Née en 1776 à Paris, Sophie Gay était une salonnière de renom et l’une des femmes de lettres les plus en vue des années 1800. Le succès de ses nombreux romans sentimentaux ne lui valut pourtant pas l’estime des milieux intellectuels de son temps, et dès les débuts de la Restauration elle était devenue un écrivain sinon oublié, du moins assez peu apprécié. Même Sainte-Beuve, plus nuancé que ses contemporains dans ses propos sur les talents littéraires de Sophie Gay, écrivit à la mort de celle-ci, en 1852 : « ce n’était qu’un amateur qui avait beaucoup écrit » (s.d. 81).
Sa fille Delphine, née en 1804, fréquenta dès son plus jeune âge le salon de Sophie, et devint à son tour, sous la monarchie de Juillet, l’une des femmes de lettres les plus célèbres de son temps, prenant ainsi la relève de sa mère qu’elle dépassait, disaient ses contemporains, en beauté et en talent. Ses romans, de facture hybride, tenant à la fois du récit sentimental, de la comédie satirique et du conte fantastique, ne trouvèrent pas leur place dans le canon littéraire, pas plus que sa poésie, et quelques années après sa mort, en 1855, Delphine de Girardin était déjà, comme sa mère, un auteur oublié. C’est ce qu’avait prévu la duchesse de Maillé dans ses Souvenirs lorsqu’elle remarquait, dès les débuts de la jeune fille poète, en 1825 : « Je crains bien qu’elle n’ait jamais qu’une réputation contemporaine de sa beauté » (1984 : 175). C’est la chroniqueuse et non la femme de lettres qui est aujourd’hui connue du public pour ses Courriers de Paris, publiés entre 1836 et 1848 en feuilletons hebdomadaires dans La Presse, l’un des premiers grands quotidiens, fondé en 1836 par son époux, Émile de Girardin. Les Courriers, dont le succès fut retentissant, connurent une distribution en librairie en 1843, sous le titre Lettres parisiennes du vicomte de Launay, nom de plume que Delphine réservait à ses écrits de feuilletoniste. C’est aussi sous ce titre que les Courriers furent réédités en 1986. Mais des six romans et huit pièces de théâtre, des contes pour enfants ou de la poésie de Delphine de Girardin, il n’existe aucune publication récente, hormis quelques réimpressions en fac-similé : il y eut, en 1979, une reproduction des trois courts romans, Le lorgnon (1832), La canne de Monsieur de Balzac (1836) et Il ne faut pas jouer avec la douleur (1853), sous le titre original de la publication de 1853, Nouvelles. Parmi d’autres reproductions, particulièrement en provenance des États-Unis, on peut noter une réédition, elle aussi en fac-similé, des Œuvres complètes de Madame de Girardin, publiée en 2009 par Nabu Press.
1. « Un bonheur si parfait »
L’arrivée de Delphine Gay sur la scène littéraire fut celle d’une star. Son succès immédiat, sa célébrité fulgurante étaient en fait le résultat d’un travail minutieux et ciblé de Sophie Gay, qui avait mis en place un appareil publicitaire des plus imposants pour faire de sa fille la vedette des années 1820 : positionnement stratégique dans l’espace des salons, des réunions mondaines et des colonnes de presse, usage habile de l’entregent, gestion de l’événementiel, rien ne fut laissé au hasard. Sophie avait réussi là une véritable opération médiatique. Delphine Gay, qu’on n’appelait plus que ‘la muse’, par allusion quelque peu moqueuse à son célèbre poème de 1825 La vision, dans lequel Jeanne d’Arc se proclame « Muse de la patrie » (1842 : 197), était bien une création maternelle. Le journaliste Delécluze rapporte d’ailleurs, pour s’en amuser, les paroles de Sophie Gay à propos d’une poésie de Delphine : « nous avons écrit des vers » (1948 : 335). Dans une société où les jeunes filles étaient de toute façon extrêmement soumises à la tutelle parentale, l’assujettissement à la mère ne pouvait paraître inconvenant que dans son aspect dramatisé et caricatural, dans la démesure de sa mise en spectacle. Au-delà des anecdotes de salon qui prêtent à la mère des motifs peu louables, on sent pourtant toute la fascination qu’exerçaient les deux femmes de lettres sur leurs lecteurs. Entre Delphine de Girardin et Sophie Gay, l’attachement est réciproque, fort jusqu’à l’excès. L’une et l’autre vont se nourrir de cette relation fusionnelle, et Delphine en fera un motif structurant de toute son œuvre. L’expérience empirique et l’aventure poétique s’imbriquent et se cristallisent ainsi, dès les années de formation de la ‘muse’ autour du topos mère/fille.
