Les métaphores sensorielles dans les écrits de Jacques Prévert : de l'explicite à l’absence

  • Sensory Metaphors in Jacques Prévert’s Writings: From Explicit to Absence

DOI : 10.58335/eclats.579

Abstracts

Cet article a pour but de relever et d’examiner les métaphores sensorielles dans les écrits de Jacques Prévert (1900-1977), célèbre poète et scénariste français, notamment du point de vue de leur valeur littéraire et des connotations qu'elles revêtent. Nous commencerons par la présentation de la poétique de l'auteur pour procéder ensuite à une analyse qualitative détaillée de ses œuvres. Plus précisément, nous nous pencherons sur l'étude des métaphores sonore, tactile, gustative et olfactive. Nous nous intéresserons à la fois à la représentation explicite des sens évoqués plus haut et à l’image de leur absence. C’est l'analyse stylistique et sémantique que nous privilégierons en tant que méthode essentielle et qui nous permettra de définir les dimensions spécifiques que prennent les métaphores sensorielles dans l’œuvre de Prévert.

This article deals with sensory metaphors in the writings of Jacques Prévert (1900-1977), famous French poet and screenwriter, from the point of view of both their literary value and connotations. We start by presenting the author’s poetry and then proceed to a detailed qualitative analysis of his works. More precisely, the article focuses on the study of sound, tactile ones, taste ones and olfactory metaphors. We then explore both the explicit representation of the senses mentioned above and the image of their absence. We privilege stylistic and semantic analyses as an essential method, and which enables us to define the specific dimensions that sensory metaphors take in Prévert's works.

Outline

Text

Introduction

La nature et les mécanismes cognitifs de la métaphore sont un objet de débats de longue date. En effet, elle est souvent confondue avec la comparaison, pourtant il est important de faire la différence entre ces deux procédés, la comparaison étant généralement explicite grâce aux termes comparants qui en font partie, alors que, dans le cas de la métaphore, la comparaison est surtout dans l’esprit et non dans les termes (DUMARSAIS, 1730, p. 127). D’après Pierre Fontanier, la métaphore consiste à « présenter une idée sous le signe d’une autre idée plus frappante ou plus connue qui, d’ailleurs, ne tient à la première par aucun autre lien que celui d’une certaine conformité ou analogie » (FONTANIER, 1968, p. 99). Pour Christine Brooke-Rose, la métaphore ne se limite pas à comparer mais consiste à attribuer à un objet les caractéristiques d’un autre objet par le nom duquel il est désigné (BROOKE-ROSE, 1958, p. 13-14). D’après Paul Ricœur, la métaphore est un écart par rapport à l'usage courant des mots qui, d'un point de vue dynamique, « procède d'un rapprochement entre la chose à nommer et la chose étrangère à laquelle on emprunte le nom » (RICŒUR, 1975, p. 35). Il existe aussi des définitions pour ainsi dire métaphoriques de la métaphore, dont celle de Gaston Esnault pour qui la métaphore est « un impressionnisme synthétique » (ESNAULT, 1925, p. 31). Dans le même temps, le locuteur ne produit généralement pas une métaphore vraiment originale en puisant plutôt dans des champs déjà existants et en actualisant des métaphores potentielles (HENRY, 1984, p. 105).

Cependant, même les métaphores déjà potentielles, voire traditionnelles, peuvent revêtir des connotations spécifiques. C’est notamment le cas de Jacques Prévert dont le style se distingue globalement par une fusion de procédés plutôt traditionnels et de connotations spécifiques, voire surréalistes, qu'adoptent ces procédés (POUJOL, 1958, p. 391). Chez Prévert, le langage est lui-même créateur (CANTALOUBE-FERRIEU, 1966, p. 103), et son œuvre se voit caractérisée à juste titre comme « rebelle et virulente, anticléricale et antimilitariste, crue et corrosive, vivante et roborative, d’une actualité encore étonnamment criante » (AUROUET, SIMON-OIKAWA, 2019, p. 12). C’est la métaphore, notamment la métaphore sensorielle1, qui prend une place et une dimension particulières dans les textes prévertiens pour mieux traduire son goût de la vie (ce n’est pas par hasard que nous nous permettons ici, à notre tour, une métaphore sensorielle). Au vu de la définition de la poésie forcément métaphorique et synesthétique, formulée par Georges Bataille pour qui celle-ci est « un cri qui donne à voir2» (BATAILLE, 1988, p. 99), nous considérons la sensibilité de Prévert comme un leitmotiv de sa création, d’où notre intérêt pour l’emploi des métaphores sensorielles dans ses écrits.

