autour de la figure maternelle buzzatienne et de son rapport à la progéniture. Comme Janus, la figure de la mère offre deux visages : d’une part, elle est symbole d’un temps et d’un espace sécurisé, celui du bonheur de l’enfance ; de l’autre, elle est obstacle à la réalisation existentielle de sa progéniture – une progéniture dont les angoisses (comme celles du temps qui passe, de la solitude, de la gloire et de la culpabilité) sont souvent présentées comme des conséquences d’un rapport à la mère inhibiteur.
Le portrait de la mère, refuge recherché qui peut se dégrader et devenir la source d’une souffrance infernale, va au-delà d’une conception conformiste du rôle de la mère italienne à l’époque de Buzzati. L’insistance sur ce portrait contrasté de la mère débordante d’amour, mais en même temps castratrice par l’autorité de son modèle et par sa présence, nous pousse à songer en dernière analyse à un rapport étroit entre écriture et vécu personnel de l’auteur. Sans pour cela vouloir démontrer ce lien – démonstration qui demanderait une étude à part – nous pouvons avancer l’hypothèse selon laquelle Buzzati, en créant des personnages de mères, mettrait en fiction son propre rapport avec sa génitrice. Issue de la haute noblesse vénitienne et veuve avec trois garçons et une fille, celle-ci exerça une forte emprise sur l'écrivain au point que, dans ses interviews avec Yves Panafieu (1973 : 20), il avoua qu’il resta à ses côtés jusqu’à sa mort sans doute à cause de sa forte personnalité.
L’étude du portrait maternel, qui fait partie du groupe plus vaste des figures féminines buzzatiennes, fait apparaître la prégnance de cette question existentielle qu’est le rapport à la mère, question sous-jacente dans l’œuvre mais non moins significative pour la compréhension des personnages et, par effet de miroir, pour la compréhension de leur auteur.
Références bibliographiques
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Buzzati, Dino (1988). Le Régiment part à l’aube (trad. de S. et M. Breitman). Paris : Laffont.
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Panafieu, Yves (1973). Un autoritratto. Dialoghi con Yves Panafieu. Milan : Mondadori.
Panafieu, Yves (1989). Eve, Circé, Marie : Ou la femme dans la vie et l’œuvre de Dino Buzzati. Liancourt-Saint-Pierre : Y.P. Éditions.
Vignali-De Poli, Cristina (2011). « Le poids de l’enfance dans les récits de Dino Buzzati », in : Enfance et identité nationale dans la littérature italienne du XVIe au XXe siècle : regards croisés, sous la dir. de Rosaria Iounes-Vona. Metz : Centre de Recherche Ecritures, 121-135.