Si la fille est, disent méchamment certains, la meilleure production de la mère, c’est bien la mère qui, dans les Essais poétiques que Delphine publia en 1823, est œuvre de la fille. Ce recueil, dont plusieurs pièces se construisent autour d’un envahissant personnage maternel, fut acclamé du public et boudé par la critique : « sa poésie n’abonde pas trop en idées », écrivit un journaliste, « au reste, c’est de trois sources seules qu’elles découlent, ‘beauté, amour, ma mère’ » (Malo, 1924 : 197). Cette raillerie de journaliste n’est pas sans fondement. Les Essais poétiques, dédiés « à ma mère », sont, du début à la fin, un hommage attendri à Sophie.
Pas de surprise donc qu’à l’incipit de ce recueil se trouve le poème À ma mère. On y lit toute la tendresse filiale de Delphine, à laquelle se mêle cependant un ressentiment sourd. Le poème est un reproche, astucieusement tourné en compliment, car la mère, tenue responsable d’avoir fait un poète de sa fille, est aussi accusée d’en avoir tiré profit :
En vain dans mes transports ta prudence m’arrête,
Ma mère, il n’est plus temps ;
Tes pleurs m’ont fait poète !
Si j’ai prié le ciel de me les révéler
Ces chants harmonieux, c’est pour te consoler (Girardin, 1842 : 6).
Dans ce poème de la gratitude filiale Delphine souligne aussi combien la résistance aux volontés maternelles est vaine. Plus loin dans ce même texte, elle fera allusion aux lourdes contraintes de cette relation exclusive avec sa mère, à la fois aimante et paralysante :
Ah si le ciel un jour daignait m’unir à lui !
Mais non, éloignez-vous, séduisante chimère ;
En troublant mon repos vous offensez ma mère ;
Tant qu’elle m’aimera qu’aurais-je à désirer ?
Un bonheur si parfait me défend d’espérer.
En troublant mon repos vous offensez ma mère;
Tant qu'elle m'aimera qu'aurais-je à désirer?
Un bonheur si parfait m’interdit d’espérer (Girardin 1842 : 6).
Le thème de l’amour exclusif fut repris dans le roman La Canne de Monsieur de Balzac, publié en 1836, dans lequel Clarisse Blandais, jeune fille poète dont la carrière est entièrement gérée par sa mère, déclame un poème de sa composition dans lequel elle semble à la fois désirer et redouter la séparation, inviter et repousser le futur amant qui viendra s’interposer. Le poème se termine par l’injonction à la mère : « gardez-moi près de vous » (1979 : 243), mais le roman reste celui d’une rupture avec l’espace maternel. Dans la réalité, Sophie avait déjà choisi une autre façon de resserrer les liens, car en alignant ses propres écrits sur ceux de sa fille, elle avait mis en place une stratégie d’appropriation toute littéraire. Au célèbre poème de Delphine Le Bonheur d’être belle, elle répondit par Le Bonheur d’être vieille (Malo, 1924 : 247). Et après que sa fille eut délaissé la poésie pour le genre romanesque avec la publication, en 1832, du Lorgnon, Sophie publia de son côté une nouvelle sur le thème identique du voyeurisme et de l’espionnage amoureux, intitulée Le Télescope.