Nous allons nous concentrer sur un corpus de textes sélectionnés à partir des recueils suivants : Histoires et d’autres histoires (1946), Paroles (1946), Grand Bal du Printemps (1951), La pluie et le beau temps (1955), Fatras (1966), Choses et autres (1972), Soleil de nuit (1980) et La cinquième saison (1984). Pour mieux organiser notre analyse qualitative, nous allons classer les métaphores selon la modalité sensorielle qu’elles traduisent (à savoir l’ouïe, le toucher, le goût ou l’odorat), tout en dégageant, pour chaque catégorie, autant que possible, les champs sémantiques les plus importants.

La métaphore sonore

Ce type de métaphore sensorielle se révèle un des plus présents dans notre corpus, le son semblant être un des principaux éléments de la sensibilité prévertienne, voire une nécessité vitale pour l’auteur. Les formes les plus récurrentes que prend le son dans les textes prévertiens sont la musique et la voix. C’est pourquoi ce sont les champs sémantiques correspondants que nous allons analyser, ainsi que celui du silence, car l’absence de son se révèle également pertinente dans l’univers poétique de Prévert.

La métaphore musicale

Le thème de la musique est récurrent et pertinent dans les écrits prévertiens, au regard de l’attitude ambivalente de l’auteur à l’égard de cet art. En effet, comme le note Marik Froidefond (2012), la musique était « une échappatoire » pour Prévert dans son quotidien. Pourtant, il faisait une grande différence entre la musique classique, religieuse et patriotique dont il avait horreur, et celle qui était plutôt marginalisée, à savoir celle des enfants, celle du peuple, et celle de la nature. Cette ambivalence se fait parfaitement remarquer dans ses textes où nous croyons possible de dégager deux cas distincts : celui où un lexème musical est la base d’une métaphore musicale, et celui où la musique se voit personnifiée en se faisant accompagner d’une autre métaphore. Pour mieux illustrer le premier cas, nous allons envisager les exemples tirés de « Pour la batterie » (exemple 1), « La Seine a rencontré Paris » (exemple 2) et « La plage des sables blancs » (exemple 3) :

1) Allez enfants de la batterie
après l’orage l’herbe saoule rit
l’amour de même après la tuerie

C’est la musique de la jeunesse
contre le mur du silence
du prudent silence des cons

Bang !
(PRÉVERT, 2011, p. 199)

2) Et la Seine qui l’entend sourit
et puis s’éloigne en chantonnant
(PRÉVERT, 2011, p. 208)

3) Et toujours toujours j’entendrai
Leur doux refrain de pierres mouillées
Déchirant refrain des vacances
Perdu dans les vagues du souvenir
(PRÉVERT, 2012, p. 99)

Les exemples ci-dessus représentent des cas de métaphores à base de lexèmes musicaux les plus récurrents chez Prévert, à savoir musique, chanson (et les autres mots de cette famille) et refrain. Dans l’exemple 1, c’est le rire qui est identifié à la musique (celle de la jeunesse) ; pourtant, ce n’est pas la seule métaphore musicale que nous y rencontrons. La musique de la jeunesse constitue une double antithèse par rapport au son (représenté par la métaphore la muraille du son) et au silence (qui est, à son tour, représenté par la métaphore le mur du silence). C’est l’opposition de la musique au son qui serait d’un intérêt particulier car, normalement, ce sont les sons qui constituent la musique. Nous pouvons donc supposer que pour Prévert, la musique (qui est, en l’occurrence, tout sauf officielle) dépasse les sons ordinaires qui seraient, dans ce contexte, symbole de banalité.

