Le atrae el envés de la Historia, los héroes anónimos, los perdedores de las contiendas, los géneros deleznables... Detesta la pureza de sangre. Incuba el mestizaje como el mejor antídoto frente al asentamiento de los colonos. Su preferencia está en los géneros ínfimos del teatro, en la picaresca de los cómicos de la legua, en compañía de los incautos actores del mísero « varietés »1.
El Mundo, 1994
Il est une double difficulté à vouloir étudier les traces du roman picaresque dans le théâtre espagnol de la fin du XXe siècle, et dans celui de Sanchis Sinisterra en particulier : la première difficulté est historique, la seconde relève, quant à elle, d’un problème générique. Entre la publication du Lazarillo de Tormes, au milieu du XVIe siècle, et la composition de El Retablo de Eldorado, à la fin du XXe siècle, plus de quatre cents ans se sont donc écoulés. Au bout d’un tel laps de temps, il est bien évident qu’il ne saurait y avoir continuité entre deux types de littérature qui, voyant le jour à des époques si lointaines l’une de l’autre, ne peuvent être que très différentes. Tout au plus peut-on parler d’héritage picaresque dans la littérature actuelle, voire, plutôt, de traces ou de transmission, avec tout ce que ces termes impliquent de transgression, bien sûr. Aussi proche soit-elle du modèle originel (mais est-ce au moins possible ?), l’œuvre contemporaine ne pourra jamais être considérée comme relevant exactement d’une même problématique littéraire que l’œuvre du passé. Cela est d’autant plus vrai qu’un second problème se pose à nous, celui du genre littéraire. Lorsque l’on parle de littérature picaresque, l’on pense, en effet, aux romans picaresques, celui imaginé par l’auteur anonyme de Lazarillo de Tormes, avant d’être repris par Mateo Alemán, dans Guzmán de Alfarache, et par d’autres, puis d’être subverti et dépassé par Quevedo, dans El Buscón. Quelles que soient les différences qui existent entre ces trois œuvres emblématiques, dans leur forme, comme dans leur contenu, elles ont en commun d’appartenir à un même genre narratif, le roman. Elles se présentent chacune, on le sait, sous la forme d’une narration pseudo-autobiographique, un narrateur à la fin de sa vie racontant ses aventures passées. C’est là un des traits distinctifs de ce type de littérature. Dans El Retablo de Eldorado, de Sanchis Sinisterra, il ne saurait être question du pacte (pseudo) autobiographique d’un vrai faux narrateur, pas plus que l’on ne saurait parler de narration, ni même de la rédaction de mémoires. Si l’appellation que son auteur réserve à cette œuvre (un « tragientremés en dos partes » ou « tragi-intermède en deux parties ») peut laisser quelque peu perplexe, il ne fait nul doute, néanmoins, que nous sommes face à une œuvre théâtrale, qui relève donc d’un genre littéraire radicalement différent des romans qui fondent la littérature picaresque.
Les dissemblances historique et générique étant si importantes entre les romans picaresques publiés à partir de la seconde moitié du XVIe siècle et la pièce de Sinisterra composée à la fin des années 1970, est-il encore légitime de parler de résurgence d’une tradition picaresque dans le théâtre contemporain ? Sans aucun doute, à condition, toutefois, que l’on se garde d’une définition par trop stricte du genre picaresque et que l’on tienne moins compte des caractéristiques formelles de l’œuvre de Sinisterra que des intentions qui ont guidé le dramaturge et du sens profond de cette pièce. S’il ne saurait être question de qualifier l’œuvre de Sanchis Sinisterra de strictement picaresque, l’on ne peut pas pour autant écarter de notre réflexion sur les traces de la littérature picaresque dans le théâtre contemporain cette pièce, sous prétexte qu’elle ne relève pas, d’un point de vue générique strict, d’un modèle originel (comment cela pourrait-il être d’ailleurs le cas ?). Le recours à une forme théâtrale en lieu et place d’une forme narrative et romanesque ne doit pas nous retenir d’y déceler les traces de ce modèle picaresque passé. Au contraire, et pour paradoxal que cela puisse paraître, que Sanchis Sinisterra renoue avec cette tradition picaresque a beaucoup à voir avec le projet esthétique et historique qui définit sa dramaturgie. Le choix de s’inspirer d’un modèle littéraire déjà ancien pour le faire revivre sous une forme différente n’est pas étranger à la volonté de transgression qui le guide et qui est au cœur même de la poétique picaresque. Il y a, tout à la fois, continuité et rupture – peut-être vaudrait-il mieux parler d’ailleurs de rupture et de continuité – entre son théâtre et le modèle picaresque.
