Introduction
Les rapports qu’entretient tout créateur avec ses figures parentales ‒ que l'on entende l'expression dans son acception littérale (les géniteurs ou ceux qui en tiennent lieu) ou qu'on la prenne dans son sens symbolique (les maîtres et les modèles) ‒ sont extrêmement complexes et doivent être envisagés dans le contexte culturel et historique auxquels ils appartiennent et qui les déterminent partiellement. Ainsi, la crise du modèle patriarcal dans le monde occidental est-elle indissociable de la crise plus générale du principe d'autorité et des modalités traditionnelles de la transmission. Si le souci qu’éprouve le créateur de s'affranchir de l'influence de ses maîtres ne constitue nullement un phénomène moderne, il semble que cette tendance se soit amplifiée à partir du XIXe siècle avec l'affirmation des esthétiques et poétiques de matrice romantique et postromantique.
Les sentiments que tout enfant nourrit à l'endroit de ses parents et que tout créateur éprouve à l'égard de ses maîtres et modèles, proches ou lointains, vivants ou défunts sont nécessairement ambivalents. La vocation artistique de certains créateurs est parfois soutenue et favorisée par l’entourage familial, parfois combattue par ce dernier. Le cas des « enfants d’artistes » offre une matière d'étude particulièrement riche à cet égard. Si certains n’aspirent qu’à s’inscrire dans la tradition familiale pour la prolonger, d'autres, au contraire, entendent rompre avec elle et s’affirmer en forgeant une poétique propre. On pourra ainsi distinguer une multitude de cas entre les deux positions extrêmes que sont, d'un côté, la complète identification du sujet au modèle parental, au risque d’un complet effacement de soi, et, de l'autre, son rejet radical et le déni de toute dette filiale, exprimés de façon exemplaire par le fantasme pervers de l’auto-engendrement.
Les contributions réunies dans cet ouvrage collectif sont autant d’efforts pour explorer les différentes formes que peut affecter la relation de filiation, à des époques et dans des contextes culturels variés, de la Renaissance à l'époque moderne.
La première partie traite des liens d’autorité et de leurs conséquences, souvent violentes et destructrices. F. Wilhelm (Université de Mulhouse), qui a déjà consacré de nombreuses études au rôle de l’envie dans la création littéraire, s’interroge non pas sur la figure du créateur mais sur celle de son contraire : le destructeur, à travers la lecture de deux drames mettant en scène cette figure radicalement négative sous une forme indirecte et voilée : Richard III de Shakespeare et Hedda Gabler d’Ibsen. D. Budor (Université de Paris III) analyse dans sa contribution consacrée à Luigi Pirandello et à son fils Fausto la relation de filiation sur deux générations : d'une part la totale soumission de Luigi à l'égard d'un père à la fois craint et haï, parce que tenu, non sans raison, pour responsable de la mort de son épouse, d'autre part la stratégie qu’a dû déployer Fausto Pirandello, fils du beaucoup plus célèbre Luigi, pour parvenir à développer son talent et mener une carrière d’artiste peintre, malgré l’hypothèque représentée par l’écrasante personnalité paternelle. M. Paquereau (Université de Bourgogne) analyse le thème de la filiation dans le roman de Russel Banks Affliction. Dans ce récit, le narrateur évoque les relations que son frère Wade entretient avec leur père Glenn, un individu particulièrement brutal. Le recours systématique à la troisième personne tout au long du récit dit toute l’ambiguïté d’un narrateur qui parle des siens tout en les tenant à distance. Mais le narrateur, en faisant de Wade son double, raconte en fait son propre trauma de la filiation, un trauma qu’il s’efforce, comme Banks lui-même, de réparer par l’écriture.
La seconde partie aborde les questions de la tentation, des rapports fusionnels entre parents et enfants qui peut aller jusqu’à l’inceste. C. Giachetti (Université de Houston) décrit, en s’appuyant sur une correspondance familiale inédite, la relation fusionnelle (et partant conflictuelle) entre Sophie Gay, femme de lettres célèbre sous le Directoire pour ses romans sentimentaux, et sa fille, la poétesse Delphine de Girardin, qui la surpassa et l'éclipsa dans les salons littéraires parisiens. C. Vignali (Université de Chambéry) décrit le rapport osmotique qui liait l’écrivain Dino Buzzati à sa mère et la manière dont cette relation névrotique est transposée dans son œuvre. L’analyse de différentes figures maternelles présentes dans ses récits révèle l'impuissance du sujet buzzatien à s’affranchir de son attachement à l'objet incestueux. S. Ciminari (Université de Rome-La Sapienza) s’attache à mettre en évidence les relations ambivalentes que certaines artistes italiennes du XXe et XXIe siècle (S. Aleramo, A. Banti, C. Comencini) ayant embrassé la même carrière que leur père, entretiennent avec ce dernier. La relation avec le père est représentée, au niveau de la narration, par la violence mais aussi par le thème du « rêve d’amour » : le rêve de la recomposition d’une unité nécessairement illusoire. H. Gaudin (Université de Bourgogne) rend compte de la réflexion que Vasari développe dans ses « Vies » sur les origines sociales et familiales des « grands artistes » et sur les mutations des relations entre le maître et son disciple et entre le mécène (également considéré comme une figure parentale) et l’artiste, dans le contexte de la crise du maniérisme et de la contre-réforme. Le récit biographique est indissociable chez Vasari de l’histoire de la transmission et de l’évolution artistiques et met en évidence le rapport ambivalent de l’artiste créateur à son maître : imitation/opposition ou imitation/invention.
La dernière partie rassemble les contributions qui témoignent du deuil, d’une distance ou d’une indifférence des enfants vis-à-vis de leurs parents. F. Arru (Université de Bourgogne) évoque le processus de mythification des figures parentales accomplie par Giovanni Pascoli dans son œuvre poétique. La mort tragique du père, qui inaugure une série de pertes, d'abord celle de la mère, puis de différents frères et sœurs, est évoquée et thématisée dans plusieurs de ses poèmes. La poésie est pour Pascoli le moyen de retrouver ce père disparu, ou plus exactement de le réinventer afin de reconstruire la famille défaite. C. Imberty (Université de Bourgogne) analyse le ‘roman familial’, tel qu’il est défini par Freud, qu’Elsa Morante élabore et déconstruit, dans un double mouvement contradictoire, dans son œuvre romanesque. À la différence de l’enfant qui croit à la réalité de la famille fictive qu’il s’invente, les voix narratrices des textes de Morante, démontent le roman familial en montrant qu’il n’est que ‘mensonge’. H. Bismuth (Université de Bourgogne) étudie les images religieuses, inattendues dans la production poétique d’un écrivain athée et communiste comme Aragon, qui émergent dans le recueil Les Yeux d’Elsa pour réapparaître quelque vingt années plus tard dans le poème Les Poètes et renvoient dans les deux cas aux relations du poète avec sa mère disparue.
Nous remercions celles et ceux qui, grâce à leur précieuse contribution ; ont su nous faire découvrir certaines filiations méconnues ou apporter un nouvel éclairage à des cas plus familiers ; ainsi s’ouvrent de nouvelles pistes dans le vaste champ de recherche que représentent les liens de filiation.