L’exemple 2 constitue la représentation métaphorique du bruit de l’eau ainsi que la personnification de la Seine par le biais du verbe chantonner. Si, dans cet extrait, il s’agit d’un bruit plutôt discret et rassurant – le verbe chantonner désignant le chant à mi-voix (Dictionnaire de français Larousse) et le verbe personnifiant sourire ayant une connotation positive – l’exemple 3 évoque des sons plus dramatiques. Dans cet extrait, le bruit des vagues est métaphoriquement désigné par le lexème refrain servant à traduire son caractère répétitif et accompagné des épithètes antithétiques doux et déchirant qui rendent la complexité des souvenirs envahissant le héros. En général, le lexème refrain est un producteur actif de métaphores à connotation ambivalente, ce que nous allons démontrer plus bas. Nous noterons également que les deux fragments, tout comme l’exemple 1, dépeignent une musique produite par la nature qui, aux yeux de l’auteur, serait particulièrement vivante et pleine d’émotion.

Le souvenir peut aussi être représenté par le nom d’un instrument musical, comme dans « Au grand jamais » :

Alors il y a du brouillard
et l’homme est dans le brouillard
et pense à son grand amour
et remue les violons du souvenir
(PRÉVERT, 2011, p. 139)

Le choix du violon en tant que métaphore du souvenir pourrait s’expliquer par la polyvalence de cet instrument qui a toujours été prisé tant parmi la noblesse que dans les milieux populaires et qui est capable d’évoquer presque tous les états d’âme (LORENZO, 2019). Par l’analogie, le chant du violon devient apte à susciter de fortes émotions, comme la douleur que peut causer le souvenir d’un amour impossible.

En même temps, il est fréquent que la musique soit personnifiée et serve elle-même de base à d’autres métaphores, comme c’est le cas de « Volets ouverts volets fermés » (exemple 1), « La Reine des éponges disait au roi Neptune... » (exemple 2) et « Riviera » (exemple 3) :

1) Volets ouverts
des lilas plein les bras
et brune et blonde et rousse
une chanson pieds nus traverse la maison
Comme elle a par ailleurs
traversé les saisons
(PRÉVERT, 2012, p. 192)

2) Petits astres silencieux tremblants multicolores où la musique du soleil fait entendre son désaccord avec le ciel gris du décor (PRÉVERT, 2011, p. 138)

3) c’est alors que s’arrête
la triste clameur des enfants
[...] et que surgissent brusquement
gambadent dans sa pauvre tête
les vieux refrains puérils méchants et périmés
en toute liberté
(PRÉVERT, 2011, p. 84)

Les trois exemples ci-dessus sont des cas de personnification métaphorique de la musique où celle-ci n’est plus un objet dont un autre objet emprunterait les traits mais un personnage à part entière. Il est intéressant de noter que l’exemple 1 présente une personnification particulièrement développée où la chanson (populaire, à ce qu’il semblerait vu le contexte) possède une couleur de cheveux (et même plusieurs), des bras et des pieds. C’est aussi le verbe traverser qui attire notre attention par son emploi antanaclastique : il évoque l’idée de la mobilité de la chanson et de sa capacité à franchir les distances, qu’elles soient physiques ou métaphoriques. En revanche, les personnifications figurant dans les exemples 2 et 3 sont beaucoup moins détaillées, mais, à leur tour, elles constituent des antithèses : dans l’exemple 2, c’est la musique du soleil qui est opposée au ciel gris, alors que l’exemple 3 représente, d’une part, une antithèse de la « triste clameur des enfants » et des « vieux refrains » (« gambadant » dans la tête d’une aristocrate plutôt âgée et qui, d’après le contexte, est loin de jouir de la sympathie de l’auteur), et d’autre part, un double paradoxe sémantique qui réunit, d’abord, les épithètes vieux et puérils, et en plus, l’épithète vieux et le verbe gambader pris métaphoriquement. Nous noterons aussi l’épithète périmés qui accentue l’idée de vieillesse et de décrépitude. Ainsi, le lexème refrain produit donc encore une fois une métaphore complexe à valeur paradoxale dont la raison d’être extralinguistique réside, à notre avis, dans l’attitude de Prévert qui abhorrait l’aristocratie et, de ce fait, n’était que trop critique par rapport à la musique qu’il prêtait à ce milieu, même si cette dernière n’existait que dans la tête d’un personnage.