Sanchis Sinisterra commence la rédaction de El retablo de Eldorado en 1977 et la termine près de sept ans plus tard, en 1984 donc. La pièce est jouée dès l’année suivante, à Barcelone, par le groupe théâtral fondé et dirigé par le dramaturge lui-même, le Teatro Fronterizo, et elle est publiée une première fois en 1991, avant d’être rééditée par Virtudes Serrano, en 1996, aux éditions Cátedra, dans un ouvrage intitulé Trilogía americana. Ce dernier regroupe deux autres pièces composées à la même époque, Naufragios de Álvar Núñez o La herida del otro et Lope de Aguirre traidor, qui, elles aussi, mettent en scène des épisodes, réels ou imaginaires, de la Conquête de l’Amérique. Les dates qui viennent d’être rappelées ici ne sont pas sans importance, l’écriture de ces trois œuvres n’étant pas sans rapport avec deux événements essentiels de l’histoire récente de l’Espagne, la fin du Franquisme, bien sûr, et le début du processus de Transition démocratique qui conduit à l’adoption de la Constitution en 1978 (un an, donc, après que Sanchis Sinisterra a commencé la rédaction de El retablo de Eldorado), mais aussi la commémoration, en 1992, du cinq centième anniversaire de la Découverte de l’Amérique par l’Espagne. Comme il ne cesse de le rappeler, la création est intimement liée pour l’auteur à une double nécessité, celle d’une réflexion sur la théâtralité, qui demeure essentielle, mais qui ne doit pas pour autant occulter un deuxième aspect tout aussi important, une réflexion idéologique sur les relations que l’art entretient avec le monde, avec le présent et le passé : « No es, en modo alguno, un teatro ajeno a las luchas presentes. Las hace suyas todas, y varias del pasado, y algunas del futuro. Sólo que, en las fronteras, la estrategia y las armas tienen que ser distintas »2. Cette double réflexion, que l’on trouve à l’œuvre dans El Retablo de Eldorado, n’est pas sans lien, pour surprenant que cela puisse paraître, avec la résurgence du genre picaresque. Elle conduit le dramaturge vers l’exploration des territoires de la marginalité, esthétique et historique, où semblent se jouer, tout à la fois, le destin du théâtre et celui de l’histoire.
El Retablo de Eldorado se présente comme un « tragientremés », comme s’il s’agissait pour l’auteur de souligner, dès le sous-titre de son œuvre, le caractère hybride de cette pièce, mi-tragique, mi-comique, mi-sérieuse, mi-humoristique. La confusion générique qui s’instaure ainsi immédiatement est propre à la dramaturgie de Sanchis Sinisterra qui refuse toutes catégories définitives, préférant confondre et mêler les référents, jusqu’à former une œuvre métisse et frontalière, comme il le revendique lui-même. C’est le sens du Manifeste latent du Teatro Fronterizo qu’il rédige en 1980, où il expose les principaux enjeux de son théâtre. On trouve dans ce texte fondateur les principes de sa dramaturgie qui peuvent, sans doute, permettre de mieux comprendre les traces du modèle picaresque que l’on trouve dans certaines œuvres. Leur présence relève d’abord, me semble-t-il, d’une volonté tenace de la part de l’auteur de créer un théâtre ouvert aux influences du passé et du présent et de reculer les limites des genres et des modèles, pour ainsi créer ce théâtre frontalier qu’il revendique dès ses premiers écrits. Il en propose dans ce manifeste une définition qui n’est pas sans rappeler certaines caractéristiques du genre picaresque :
Hay una cultura fronteriza también […]. Una cultura centrífuga, aspirante a la marginalidad – aunque no a la marginación, que es a veces su consecuencia indeseable – y a la exploración de los límites, de los fecundos confines. Sus obras llevan siempre el estigma del mestizaje, de esa ambigua identidad que les confiere un origen a menudo bastardo. Nada más ajeno a esa cultura que cualquier concepto de pureza, y lo ignora todo de la Esencia. Es además apátrida y escéptica y ecléctica3.