Émule de Delphine après avoir été son mentor, double de sa fille, Sophie lui reconnaissait même une supériorité qu’elle n’hésita pas à lui dire. Dans l’une de ses lettres non publiées, Sophie encourage sa fille à exercer son « talent d’écrire qui défie tout » (Mabille : s.d.)1. Elle se posa, jusqu’à sa mort, comme l’atteste sa correspondance, en gestionnaire de ce talent, privilégiant l’inclusion et non la concurrence. Les relations intertextuelles que Sophie était prompte à établir entre leurs écrits respectifs, la réciprocité littéraire qu’elle cherchait toujours à entretenir, reflétaient bien, comme dans un jeu de miroirs, l’image d’un « encadrement » de la fille par la mère. Et quel meilleur moyen d’encadrer que par un portrait ?
En 1824, Sophie commanda au peintre Louis Hersent un portrait de Delphine. Ce portrait est resté célèbre, peut-être parce que Gautier l’a décrit, après la mort de Delphine, dans cette pose apprêtée qu’il avait aimée, « robe blanche, écharpe bleue, longues spirales de cheveux d’or, bras replié » (1874 : 114). C’est un tableau qui a peut-être aussi inspiré Lamartine, dans le récit qu’il fait de sa première rencontre avec Delphine, lors d’un voyage en Italie. Le poète a surtout retenu le détail du bras replié : « son bras, admirable de forme et de blancheur, était accoudé sur le parapet. Il soutenait sa tête pensive » (1927 : 157). C’est aussi un portrait qui a une histoire : Sophie, peu de temps après la livraison du tableau, commanda au même peintre son propre portrait. Mais celui-ci est un portrait en pied, plus complexe que le tableau de la muse, car il contient un double espace pictural : on y voit le mur de l’appartement, sur lequel est accroché le fameux portrait de Delphine à l’écharpe bleue, ainsi intégré, et comme emprisonné dans l’espace maternel.
Ce qui rend cette anecdote particulièrement significative est l’hostilité brutale de Delphine à cette composition. Le peintre, accablé par les objections de la jeune fille, décida de ne pas livrer le portrait et s’en expliqua ainsi à Sophie :
Je suis dans la nécessité de vous dire que la manière dont mademoiselle votre fille s’est expliquée hier relativement à votre portrait m’a tout à fait découragé. […] Je pense que dans cette situation le mieux est de ne pas se consumer à redresser infructueusement un ouvrage mal pris (Malo, 1924 : 206).
La désapprobation de Delphine s’explique mal, et n’est probablement pas motivée par des raisons d’esthétique. On envisage plutôt une réaction hostile à la symbolique d’appropriation et d’enfermement que représente le portrait dans le portrait. Delphine dut voir bien plus clairement affiché dans l’espace du tableau que dans celui des pages imprimées, le processus de récupération que cette exhibition de la fille par la mère pouvait suggérer. Le portrait de Sophie fit l’objet d’un veto, pour le moins surprenant de la part d’une fille réputée soumise à la tyrannie maternelle, mais qui fut sans appel. Le tableau, destiné au salon de 1825 où sera seul exposé celui de Delphine, resta dans l’atelier du peintre.
2. La pensée abandonnique
L’anecdote du portrait encadré ne peut que suggérer une résistance de la fille à la dynamique fusionnelle entretenue par la mère. Et l’on trouve dans cette appropriation de Delphine par Sophie, dans cette sorte de retour utérin qu’est l’emboîtement des portraits, l’immense tension affective qui n’a cessé de hanter les deux femmes. Car le don maternel, à savoir la transmission du métier et l’inspiration poétique, est aussi, pour la fille, une double contrainte, celle de la gratitude jamais suffisante devant l’amour si dévoué de Sophie, et du ressentiment devant l’exigence maternelle. La dette filiale reste impayée, et Sophie de le rappeler dans un poème non publié et d’autant plus brutal qu’il est peu mérité. Ce texte fut rédigé bien après le mariage de sa fille, événement qui marqua profondément Sophie, et qu’elle vécut comme un abandon :
On meurt seule, il est vrai, vos enfants à leur tour
Sur d’autres que vous ont placé leur amour.
