François Ouellet (dir.), Couleurs d’écriture. De Julien Blanc à Raymonde Vincent

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François Ouellet (dir.), Couleurs d’écriture. De Julien Blanc à Raymonde Vincent, Dijon, Editions Universitaire de Dijon, 2023. ISBN 978-2-36441-483-9

Texte

Dans le sillage des théories de la réception ayant émergé dans les dernières décennies du XXe siècle et les suivantes (de l’Ecole de Constance à Stanley Finch), il est clairement apparu que la valeur des textes littéraires n’est pas un objet intangible qui existerait en dehors des communautés historiquement situées qui les évaluent, les interprètent, voire les créent. Ce cadre théorique explique ainsi les phénomènes de succès, d’oubli, d’indifférence et parfois de « revie littéraire », comme a été nommée la redécouverte d’écivain·e·s après une période de relative ou complète disparition du champ littéraire1. C’est aux oublié·e·s de la mémoire littéraire que l’ouvrage collectif Couleurs d’écriture. De Julien Blanc à Raymonde Vincent paru sous la direction de François Ouellet veut donner une place. Regroupant vingt-cinq brefs articles initialement parus dans la revue Nuit Blanche, le volume est dédié à la mémoire de Bruno Curatolo, auteur de six textes republiés. Ainsi que l’explique François Ouellet dans l’Avant-propos, les vingt-cinq écivain·e·s - du XXe siècle pour l’essentiel français·e·s présenté·e·s ici ont été regroupé·e·s dans une table des matières qui crée des ponts et des convergences, des « voies de rencontre », entre leurs œuvres. De manière imagée, comme le titre de l’ouvrage l’annonce, le principe organisateur est celui des couleurs. Du violet au blanc, en passant par le gris, le noir, le rouge, le rose, le bleu, le jaune, le marron et le vert, dix parties donnent à connaitre chacune deux ou trois écrivain·e·s – neuf femmes et seize hommes – dont les œuvres ne sont parfois plus accessibles car non rééditées. Les articles ont été révisés et les bibliographies mises à jour. Outre Bruno Curatolo, les auteurs des chapitres sont Marie-Lise Allard, Patrick Bergeron, Alexis Buffet, Jérémy Camus, Patrick Guay, Louis Morales, François Ouellet, Alexandra Rivard et Eric Vauthier.

Intitulée « Du music-hall au féminisme », la première partie – le violet – présente succinctement la vie, l’œuvre et quelques éléments de réception de trois romancières ayant publié entre la fin du XIXe siècle et l’entre-deux-guerres. Dans les années trente, Colette Andris, actrice et danseuse nue par ailleurs, publie trois romans dans lesquels des trajectoires de femmes évoquent l’alcoolisme féminin, le monde de la danse nue et la jalousie féminine. Chanteuse renommée, actrice, sculptrice et peintre, Odette Dulac est l’auteure, entre autres, de sept romans, une autobiographie et un essai, parus dans les deux décennies précédentes. Dans son œuvre littéraire engagée, elle dénonce les injustices sociales et celles dont sont victimes les femmes, abordant des sujets souvent tabous pour l’époque. De fait, à sa mort, on ne retiendra que sa carrière de chanteuse. Véritable femme de lettres reconnue comme telle, Daniel Lesueur, pseudonyme masculin de Jeanne Loiseau, a publié quant à elle à partir des années 1880 une œuvre considérable de romans, recueils de poèmes ou traductions. Sous des abords consensuels qui n’effraient pas, ses romans développent néanmoins eux aussi une réflexion critique sur la position de la femme dans la société. Lauréate de plusieurs prix et distinctions, siégeant au Comité de la Société des Gens de Lettres après George Sand, Daniel Lesueur est rapidement oubliée après sa disparition.

« Confession et perte » – le gris – présente tout d’abord Julien Blanc, auteur de sept romans parus dans les années quarante et tous marqués par la mort de la mère de l’auteur alors qu’il avait huit ans. Bien qu’habitée par la perte et la déréliction, cette œuvre l’est également par l’espoir en l’humanité et la conscience de la beauté terrestre. Directeur de Marianne de 1932 à 1937, Emmanuel Berl laisse une œuvre ample qui comporte essentiellement des essais et récits autobiographiques, dans lesquels apparait une existence à contretemps et à la marge, marquée par un fort sentiment de l’absurde. Dans Sylvia (1952), le regard rétrospectif porté sur cette existence est autodestructeur et s’applique à en montrer les ratages. Il apparait néanmoins que l’échec est le moteur de l’écriture et de la création.