La notion de marginalité, qui est aussi au cœur de la thématique picaresque, est essentielle pour qui prétend comprendre le théâtre de Sanchis Sinisterra, en particulier celui des trois œuvres réunies dans La Trilogía americana. La marginalité ne doit pas s’entendre, cependant, comme un simple élément de contenu : elle ne tient pas seulement à l’origine sociale de certains des personnages de ces pièces et à leur comportement face à la morale sociale dominante, même si c’est là un aspect essentiel de ces œuvres, comme dans les romans picaresques classiques. Le concept de marginalité doit être compris, au contraire, comme un élément qui structure ces œuvres et qui en fonde le sens. Il conduit, par exemple, l’auteur à renoncer aux catégories du réel objectif, que sont le temps et l’espace, la réalité et la fiction, l’action et la représentation. Il leur substitue des référents indistincts et frontaliers, comme s’il cherchait à entraîner le public vers de nouveaux territoires, celui du doute, comme il le revendique lui-même : « Creo, además, que el trabajo del arte es el de hacer dudar, de socavar las certidumbres, de crear la desazón y la incomodidad »4. L’inconfort naît de l’impossibilité pour le public d’identifier clairement ce qui relève de l’une ou l’autre catégorie, ce qui est vrai ou faux, par exemple, dans le spectacle qui lui est proposé, comme si désormais, dans le théâtre contemporain, l’intrigue ne pouvait plus se dérouler qu’en marge de catégories par trop dogmatiques et définitives. Le résumé de l’action peut aisément en convaincre, comme, d’ailleurs, les premières didascalies qui ouvrent l’œuvre et qui plongent immédiatement les lecteurs dans un univers qui a cessé d’être infaillible et qui est devenu incertain et fragile, frontalier.
Il en est ainsi des indications spatiales qui paraissent fort imprécises : « Del texto se deduce que la acción podría transcurrir en una lonja abandonada, a las afueras de un pueblo tal vez andaluz… Pero también podría emerger de las tinieblas de un escenario »5. Et il en est de même des indications temporelles, aussi peu fiables apparemment, puisque, au lieu de créer l’illusion de la réalité, elles remettent cette dernière en cause : « Algunos de los personajes creen existir en los últimos años del siglo XVI… Pero también hay quienes sospechan − como el público − que el único tiempo real es el ahora de la representación »6. La perplexité provoquée par ces premières didascalies se poursuit à la lecture des Remerciements insérés par Sanchis Sinisterra à la suite, puisque le lecteur y apprend qu’aux côtés de dialogues en castillan, l’auteur en a écrit d’autres en langue nahuatl, ce qui ne peut manquer de le surprendre. De même, Sanchis Sinisterra reconnaît le recours fréquent qu’il a fait à l’intertextualité dans son œuvre, allant jusqu’à publier, dans ces mêmes remerciements, la liste – non exhaustive – de tous les auteurs dont il a pu s’inspirer, plus ou moins librement, précise-t-il. Quant à l’intrigue, elle n’offre pas au public davantage de certitudes que ne lui en proposaient ces premiers éléments paratextextuels, puisque, au contraire, elle l’entraîne sur des voies plus incertaines encore où, sans cesse, se superposent deux niveaux de fiction différents et où le réel devient plus confus que jamais. Si l’intrigue pourrait sembler perdre en vraisemblance – mais il n’en est rien –, elle n’en sert pas moins tout aussi efficacement le projet de l’auteur de mener simultanément une double quête, sur la théâtralité d’une part, et sur l’histoire de la Conquête de l’autre. Le choix opéré par le dramaturge de recourir dans l’action à deux personnages issus de la tradition picaresque, deux acteurs marginaux, contribue grandement à cette double réflexion, puisqu’il lui permet, tout à la fois, de mettre le théâtre au cœur de l’action (les deux personnages sont des acteurs qui vont monter un vrai faux spectacle théâtral sous les yeux du public) et de démystifier la vision épique et grandiose de la Conquête.