Tels que le jeune oiseau, fier d’essayer ses ailes,
La rose, le sorbier, tout les rend infidèles.
Vous n’êtes plus pour eux, sauf un jour de douleur
Qu’une amie inutile, un portrait sans couleur (Mabille : s.d.)
La mention du portrait « sans couleur » est-elle une allusion à celui que Delphine, alors toute jeune fille, rejeta ? Le mot « infidèle » évoque en tout cas une trahison amoureuse et dramatise de façon exagérée la ‘défection’ de Delphine, lors de son mariage.
L’analyse des lettres non publiées de Sigismond Gay, mari de Sophie, à ses deux filles Delphine et Isaure, et celles, bien plus tardives, de Sophie à Delphine, permettent de reconstituer une sorte de ‘roman familial’ qui se construit autour du thème de la revendication d’amour et de la carence affective. Seule la correspondance des parents est restée, mais leurs lettres sont à l’évidence des réponses aux reproches de leurs filles. Sigismond rabroue d’abord Isaure, surnommée ‘Cendrillon’ de se sentir mal aimée de ses parents : « dépouille-toi de cette ombrageuse défiance » lui conseille-t-il en février 1821 (Mabille : s.d.). Il reprend d’ailleurs exactement le même terme lorsqu’il s’adresse à Delphine, dans une lettre datée du 19 avril 1822, à qui il reproche aussi d’être « sans cesse en défiance sur tout sentiment que tu inspires où tu crois toujours qu’on te rend de la fausse monnaie contre de la bonne que tu donnes » (Mabille : s.d.). Dans cette même lettre, le père contredit sa fille et ses demandes affectives, non en la rassurant mais en redoublant ses remontrances : « Je ne me serais jamais cru si peu avancé dans ta confiance et dans ton affection pour croire qu’il me fut nécessaire de t’en donner périodiquement des preuves » (Mabille : s.d.). De la part des parents comme des enfants, il s’agit toujours de nier l’amour de l’autre pour mieux s’assurer qu’il existe bien, dans la logique perverse de ce que la psychanalyste Germaine Guex a appelé la névrose d’abandon. C’est un ressassement affectif qui consiste à « mettre à l’épreuve pour faire la preuve » (Guex 1950 : 18), c'est-à-dire à mettre à l’épreuve l’objet aimé afin de le prendre en défaut d’amour, cette mise en échec passant par des exigences impossibles à satisfaire.
Après la disparition prématurée du père, Sophie prendra sa relève, sur le mode de la surenchère affective : « tu es ma pensée et il me semble que mon esprit est mort quand tu n’es pas là pour l’animer » (Mabille : s.d.) écrit-elle à Delphine, alors quadragénaire. C’est un discours réprobateur, plaintif, assénant des blâmes, non seulement sur « l’infidélité » de Delphine trop absente ou trop indifférente, mais aussi, et c’est plus grave, sur son manque d’assiduité au travail et pire encore, sur le gaspillage de son talent. Ce type de jugement, Delphine le connaît bien : c’est aussi la critique que Balzac lui avait adressée à propos de son roman La Canne de M. de Balzac, qu’il qualifie de « mièvreries » (Séché 1910 : 220). La désapprobation maternelle à propos du talent jamais assez bien exploité (venant contredire les déclarations admiratives citées plus haut) ravive chez la fille la hantise abandonnique de l’aimance insatisfaite et renforce la dépréciation de soi, que Delphine exprime maintes fois dans ses écrits.
Une façon de régler cette angoisse liée à la mère est de la faire disparaître, et la mort maternelle est un thème que Delphine a largement exploité dans son œuvre romanesque. Mais pour ses héroïnes orphelines, la perte de la mère est doublement un malheur, car elle entraîne toujours la dissolution de l’unité familiale et la désertion du père, qui se remarie. Les pères restent les grands absents des réseaux familiaux exclusivement gérés par les femmes. Par leur défaillance, ils font basculer la demande affective de leurs filles vers la parentèle féminine, constituée par la multitude des belles-mères, tantes, marraines et belles-sœurs qui viennent prendre le relai de la mère absente.