La représentation métaphorique de la voix

Tout comme la représentation de la musique, celle de la voix chez Prévert a deux facettes différentes. D’abord, la voix peut être la base d’une métaphore (ce qui est, à notre avis, le cas le plus évident) par l’intermédiaire des épithètes métaphoriques, comme dans « Encore une fois sur le fleuve... » (exemple 1), « Volets ouverts volets fermés » (exemple 2) et « Midi certitude butée… » (exemple 3) :

1) et il efface sur le visage de la Misère
les pauvres traces de sang coagulé
et elle oublie un instant sa détresse
en écoutant sa voix éraillée et usée
(PRÉVERT, 2012, p. 23)

2) Volets ouverts volets fermés
Sur le carrelage de la cuisine
la voix de cristal s’est brisée
(PRÉVERT, 2012, p. 196)

3) La voix radieuse du soleil ne s’accorde pas avec les voix impénétrables du Seigneur... (PRÉVERT, 2007, p. 249)

Dans les exemples 1 et 2, la voix adopte des traits caractéristiques d’objets physiques par le biais des épithètes métaphoriques éraillée, usée et de cristal. Dans les deux cas les métaphores à la base du lexème voix traduisent l’idée de vulnérabilité, voire de fragilité. En revanche, l’exemple 3 représente une transformation, par le biais du jeu d’homonymes, de l’expression « les voies du Seigneur sont impénétrables » et, de ce fait, une antithèse contextuelle du soleil et du Seigneur. Cette antithèse s’effectue aussi au niveau des épithètes radieuses et impénétrables, qui représentent le Seigneur comme porteur d’idées obscures que l’on aurait du mal à comprendre. Ainsi, la métaphore à base de voix servirait ici à traduire la philosophie anticléricale de Prévert, très présente dans ses textes (AUROUET, SIMON-OIKAWA, 2019, p. 12).

L’autre facette de la représentation métaphorique de la voix chez Prévert est métonymique. En effet, le portrait de nombreux personnages se fait par métonymie, notamment via la description de leur voix qui, à son tour, se distingue par une grande variété de caractéristiques métaphoriques. Généralement c’est le cas de personnes concrètes, comme dans « La crosse en l’air » :

soudain une voix
une voix venant de très loin
une voix désolante
une voix d’os
une voix morte
la voix d’un vieux ventriloque crevé depuis des milliers d’années
et qui dans le fond de sa tombe continue à ventriloquer
[...] et cette atroce voix cariée
cette voix pouacre… cette voix nécrologique religieuse
soldatesque vermineuse néo-mauresque
cette voix capitaliste
cette voix obscène
cette voix hidéaliste
cette voix parle pour la vermine du monde entier
et la vermine du monde entier l’écoute
(PRÉVERT, 2011, p. 137-138)

Cet exemple représente le portrait métonymique de Gonzalo Queipo de Llano, général espagnol qui a adhéré au camp nationaliste pendant la guerre d’Espagne (1936-1939), et qui était tristement connu pour ses discours radiophoniques extrêmement agressifs où il appelait au meurtre des républicains et au viol de leurs femmes (RODRIGUEZ, CORTES, 2021). Dans l’extrait cité ci-dessus, c’est le vaste champ lexical de la mort – composé du lexème tombe et d’épithètes métaphoriques une voix morte, la voix d’un vieux ventriloque crevé, cette voix nécrologique – qui est le premier à attirer notre attention et qui serait une allusion aux nombreuses exécutions commises sur les ordres de Queipo de Llano. Nous noterons aussi d’autres épithètes à valeur dépréciative, à savoir une voix désolante, une voix d’os, cette voix pouacre, cette voix [...] religieuse3 / soldatesque / vermineuse / néo-mauresque4 , cette voix capitaliste5, cette voix obscène, cette voix hidéaliste, ce dernier lexème étant un néologisme probablement créé à partir de hideuse et nationaliste (PRÉVERT, 2011, p. 138, note de bas de page). Finalement, la répétition anaphorique du lexème voix met davantage l’accent sur la radio en tant que principal instrument et principale arme meurtrière de Queipo de Llano. Ainsi, l’image métaphorique de la voix du personnage (cette voix étant personnifiée elle-même) servirait ici à représenter les actions criminelles de ce dernier et la prise de position antifranquiste de l’auteur à cet égard.