L’intrigue réunit, en cette fin du XVIe siècle, quatre personnages, un couple formé de deux « cómicos de la legua », Chirinos et Chanfalla, directement issus de l’entremés cervantin, El retablo de las maravillas, un ex-conquistador revenu d’Amérique, Don Rodrigo, et une mystérieuse indienne, Doña Sombra. Ces deux derniers personnages logent dans une curieuse charrette, recouverte de décors tout exotiques7, qui attise la curiosité des deux pícaros, persuadés que s’y cachent des trésors somptueux et qui n’ont de cesse, dès lors, de découvrir ce qui se trouve à l’intérieur. Ils sont particulièrement intéressés par une mystérieuse bourse dont Don Rodrigo ne se sépare jamais et qui ne peut contenir, pensent-t-ils, que des pierres précieuses, ce qui ne saurait surprendre si l’on songe, comme ils le font, que Don Rodrigo n’a pu que s’enrichir en Amérique :
CHANFALLA.— Muy segura estás tú de que son perlas o esmeraldas o zafiros o pepitas de oro…
CHIRINOS.— ¿Tú no? Pues, ¿por qué tanto celo y afán en ocultarla? Dime8.
En dignes représentants de la gent picaresque, les deux compères inventent un stratagème pour s’enrichir à leur tour, comme le public le découvre peu à peu. Don Rodrigo cherchant à tout prix à retourner en Amérique pour se baigner dans la source de l’éternelle jeunesse, sur l’île de Bimini, et ainsi rajeunir, il se laisse convaincre par les deux complices qu’il peut gagner facilement de l’argent s’il accepte qu’ils mettent en scène sa vie de conquérant. Ce qu’ils n’avaient, cependant, pas prévu, c’est que l’organisation d’un autodafé va les empêcher de mener à bien leur projet, puisqu’il doit les priver de public. Qu’à cela ne tienne, c’est devant un public fictif qu’ils vont monter leur spectacle. Ne leur reste qu’à persuader Don Rodrigo qu’ils jouent devant un vrai public (jouer devant un public imaginaire est pour eux de peu d’importance, puisqu’ils veulent surtout profiter du spectacle pour voler la bourse de don Rodrigo). La vraie fausse représentation commence dans le second acte et, peu à peu, vérité et fiction se mêlent, au point qu’il devient bien vite difficile de distinguer ce qui relève du (faux) spectacle qu’ils ont monté de ce qui tient à l’action principale, puisque progressivement les répétitions se confondent avec l’action. Ainsi, les personnages se dédoublent, devenant tour à tour spectateurs, metteurs en scène, puis acteurs de la représentation. L’illusion de vérité est telle (alors même que l’action ne cesse de nous rappeler que tout ce que nous voyons sur leur fameux « retablo » est faux), que Don Rodrigo et Chanfalla en viennent à croire que ce qu’ils voient sur scène est vrai. L’effet est si vertigineux que le second ne parvient plus à distinguer le vrai du faux et se convainc facilement – alors qu’il sait que ce qu’il voit n’est qu’illusion – que ce qui est montré sur scène est réel : « [Chanfalla] que parece ver efectivamente, en las sombras lo que Rodrigo dice. […] Fascinado por el verbo de Rodrigo, parece participar en la escena descrita »9. Il en vient même à ne plus savoir qui il est, alors que Chirinos, qui a bu un breuvage hallucinogène que Doña Sombra a rapporté avec elle d’Amérique, a, elle aussi, perdu pied :
CHANFALLA.— (Totalmente perdido, trata de bajar a Chirinos de la escalera) ¡Por los pelos del rabo de Satanás! ¡Chirinos, vuelve en ti, que el mundo se desquicia! ¿Qué locura es la tuya? ¡Despierta! El indiano salido se ha de sí, doña Sombra parece espiritada, yo no sé ya ni quién soy ni quién no soy… y en cuanto a ésos de ahí (señala al público), alguna tarrabustería andan urdiendo, que ni responder quieren a mis voces […]10.
Quant à Don Rodrigo, le vrai faux spectacle de sa vie le déroute tellement que, ne pouvant supporter la vision des horreurs qui ont été commises en Amérique et auxquelles il a pris part, il préfère se donner la mort. La pièce se termine sur la vision de Doña Sombra qui arrange son cadavre, avant de se retourner, hostile, vers le public, de lui lancer un regard accusateur et de fermer les rideaux de la charrette. Le rideau tombe.
Du résumé qui précède, le lecteur quelque peu averti aura repéré les éléments qui peuvent être inspirés du genre picaresque. Ils tiennent, pour une bonne part, à la définition des personnages de Chirinos et Chanfalla qui ne sont pas sans rappeler certains traits spécifiques de leurs aïeux littéraires. Pourtant, par d’autres aspects, ces deux personnages semblent éloignés du modèle qui a pu les inspirer, ce qui pourrait nous inciter à parler plutôt de transmission et de transgression de la tradition picaresque, nous rappelant ce double mouvement contradictoire de rupture et de continuité qui unit le théâtre de Sanchis Sinisterra et le genre picaresque.