La troisième section est celle du noir et s’intitule « Misère des hommes ». Habité par la faute et la culpabilité, Accusé, lève-toi (1929), le roman presque unique d’Emmanuel Robin, professeur de lettres, a des points de convergences avec l’œuvre de Dostoïevski et séduit au moment de sa publication des auteurs catholiques tels que Georges Bernanos et François Mauriac. Il est, selon Bruno Curatolo, une étape dans le roman du premier XXe siècle qui voit s’imposer « le désenchantement comme lecture du monde » et « une mauvaise conscience prégnante2 ». Médecin actif durant quarante ans, orphelin de la guerre 14-18, Jacques Chauviré a publié six romans à partir des années cinquante ainsi que des nouvelles. Cette œuvre est marquée par la figure du père disparu, celle de la mère-veuve et par sa pratique médicale de généraliste. Il a bénéficié d’une « revie littéraire » dans les années quatre-vingt-dix. Lauréat du Prix du roman populiste en 1932 et ayant occupé divers emplois dans le monde de l’industrie et de la publicité, Jean Pallu est l’auteur de sept récits parus dans les années trente. Ils ont pour personnages des employés de la classe moyenne, groupe d’individualités dont les illusions et les limites sont manifestées, au sein d’une société de consommation où l’aventure n’est plus possible.

La couleur rouge de la quatrième section – « Ferveur et revers du communisme » – présente tout d’abord les écrits d’Henri Barbusse, journaliste, soldat quadragénaire écrivant depuis les tranchées de la Grande guerre, militant pacifiste et communiste, promoteur de l’art prolétarien. Vient ensuite le Roumain Panaït Israti, auteur d’une œuvre à composante autobiographique organisée en trois cycle et écrite en français dans l’entre-deux-guerres. Exprimant sa désillusion de la révolution communiste après un retour d’URSS en 1929 et dénonçant la permanence des rapports de domination, ses textes créent la polémique auprès des intellectuels staliniens.

Les trois auteur·e·s suivant·e·s sont rassemblés sous le titre « Une certaine gauche » dans une section représentée par la couleur rose. Médecin, poète, voyageur, essayiste et romancier de la modernité, Luc Durtain écrit lui aussi l’essentiel de son œuvre dans l’entre-deux-guerres, avec un regard sociologique et une prédilection pour le récit-documentaire. Dans les années trente, Henriette Valet publie trois romans militants où son engagement à la cause marxiste et féminine se donne à lire. C’est également durant la même décennie que Madeleine Vivan fait paraitre chez l’éditeur de gauche Rieder deux romans marqués par le contexte de l’arrivée au pouvoir du Front populaire. Après la tragédie de la Deuxième guerre mondiale et la faillite des idéaux humanistes, l’auteure refusera que ces ouvrages soient réédités de son vivant.

Le bleu regroupe deux femmes sous l’intitulé « Agitation amoureuse ». Ayant bénéficié d’une grande notoriété à l’aube du XXe siècle, Anna de Noailles laisse une œuvre plus vaste que les recueils de poésie qui ont fait initialement son succès, notamment trois romans – dont chacun retrace une histoire d’amour ratée –, de courts textes en prose, un grand nombre d’articles de presse et une vaste correspondance. Malgré son ascendance noble, l’auteure affiche des convictions républicaines et œuvre à l’émancipation féminine, notamment par la création du prix littéraire La Vie heureuse (actuel Femina). Poétesse de huit ans remarquée par Guillaume Apollinaire, Antoinette Peské délaisse les vers pour se tourner vers le roman, dont le premier est publié alors qu’elle n’a que vingt ans. Les suivants paraissent jusqu’à la fin des années cinquante, parfois co-signés avec son mari, Pierre Marty. Son inspiration gothique, le motif de l’amour conduisant à la folie que l’on retrouve dans ses récits sont des traits qui la rapprochent pour ses contemporains d’Emily Brontë.

« De fantaisie et de rêve », caractérisée par la couleur jaune, présente l’œuvre abondante de Francis de Miomandre : parue entre le début du XXe siècle et la fin des années cinquante, elle ne se limite pas au roman Écrit sur l’eau, prix Goncourt 1908. Poète, romancier, nouvelliste, essayiste et traducteur proche du symbolisme et du romantisme allemand, l’auteur y exprime un goût pour le merveilleux dans le quotidien, qui n’exclut pas un certain réalisme psychologique. Le rêve et la fantaisie caractérisent également les romans et nouvelles du Suisse Pierre Girard, étiqueté dans les années vingt « Giraudoux genevois ». Persuadé que le réel est une illusion, Robert Poulet publie pour sa part des romans et essais à partir des années trente, développant une forme de réalisme magique.