Pourtant, la disparition maternelle est plus problématique que l’absence du père. Les mères despotes dans les deux romans de Delphine, La Canne de M. de Balzac (1836) et Marguerite ou les deux amours (1852), sont évincées, mais les filles ne sont pas pour autant libérées de leur tutelle tyrannique. Et les mères ne meurent qu’en s’assurant la soumission indéfectible de leurs filles. On retrouve ici ce que j’appellerai le ‘syndrome de la princesse de Clèves’. Paralysée par la mort de Mme de Chartres, qu’elle vit comme un abandon irréparable, la princesse de Clèves ne pourra que valider la prescription maternelle qui interdit la passion amoureuse au profit du fameux ‘repos’. L’orpheline des romans de Delphine de Girardin prête la même allégeance exclusive, indéfectible et débilitante à la mère disparue. L’image du « bonheur si parfait » du poème de 1823 s’est fossilisée dans la mémoire filiale, c’est une représentation mentale qui n’invite aucun compromis ni aucune exception.
Il faudra attendre le dernier roman Marguerite ou les deux amours, publié après la mort de Sophie, pour trouver un conflit ouvert entre mère et fille, qui ne soit pas, comme dans La Canne de M. de Balzac ou Le Lorgnon, édulcoré par l’usage du merveilleux et du comique. Dans cet ultime roman, la mère, Mme d’Arzac explique à sa fille, qui l’accuse d’être une « athée de l’amour » : « Certainement je serais incapable de diviser mon pauvre cœur [...] je ne suis faite que pour une seule passion : l’amour maternel. Voilà pourquoi je n’ai jamais pu éprouver un autre amour » (Girardin 1857 : 45).
Ce modèle relationnel ‒ l’amour entre mère et fille comme unique choix affectif ‒ est systématiquement remis en cause dans ce roman des règlements de compte. L’héroïne, Marguerite, seul personnage de fille qui soit aussi mère, est, au contraire de Mme d’Arzac, un être partagé (d’où le sous-titre du roman, Les deux amours). En rejetant le postulat de la maternité exclusive et la transmission de ses valeurs d’autarcie, Marguerite est en rupture de ban. Elle paiera de sa vie cette transgression.
La relation mère/fille doit son caractère exclusif non seulement à l’absence des pères mais à celle des maris, et l’on peut dire qu’elle est liée au veuvage, statut que partagent les mères et les filles dans l’œuvre de Delphine de Girardin. Mais à la différence des mères, les filles veuves font preuve d’une étonnante incapacité, ne profitant jamais de l’autonomie légale que leur accorde l’état civil. Toujours chaperonnées par des tutrices implacables, les veuves sont de loin les personnages féminins les plus vulnérables : malades, alanguies, inadaptées, elles vivent une sorte d’adolescence prolongée, qui contraste avec la santé et l’énergie impétueuse des jeunes filles et des mères. Les veuves se remarquent par une candeur et une innocence virginales, et c’est d’ailleurs, dans Le Lorgnon, le grand secret de la jeune veuve, Valentine de Champléry, dont le premier mariage n’a pas été consommé. Léontine, l’héroïne de Il ne faut pas jouer avec la douleur (1853), et Marguerite dans le roman éponyme, ont un passé conjugal tout aussi inexistant. Laurence, l’héroïne du Marquis de Pontanges (1835), veuve dans la seconde partie du roman, « ne savait rien de l’amour », rappelle la narratrice (Girardin 1856 : 80).