Dès leur première apparition sur scène, donc, les personnages des deux acteurs évoquent la figure de pícaros. Ne voit-on pas, en effet, le rideau se lever sur la vision de Chirinos, en équilibre sur un escabeau, un crochet à la main, cherchant à s’emparer d’un mystérieux objet caché dans la charrette de don Rodrigo ?
Entra Chirinos desde el fondo, arrastrando un saco. Al pasar junto a la carreta, se detiene, la mira, se acerca, escucha su interior, comprueba que no hay nadie por los alrededores y trata de fisgar por alguna rendija. Sale de escena decidida y vuelve con una escalerilla de mano. La arrima a la carreta, sube y otea en su interior desde arriba, todo con mucho sigilo. Desciende y sale rápidamente, para volver a entrar provista de un largo gancho, con el que va a intentar « pescar » algo que hay dentro de la carreta11.
Immédiatement l’identité malhonnête – à défaut d’être tout à fait délinquante – du personnage est donc suggérée et même revendiquée par les deux comparses qui aussitôt se lancent dans une conversation sur les chances qu’ils ont de pouvoir mener à bien leurs manigances. Si Chanfalla se montre plus prudent que Chirinos, ce n’est d’aucune façon parce qu’il est guidé par un quelconque sentiment d’honnêteté ou de scrupule, loin de là. Il est, tout simplement, plus prudent ou plus perspicace que sa compagne qui, elle, cherche à cacher ses véritables intentions, ce qu’il lui reproche :
Chirinos.— (Abandona su intento.) Dices bien, pero no peco de ladrona, sino de curiosa. ¿Por tan desalmada me tienes? ¿Iba yo a despojar de su fortuna a este pobre viejo?
Chanfalla.— ¡Miren a Marta la Piadosa! ¿Pobre viejo le llamas? ¿Y achaques de virtud te dan ahora? Desde cuándo, Chirinos, te remilgas de honrada?… Pocas serán las bolsas que has murciado y pocos « pobres viejos » habrás tú rastrillado… […]
Chirinos.— No te digo que no, Chanfalla ilustre, aunque ni de lejos te alcance en tales menesteres… Pero de muchas hebras está compuesto un paño.
Chanfalla.— El tuyo es segoviano, a lo que infiero… pero del Azoguejo12.
Loin d’être anecdotique, cet échange qui se situe dans les premières pages de l’œuvre me semble déjà révéler chez ces personnages des traits caractéristiques de la picaresque. Il en est ainsi de leur débrouillardise, de leur comportement délictueux (le vol apparaît ici comme une occupation habituelle, voire professionnelle) ou de leurs mensonges, qui vont de pair avec la tromperie, la simulation ou l’astuce dont ils vont bientôt faire preuve. N’est-il pas fait sans cesse allusion, dès ces premières pages, au subterfuge qu’ils ont inventé pour mystifier don Rodrigo et qui est désigné tour à tour comme « una traza » (p. 256), « un negocio » (p. 257), « un concierto » (p. 257), « un artificio » (p. 258), « un ratimago» (p. 258), « una industria » (p. 260, p. 262 ), « una burla » (p. 263), des termes qui ne sont pas sans évoquer la langue picaresque ? S’il s’agit d’un moyen pour éveiller l’intérêt du public, la répétition de ces mots permet également de renforcer l’identification picaresque des deux comparses, d’autant que l’on trouve dans leurs comportements d’autres attitudes qui confirment cette impression, comme leur volonté déclarée de faire fortune et de prospérer, grâce au stratagème qu’ils ont inventé, même si Chanfalla semble pour l’heure quelque peu sceptique sur leurs chances de réussir : « pensar que habremos de medrar con tal Retablo…»13, affirme-t-il dubitatif dès la première scène. Le choix de ce verbe « medrar » est loin d’être innocent de la part de Sanchis Sinisterra, lecteur averti de cette littérature picaresque dont il s’inspire clairement ici, déclarant ouvertement, à travers ce petit clin d’œil linguistique, la dette qu’il a envers ce modèle. C’est ainsi également qu’il prend soin de préciser, dès ces premières pages encore une fois, l’extraction sociale basse des deux personnages, qui va de pair, comme chez les « héros » picaresques d’antan, avec leur malhonnêteté. La bassesse des deux individus est marquée par le recours au suffixe dépréciatif qu’il met dans la bouche de Chanfalla lorsque ce dernier demande à sa compagne : « ¿Fuérale menester [a don Rodrigo] andar hecho estafermo, con gentecilla como nosotros? »14. Le dramaturge multiplie les références à cet univers picaresque, par l’allusion, par exemple, à l’origine ségovienne que Chanfalla prête à sa comparse ironiquement, lorsqu’il évoque le quartier du Azoguejo, repaire des brigands en tout genre15. Ne pourrait-on pas penser également que l’allusion à cette ville est un nouveau clin d’œil au chef d’œuvre de la littérature qu’est El Buscón de Quevedo, puisque Pablos, le « héros », est lui-même originaire de Ségovie ?