Dans le même temps, la voix peut être la métonymie de toute une collectivité, comme dans « Entendez-vous gens du Viet-Nam » :

Aux voix de la main-d’œuvre jaune
répondait une voix d’or
une voix menaçante et radiodiffusée
(PRÉVERT, 2011, p. 23)

Nous sommes en présence d’une antithèse contextuelle traduite par les épithètes jaune et d’or6 et qui oppose les habitants des colonies aux colonisateurs, ces derniers ne pensant, d’après Prévert, qu’à s’enrichir ce qui se traduit par l’épithète métaphorique d’or. Les épithètes une voix menaçante et radiodiffusée font adopter à cette voix personnifiée une connotation négative en représentant une allusion aux guerres coloniales et, de ce fait, aux violences contre les indigènes. Nous voyons ainsi un parallèle avec l’exemple précédent où la représentation métaphorique de la voix, celle-ci étant elle-même la métonymie d’un ou plusieurs personnages, évoque les méfaits de ceux derniers.

L’image métaphorique du silence

Au début de cet article, nous avons mentionné l’antithèse de la musique et du silence. En effet, ce dernier prend une place particulière dans les écrits prévertiens et constitue bien fréquemment la base de métaphores évoquant la tristesse, la séparation voire la mort, ce qui est logique, vu la place que prenait la musique dans la vie de Prévert. Pour mieux démontrer cette idée, nous allons citer des extraits de « La rue de Buci maintenant... » (exemple 1), « Les feuilles mortes » (exemple 2) et « Eaux-fortes » (exemple 3) :

1) et la rue est vide et triste
abandonnée comme une vieille boîte au lait
et elle se tait
Pauvre rue qui ne veut plus qui ne peut plus rien dire
(PRÉVERT, 2011, p. 222)

2) Mais la vie sépare ceux qui s’aiment
tout doucement
sans faire de bruit
(PRÉVERT, 2007, p. 60)

3) Chaque jour trois mille tonnes de bombes, au Viêt-nam, tombent et l’indignation universelle suit son cours rituel, pollué, aphone, inoffensif et traditionnel. (PRÉVERT, 2007, p. 213)

Le silence de la rue de Buci évoqué dans l’exemple 1 est représenté par les personnifications métaphoriques elle se tait et pauvre rue qui ne veut plus qui ne peut plus rien dire, cette dernière personnification pouvant aussi être conçue comme une syllepse vu les sens différents du verbe dire selon qu’il est précédé des verbes vouloir ou pouvoir : dans le premier cas, il ne s’agirait donc pas seulement du mutisme mais aussi de l’insignifiance de cette rue silencieuse. Cette idée se voit appuyée par les épithètes pauvre, vide et triste ainsi que par la comparaison abandonnée comme une vieille boîte au lait, toutes dotées de connotations négatives et traduisant le caractère morne de ce silence.

En revanche, l’exemple 2 semble moins explicite, les lexèmes à connotation négative évidente n’y étant pas nombreux. La seule chose à relever, c’est la personnification la vie sépare ceux qui s’aiment [...] / sans faire de bruit qui, par sa simplicité stylistique, évoque la banalité de telles séparations qui se font en silence, celui-ci étant leur fidèle compagnon.

Finalement, l’exemple 3 ne contient qu’un seul lexème sonore ou plutôt évoquant le silence, à savoir l’épithète métaphorique aphone accompagnant le lexème indignation qui traduit un sentiment assez fort, ce qui constitue un paradoxe sémantique. Celui-ci, enrichi par les épithètes rituel, pollué, traditionnel et inoffensif, serait une allusion à la passivité voire à l’indifférence de la communauté internationale face à la guerre et aux milliers de morts qu’elle fait, ces derniers étant d’autant plus nombreux que « l’indignation universelle » reste « aphone ». Le silence serait donc, ici, la métaphore de la mort.