Ce processus d’infantilisation des veuves, basé sur l’expérience d’une sexualité conjugale désastreuse ou absente, ramène les filles sous le toit maternel, ou du moins dans des lieux annexes, où les stratégies matrimoniales visant les intermariages et les unions consanguines sont maintenues et renforcées. Le second mariage, qui constitue le projet dramatique de chacun des récits, viendra donc confirmer et régulariser le choix endogamique dont la tonalité incestueuse est évidente. Dans Le Marquis de Pontanges, Laurence se remarie avec son cousin « qui lui convenait […], ajoute la narratrice, comme relation, comme alliance de famille » (Girardin 1856 : 275). Dans Il ne faut pas jouer avec la douleur, c’est un beau-frère qu’épouse Léontine en secondes noces. Et notons que dans Marguerite, le fiancé, qui est le cousin germain de la jeune veuve, a le même patronyme que Mme d’Arzac : Marguerite pourra en retrouvant son nom de jeune fille se faire, par son mariage, le double onomastique de la mère. Les veuves virginales réintègrent donc le domicile maternel où les stratégies matrimoniales visant les unions consanguines sont maintenues et renforcées.
3. L’étranger dans la maison
Mais c’est compter sans l’étranger, dont l’apparition est une véritable effraction dans l’espace maternel. L’étranger, c’est l’anti-mère, c’est l’anti-famille. C’est un homme comme Émile de Girardin, un homme qui a usurpé son nom, puisqu’il est fils naturel d’un père qui lui a refusé son patronyme. Ce voleur de nom n’appartient pas aux milieux littéraires où Sophie et Delphine ont leurs entrées. C’est un ‘self made man’, un industriel qui saura profiter de la surface sociale de Sophie Gay, et lui prêtera d’ailleurs, en retour, les colonnes de son journal La presse, mais qui saura mettre entre la mère et la fille une distance rigide, mal vécue, du moins par Sophie qui, tout en continuant de fréquenter le célèbre salon de sa fille, se retire à Versailles. Les reproches pleuvent : « J’ai épuisé tout mon courage à vivre si longtemps loin de toi ; et j’ai trop peur que tu ne t’aperçois (sic) pas de mon absence » écrira-t-elle à sa fille dans un billet inédit et non daté (Mabille : s.d.).
L’étranger s’installe. Il transforme, il libère. Mais cet outsider est gênant. C’est un intrus qui transgresse les normes de la civilité et pervertit les règles de la bienséance aristocratique, forçant les repères et les limites de la sociabilité familiale dont la mère est le dépositaire. Dans l’œuvre de Delphine de Girardin, non seulement l’étranger se place en concurrent de la mère, puisqu’il détourne à son profit l’amour de la fille, mais il menace la comptabilité maternelle : dépensier et insatiable, il prend sans demander, il possède sans payer, il donne sans calcul, remplaçant le système de la dette, appartenant à la mère, par celui du don. Mme d’Arzac, dans Marguerite, est sensible à cet effondrement de son système de valeurs lorsque l’étranger, Robert de La Freynaye fait sa scandaleuse apparition. Elle n’a d’ailleurs plus aucune retenue devant cet ennemi, sinon de classe, du moins de caste : « sa malveillance contre M. de La Freynaye tenait de la monomanie ; elle oubliait pour lui sa bonté naturelle, son éducation distinguée, les lois de la politesse même » (Girardin 1857 : 155).
Julia Kristeva écrivait dans son livre Étrangers à nous-mêmes : « De l’étranger, on l’a souvent noté, il n’y a de définition que négative » car, poursuit-elle, « l’étranger est l’autre de la famille, du clan, de la tribu. Il se confond d’abord avec l’ennemi » (1988 : 139). C’est en ces termes que Mme d’Arzac voit le prétendant de sa fille, « un ravisseur qui cherchait à la lui enlever » (Girardin 1857 : 155). Dans tous les romans, l’hôte maléfique et vorace est redoutable dans son pouvoir de persuasion. Il s’en faut de peu, d’un malentendu (Il ne faut pas jouer avec la douleur) ou d’une lettre qui tarde (Le Marquis de Pontanges), qu’il n’obtienne la femme aimée. Parfois, il est vrai, il réussit à arracher celle-ci à un destin conjugal morne, comme dans Marguerite ou dans La Croix de Berny, roman publié en 1845, auquel collaborèrent Gautier, Méry et Sandeau. Mais c’est une brève victoire, puisque tout ce qui touche l’étranger est précaire, et que le mariage avec lui se soldera dans les deux romans, par la mort de l’héroïne.