On pourrait à loisir multiplier les citations des éléments qui, dès le début de la pièce, déclarent l’origine picaresque des deux personnages. Le texte semble saturé de ces références, ce qui, chez un auteur comme Sanchis Sinisterra, est loin d’être innocent. S’il démontre par là même la connaissance très fine qu’il a de ces textes, il ne faudrait pas se tromper, néanmoins, sur ses intentions. En aucun cas, il ne prétend faire acte d’érudition, pas plus qu’il ne se propose d’écrire une œuvre picaresque « sur le modèle de ». Il y a, d’abord, une volonté ludique dans l’utilisation de ces références, en particulier dans ce qu’elles impliquent de re-création linguistique. Mais il est un désir également chez lui de mettre ces références picaresques au service du projet idéologique qui le guide dans la composition de cette œuvre qui porte, comme les deux autres qui sont regroupées dans le recueil Trilogía americana, sur la Conquête de l’Amérique. Il n’est pas fortuit (mais rien ne l’est jamais chez lui) que l’action s’ouvre sur le spectacle de ces deux personnages picaresques, alors que don Rodrigo et la mystérieuse Doña Sombra restent invisibles pendant plusieurs scènes encore. Le dramaturge a à cœur de dresser des deux comparses un portrait peu avantageux, multipliant les références à leurs attitudes mensongères et malhonnêtes, à leur convoitise qui devient vite obsessionnelle (ils n’ont de cesse de s’emparer de la bourse de don Rodrigo). On ne peut s’empêcher de penser que, face au couple d’Américains16 formé par Don Rodrigo et Doña Sombra, Sanchis Sinisterra cherche à faire de ces deux pícaros les représentants du peuple espagnol et à rendre leur comportement caractéristique de celui qu’auront pu adopter les premiers conquérants face aux Indiens. Prenant le contre-pied de ce qui a constitué longtemps la vision officielle de la Conquête, présentée comme une entreprise de glorification de l’Espagne et des Espagnols (vision qui n’a pas encore totalement disparu au moment où Sanchis Sinisterra écrit cette pièce et où l’Espagne s’apprête à en célébrer le cinq centième anniversaire), l’auteur veut, quant à lui, offrir une vision différente de cet événement. Il cherche, ainsi, à démystifier l’action des Espagnols dont les deux représentants, Chirinos et Chanfalla, se distinguent par leur roublardise, leur fourberie, leur immoralité et, bien sûr, leur convoitise. L’identité picaresque que leur prête le dramaturge lui permet ainsi de remettre en cause la vision par trop héroïque et triomphale qui a longtemps été véhiculée sur la Découverte de l’Amérique.