Le marron est la couleur de la section « Souche paysanne » dédiée tout d’abord à Maria Borrély. Lectrice enthousiaste des premiers romans de Jean Giono, cette institutrice de province syndicaliste est l’auteure de trois romans publiés dans les années trente qui mettent en scène des communautés humaines dans un décor où les éléments et la nature jouent un rôle important. Si ces textes ont été édités dans les années 2010, ainsi que deux romans inédits, une partie de ses écrits n’a pas encore paru. A l’inverse, l’œuvre de Raymonde Vincent, publiée entre la fin des années 1930 et le début des années 1990, n’a jamais été rééditée. D’origine paysanne, mariée à Albert Béguin, cette auteure fait du réalisme spirituel chrétien qui habite ses romans le cœur de son écriture.

Sous la bannière verte, la partie « Grandeur nature », présente Jean Grenier, agrégé de philosophie et professeur ayant marqué la formation d’Albert Camus. Ses textes narratifs sont des récits d’enfance ou de voyage auxquels se mêlent des réflexions philosophiques. Ils prônent le retour à la nature comme source de sagesse. Ses récits et essais ont été publiés des années trente aux années aux années soixante-dix. Homme politique catholique belge et écrivain-poète, Pierre Nothomb a été surnommé le « Barrès belge ». Son œuvre s’étend des années vingt aux années soixante et donne une place importante à la nature et tout particulièrement aux arbres. Pierre Gascar commence à publier dans les années cinquante – après une longue captivité en Allemagne – et s’adonne à plusieurs genres (fiction, prose poétique, théâtre, essai, biographie, histoire) en plus de trente volumes. En 1953, il reçoit le prix Goncourt pour Les Bêtes et Le Temps des morts, récits où le lien entre humanité et animalité est exploré. Dans les années septante et quatre-vingt, il célèbre la vie naturelle.

La section « Différend intellectuel » dédiée au blanc clôt le volume. Si La Trahison des clercs (1927) et la polémique qui l’a suivi ont éclipsé le reste de son œuvre, Julien Benda, dont la carrière de journaliste a commencé avec l’affaire Dreyfus, n’en est pas moins l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages et de près de huit cents contributions à des revues et journaux. Agrégé d’anglais, Georges Magnane publie dès la fin des années trente des romans qui évoquent sa jeunesse provinciale ou « son expérience de lettré amoureux du sport3 ».

Couleurs d’écriture. De Julien Blanc à Raymonde Vincent est un ouvrage qui offre un panorama des grands courants romanesques du XXe siècle et particulièrement de la période des années vingt à cinquante : roman militant, roman social noir, roman poétique, roman féerique, roman de la nature, etc. Toutes ces catégories ont bel et bien marqué l’histoire littéraire de ces décennies. Au-delà du voyage par petites touches successives dans les préoccupations de ces époques et leur expression littéraire, le volume dirigé par François Ouellet atteint par ailleurs sans nul doute une partie du but annoncé : si une possible « revie littéraire » n’est pas à la clé pour toutes les œuvres présentées ici, l’ouvrage permet de sortir leurs auteur·e·s de l’oubli le temps d’une lecture et donne envie d’en découvrir plus au gré de notre propre sensibilité. À ce titre, la démarche des contributeurs est tout à la fois éclairante mais aussi touchante dans sa volonté de lutter contre l’oubli, de faire mémoire. Une autre qualité essentielle de ce volume est que, finalement, on retient de ce florilège de voix et de parcours individuels l’envie de sortir des textes canoniques pour s’intéresser à la richesse des vies littéraires dites « mineures », quelle que soit la trace qu’elles laisseront.

Notes

1 Voir notamment la rubrique « La revie littéraire » qui parait régulièrement dans la revue Roman 20-50 à partir de 1987 sous la direction de Paul Renard, rubrique elle-même reprise du numéro unique de la revue Autour de la littérature intitulé « La revie littéraire » (1983). Cette revue visait à promouvoir des auteur-e-s oublié-e-s dont les œuvres étaient rééditées (cf. François Ouellet (dir.), Couleurs d’écriture. De Julien Blanc à Raymonde Vincent, Dijon, EUD, 2023, p.7). Retour au texte

2 Ibid., p. 55. Retour au texte

3 Ibid., p. 189. Retour au texte

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Maud Dubois, « François Ouellet (dir.), Couleurs d’écriture. De Julien Blanc à Raymonde Vincent », Éclats [En ligne], 4 | 2024, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/eclats/index.php?id=585

Auteur

Maud Dubois

Université de Neuchâtel

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