Cependant, le silence chez Prévert n’est pas toujours le contraire absolu du son. Il est aussi doté d’une voix qui est loin d’être agréable, comme dans « Soudain le bruit » :

Soudain l’homme se réveille
au milieu de la nuit
il est saisi par le malaise
et il écoute malgré lui
le silencieux vacarme de l’angoisse
le bruit qui ne fait pas de bruit
le silence qui hurle à la mort
dans le grand coquillage de la nuit
ce bruit aphone... ce bruit de cendres...
[...] il demande à la rue de faire quelque chose
il la supplie de faire du bruit
du vrai bruit vivant comme la vie
mais la rue reste muette comme une lanterne sourde
muette comme une chouette qui serait muette
comme une palourde
(PRÉVERT, 2007, p. 18)

L’exemple ci-dessus représente un quadruple paradoxe constitué par les épithètes le silencieux vacarme de l’angoisse et ce bruit aphone, ainsi que des personnifications métaphoriques le bruit qui ne fait pas de bruit et le silence qui hurle à la mort. Ce paradoxe servirait à traduire l’intensité de ce silence et la peur qu’il fait au personnage par sa densité. Encore une fois, le silence se trouve associé à la mort, cette idée n’étant pas seulement exprimée par la personnification le silence qui hurle à la mort mais aussi par l’antithèse contextuelle du « bruit aphone » et du « vrai bruit vivant ». La répétition de l’épithète muette évoque aussi le silence renforce donc la puissance de celui-ci.

En guise de bilan provisoire, nous constatons que l’emploi des métaphores sonores chez Prévert est considérablement influencé par le rapport personnel de l’auteur avec la musique et le son. Beaucoup de métaphores de ce type se fondent sur les images de la musique du peuple et celle de la nature, les deux représentées de manière appréciative, alors que les métaphores à la base de la musique de l’aristocratie (comme celle figurant dans Riviera) se voient dotées d’une connotation négative, tout comme celles du silence, ce dernier symbolisant le vide, la séparation et la mort.

La métaphore tactile

Les métaphores tactiles ne sont pas moins présentes dans les écrits prévertiens que celles représentant le son ou l’absence de ce dernier. Nous nous permettons de partir ici de l’hypothèse que cette richesse serait due à l’importance du toucher dans le rapport de l’homme avec le monde vivant, car les sensations tactiles sont transgressives (BARDOUT, 2017) et nous permettent de mieux effacer les frontières, ce qui semblait important pour Prévert. Pour souci de brièveté, nous ne nous pencherons, une fois de plus, que sur les champs sémantiques les plus riches, à savoir celui de caresse, celui de blessure, celui de chaleur et du froid et celui d’absence de toucher.

La métaphore de la caresse

Généralement, le concept de caresse est porteur de connotations positives traduisant l’idée de tendresse, d’affection et du plaisir (Dictionnaire de français Larousse). Néanmoins, chez Prévert, les métaphores créées à partir de ce concept se révèlent plutôt ambivalentes. Il est vrai, certes, qu’elles peuvent avoir une valeur purement méliorative comme dans « Vignette pour les vignerons » :

Rien d’autre que le soleil et l’ombre
caressant tous les arbres
rien d’autre que la vie embrassant la campagne
(PRÉVERT, 2011, p. 75)

Dans l’exemple ci-dessus, l’usage métaphorique des verbes caresser et embrasser fait partie des personnifications exprimant la joie de vivre et la sérénité du paysage campagnard. Ce triomphe de la vie se traduit encore plus par l’antithèse sémantique du soleil et de l’ombre qui sont réunis, dans ce contexte, par l’affection qu’ils portent à la campagne. La métaphore de la caresse garde donc sa valeur traditionnellement positive et sa connotation appréciative.

Cependant, des cas contraires sont aussi présents dans les textes prévertiens, comme dans « Lettre » (exemple 1) et « Un homme vient d’entrer... » (exemple 2) :

1) Et je sens le temps qui me caresse
à rebrousse-poil
pour m’emmerder
(PRÉVERT, 2007, p. 267)

2) Sur les berges du boulevard saint Parking l’ombre des arbres condamnés, exécutés, sans le moindre petit tocsin pour annoncer le massacre, caresse encore la mémoire des passants… (PRÉVERT, 2007, p. 201)