Il est, à ce propos, tout à fait significatif que l’œuvre s’ouvre sur cette scène silencieuse qui voit Chirinos observer, curieuse, la charrette de don Rodrigo, avant d’essayer de s’y introduire et d’y dérober grâce à son crochet les richesses qu’elle imagine devoir se trouver à l’intérieur. Ne pourrait-on pas voir dans cette scène, par un effet de mise en abyme habile, une projection de ce qu’a pu être la réaction des premiers Espagnols lorsqu’ils ont débarqué pour la première fois en Amérique ? Le nouveau continent pourrait aisément être représenté par cette mystérieuse charrette, dont les didascalies précisent d’ailleurs qu’elle est décorée de manière exotique, alors que les gestes de Chirinos pourraient facilement évoquer ceux qui ont été adoptés par les premiers conquérants. À une première réaction de curiosité succède très vite une volonté de fureter à l’intérieur de ce lieu étrange (ce que firent les premiers Espagnols qui explorèrent ces terres inconnues), puis de s’emparer des richesses qui s’y trouvent, à l’instar des premiers conquistadors. Dès les premiers instants de l’œuvre, l’attitude de Chirinos apparaît pour le moins ambiguë, voire déjà malhonnête, comme le confirment immédiatement les premiers mots prononcés par les deux personnages. Les multiples références à l’univers picaresque dont les dialogues sont truffés stigmatisent ces personnages et, avec eux, toute l’entreprise de la Conquête réduite à une opération de brigandage de deux délinquants à la petite semaine. Elles contribuent également à proposer de cette geste historique une vision anti-héroïque, d’où a disparu toute dimension glorieuse, ce qui n’est sans rappeler la naissance de la littérature picaresque qui peut s’expliquer, elle aussi, comme une réaction face aux récits épiques et chevaleresques. Comme naguère chez les auteurs des romans picaresques, on retrouve ici une même volonté de remettre en cause cette perspective héroïque et de mettre en avant de nouvelles valeurs, qui se révèlent être des contre-valeurs ou des anti-valeurs (le vol, le mensonge, la ruse, la roublardise…), permettant, néanmoins, au dramaturge de mettre à nu le vrai visage de la Conquête, c’est tout le paradoxe.
La résurgence de la picaresque dans le théâtre de Sanchis Sinisterra a tout, donc, d’une entreprise transgressive, puisqu’elle permet au dramaturge de mettre en scène une vision nouvelle de la Conquête qui contredit celle qui a longtemps dominé l’historiographie, en particulier à l’époque franquiste. Mais la transgression est double, puisqu’elle s’attache aussi au modèle picaresque lui-même, dont Sanchis Sinisterra s’inspire, sans jamais cesser pour autant de s’en éloigner, comme le montre un certain nombre d’éléments. Il y a, bien sûr, le choix de faire du théâtre, et non plus du roman, le nouveau réceptacle du modèle picaresque, mais il y a aussi la transgression de certains traits spécifiques à ce genre. Ainsi la concision temporelle de l’œuvre (l’action se déroule en quelques heures à peine) oblige l’auteur à ne mettre en scène qu’un moment très réduit de la vie de Chirinos et Chanfalla, alors que, dans le modèle picaresque original, c’est une vie en son entier qui est racontée, ce qui s’avère plus difficile sur une scène de théâtre. De la même façon, dans les romans picaresques, la narration suit l’errance des personnages qui les conduit de ville en ville et de maître en maître (sauf dans El Buscón de Quevedo, puisque Pablos, à l’inverse de Lazarillo et de Guzmán de Alfarache, ne sert qu’un seul maître). Ici, l’unité spatiale, corollaire de la concision temporelle, est de mise, les personnages ne se déplacent pas, pas plus qu’ils n’entrent au service d’un seul maître, ce qui me semble être une différence bien plus significative que les précédentes17. Est-ce un moyen pour l’auteur de faire des deux comparses les seuls responsables de leurs agissements, qu’ils ne peuvent plus donc imputer à la malveillance de leurs maîtres qui les obligerait, comme dans le modèle original, à se montrer plus astucieux qu’eux, comme en fait la démonstration Lazarillo18 ? C’est possible, même si l’absence de maître s’explique aussi par le choix de Sanchis Sinisterra de s’inspirer de l’entremés cervantin, El retablo de las maravillas19, et de faire revivre les deux mêmes personnages de comédiens ambulants, ces « cómicos de la legua » qui n’obéissent à aucun maître. Le modèle cervantin amène, d’ailleurs, deux nouvelles transgressions par rapport au genre picaresque, puisque, d’une part, le couple formé par les deux acteurs rompt avec la solitude générique du personnage picaresque classique et que, d’autre part, on ne retrouve pas dans El retablo de Eldorado ce qui constitue un autre trait du pícaro, la généalogie vile. Ici, Chirinos et Chanfalla ont pour seuls ancêtres… leurs comparses cervantins, ce qui constitue un hommage à Cervantès, mais ce qui peut être aussi un joli pied de nez au déterminisme social et familial qui est à un des fondements du modèle picaresque et qui disparaît, là encore, chez Sanchis Sinisterra. Les personnages n’en perdent pas pour autant leur condition de marginaux, mais celle-ci prend un sens nouveau : à la marginalité sociale, s’ajoute la marginalité professionnelle due à leur métier d’acteurs. Or cette profession est aussi ce qui leur permet d’oser peut-être échapper à leur condition et qui, surtout, les dote d’un atout de taille, leur qualité d’artistes et de créateurs, puisque c’est par la magie de l’art qu’ils peuvent mettre en scène ce nouveau retablo de las maravillas. Cette scène « merveilleuse » qu’ils font jaillir sous les yeux de don Rodrigo rachète, d’une certaine façon, la fourberie dont ils font preuve à son égard, mais, et c’est là toute l’ambiguïté, elle précipite aussi leur perte. Incapable de supporter le spectacle qui lui est proposé de sa propre vie et des horreurs commises en Amérique, don Rodrigo se suicide, alors que Chirinos et Chanfalla ouvrent les yeux sur une réalité qui leur était jusque-là inconnue, la Conquête. Grâce à la magie – bien amère – de la fiction, ils perdent leur ingénuité initiale face à la réalité, ce qui constitue peut-être, là encore, un point de discordance avec le modèle picaresque originel.