Paradoxalement, les deux courts romans dans lesquels la fille parvient à s’extirper de l’espace de contrainte géré par les mères, La Canne de M. de Balzac et Le Lorgnon, sont ceux qui lui offrent le moins d’indépendance, et l’obéissance infantile des deux héroïnes à leurs futurs époux reste aussi surprenante qu’inexpliquée. On peut alors s’interroger sur cette alternative à la tutelle maternelle. Dans La Canne de M. de Balzac, par exemple, Clarisse renonce à une carrière littéraire pour vivre le bonheur conjugal en province, et, ultime ironie du roman, chez la mère de son mari. Ce renoncement se reproduit en fait dans presque tous les récits, qu’il s’agisse d’un projet amoureux qui n’aboutit jamais ou qui finit mal, ou bien d’un projet artistique ou littéraire qui n’est pas réalisé. C’est le cas, en particulier, de la pièce en un acte, La Joie fait peur, dans laquelle l’héroïne abandonne la peinture, comme Clarisse, dans La Canne de M. de Balzac, délaisse la poésie. Delphine privilégie cette mise en scène de l’abnégation et de l’obscurité pour faire du renoncement et du repli son esthétique d’écrivain mineur.
Or ce renoncement est lié, dans l’imaginaire des romans, à la figure maternelle, et c’est toujours dans le rapport à la mère que la fille constate l’échec de sa vie. Dans Marguerite, la narratrice en accuse « la tyrannie de la maternité » (Girardin 1857 : 155). Entièrement attachée à Mme d’Arzac par une relation de dépendance qui l’écrase, Marguerite ne peut s’affranchir que dans une culpabilité qui anéantit en même temps son désir d’émancipation. Dans ce cercle vicieux, elle fait le choix du non choix, et succombe à sa « faiblesse » naturelle, effondrée devant la dureté de Mme d’Arzac, cœur égoïste et frigide « qui se vante de ne point connaître les passions et qui se mêle de les conduire » (Girardin 1857 : 292). L’amour maternel, à la fois excessif et déficitaire, ne pourra jamais se dire qu’à travers ces multiples figures de la maternité délétère, invitant toujours une écriture de la défiance. Si Marguerite meurt d’amour, dans ce dernier roman sentimental, c’est bien de l’amour de la mère.
À l’issue de cette lecture, on se gardera d’offrir des conclusions hâtives sur le mécanisme de transposition du vécu, sans pour autant accepter le principe d’exclusion entre l’espace empirique et le canevas fictionnel. Les figures littéraires des mères ne sont bien sûr pas les « clés » qui nous mènent à Sophie Gay. Mais Sophie, c'est-à-dire la Sophie de Delphine, est incorporée au matériau romanesque dans les procédés de stylisation qui construisent l’œuvre. D’où l’intérêt, pour ma lecture, du cadrage en abyme qu’est le portrait resté dans l’atelier, soumis aussi à la loi de ‘refiguration’ (Baudelle 1997 : 45-63) qu’est la création artistique, et que Delphine a sûrement incorporé à sa propre vision de la topographie maternelle.
En guise de clôture, je reviens donc à l’anecdote des deux tableaux d’Hersent, parce qu’elle eut un dénouement posthume dont Delphine de Girardin, grande praticienne de l’ironie, eût apprécié toute la symbolique. Sophie, par testament, céda le portrait de sa fille au musée du château de Versailles. Celui de Sophie, après la mort du peintre, revint aux héritiers qui le léguèrent aussi au musée de Versailles. Les deux tableaux sont à présent réunis, côte à côte, dans l’une des pièces rarement visitées du château, en attente peut-être d’un espace d’accueil plus ouvert.
Références bibliographiques
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