Cela démontre toute la liberté prise par Sanchis Sinisterra face au genre picaresque dont il ne prétend à aucun moment respecter les normes. Il s’affranchit, au contraire, du cadre trop rigide qu’il lui offre, pour n’en retenir que les éléments à même de servir la démonstration dont El retablo de Eldorado devient le cadre. La marginalité constitutive des personnages, leur anti-héroïsme et la perspective anti épique du genre picaresque lui permettent de démystifier la vision glorieuse que l’historiographie espagnole a longtemps véhiculée sur la Conquête, ce qui est également un moyen pour lui de démonter, en même temps, la vision impérialiste de l’Espagne que le régime franquiste a toujours défendue et qui, quelques années après la mort du dictateur, est loin de s’être évanouie. Le point de rencontre entre le théâtre de Sanchis Sinisterra et la picaresque tient aussi à son goût pour l’exploration de ces territoires limitrophes et frontaliers, qu’ils soient historiques ou esthétiques, où se joue le destin du monde et de l’art. La résurgence de ces éléments picaresques dans son théâtre et la volonté de redonner vie à une forme populaire et marginale du théâtre du Siècle d’Or, l’entremés, et à d’autres genres mineurs a beaucoup à voir avec le projet politique qu’il revendique, comme le dramaturge lui-même l’affirme :
En Conquistador o El retablo de Eldorado, nuestra primera tentativa de poner en escena la feroz epopeya americana, hemos recurrido a las formas, al tono, a los precarios medios del teatro popular de fines del siglo XVI: el entremés, el retablo, el romance, la loa, la copla… se constituyen en receptáculos de un capítulo trascendental de la historia del mundo. Es cierto que el procedimiento contribuye a degradar los grandiosos perfiles del acontecimiento20.
Le fait de s’inspirer de ce modèle littéraire s’explique aussi par un désir de renouer avec des formes dramatiques anciennes capables d’insuffler une vigueur nouvelle au théâtre, à une époque où la scène espagnole peine encore à se remettre du carcan et du conservatisme dramaturgique dans lesquels, des années durant, le Franquisme l’a enfermée. Que Sanchis Sinisterra adapte El retablo de las maravillas tient beaucoup à la présence de ces deux personnages principaux, Chirinos et Chanfalla, qui, avant d’être des pícaros, sont surtout des acteurs. Cela permet de renforcer la théâtralité de la pièce, d’autant que les deux personnages montent sous les yeux du public un vrai faux spectacle, provoquant un effet vertigineux de théâtre dans le théâtre. Le procédé n’est, certes, pas nouveau dans le théâtre espagnol, mais, en cette fin des années 1970, Sanchis Sinisterra trouve là un moyen de rénover le théâtre par la scène et de mettre à nu ses rouages, invitant ainsi le public à s’interroger sur cet art qui se dévoile devant lui, tout en lui révélant un pan de son histoire et de son présent. Le projet est des plus modernes. Et il est d’autant plus novateur qu’il s’accompagne, enfin, d’une volonté de recréer la langue de ces Espagnols du passé, de jouer avec ces mots et ces lexies d’antan, de savourer au détour de chaque phrase leur richesse et leur expressivité. Il est d’un indéniable caractère ludique et jouissif dans cette re-création linguistique d’une langue picaresque qui, près de quatre cents ans plus tard, n’a rien perdu de sa verve et de sa richesse.