La métaphore de la caresse présente dans l’exemple 1 semble avoir une valeur antiphrastique vu la contradiction de son sens contextuel par rapport aux idées véhiculées a priori par ce concept. Cette contradiction est exprimée par le biais de l’épithète à rebrousse-poil et du verbe emmerder, les deux traduisant l’idée de soucis causés volontairement. Quant à l’exemple 2, la caresse métaphorique est représentée comme une marque d’affection posthume : l’idée de mort est implicitement traduite par la personnification l’ombre des arbres [...] caresse encore la mémoire des passants, tandis que celle d’une mort violente est manifestement exprimée par les épithètes condamnés et exécutés, ainsi que par la personnification le massacre. Ces trois procédés représentent les arbres comme des victimes de la cruauté des autorités publiques mais qui restent malgré tout dans la mémoire des passants reconnaissants. Ainsi, la métaphore de la caresse chez Prévert serait dotée d’une valeur ambivalente qui peut être tant positive (sans ambiguïté) qu’antiphrastique, traduisant la puissance du temps et aussi du monde vivant qui, quoique maltraité par les hommes, gardera toujours son impact sur leur vie.

La métaphore de la blessure

Comme celle de la caresse, la métaphore de la blessure chez Prévert est porteuse de connotations complexes. D’abord, elle peut être associée au plaisir, comme dans « Je vous salis, ma rue » :

Alors je dirai
je vous salue ma rue pleine d’ogresses
charmantes comme dans les contes chinois
et qui vous plantent au cœur
l’épée de cristal du plaisir
dans la plaie heureuse du désir
(PRÉVERT, 2007, p. 79)

Nous pouvons noter que la métaphore de la blessure fait partie du paradoxe sémantique la plaie heureuse du désir précédé d’une autre métaphore à valeur paradoxale, à savoir l’épée de cristal du plaisir. Ces paradoxes associent la douleur au plaisir et inversement en évoquant probablement le caractère interdit des plaisirs que recèle la rue en question.

La blessure peut aussi symboliser le sentiment amoureux, ce qui renvoie à la flèche de Cupidon. Tel est notamment le cas de « Lettre » (exemple 1) et « Sous le soc... » (exemple 2) :

1) Un jour pas du tout comme les autres
tu t’es retournée
et mon cœur
sous l’acier de ton regard
s’est ouvert d’un seul coup
comme la terre labourée
(PRÉVERT, 2007, p. 270)

2) Sous le soc de ton doux regard d’acier
mon cœur a remué
(PRÉVERT, 2011, p. 57)

Dans les deux exemples ci-dessus, le regard de la personne aimée est identifié à une arme ou, pour le moins, à un objet dangereux par le biais des métaphores l’acier de ton regard et le soc de ton doux regard d’acier, le deuxième cas représentant lui aussi un paradoxe sémantique. Il est intéressant de noter que, dans les deux cas, la blessure par le regard semble bénéfique au vu notamment du paradoxe évoqué plus haut et qui fait allusion au plaisir, ainsi que de la comparaison comme la terre labourée, qui évoque l’éventuelle récolte pouvant pousser de cette terre. Nous sommes donc de nouveau en présence de la valeur positive dont Prévert dote la métaphore de la blessure.

Cette dernière peut aussi figurer en tant qu’élément de la création artistique, notamment dans Art abstrus : « pourtant des éclats de soleil blessent encore l’oiseau tardif des paysages de Miró » (PRÉVERT, 2011, p. 150). Ici, le verbe blesser pris métaphoriquement évoquerait les couleurs éclatantes de la palette de Joan Miró, artiste et ami de Prévert, et aurait donc une fois de plus une connotation plutôt appréciative.

La métaphore thermique

Le champ métaphorique de la chaleur et du froid se révèle également important dans l’œuvre prévertienne. Tout comme la blessure, la chaleur peut accompagner le sentiment amoureux. Tel est notamment le cas de Volets ouverts volets fermés où figure la « main chaude de l’amour le long des reins de l’ombre » (PRÉVERT, 2012, p. 193). Dans cet exemple, l’amour est personnifié tout comme l’ombre, et la métaphore de la chaleur traduirait ici l’idée du bonheur et du plaisir. Il en est de même dans Sous le soc... :

Un jour un éclair de chaleur
tous les deux nous a traversés
heureuse cicatrice du bonheur
qui pourrait jamais l’effacer.
(PRÉVERT, 2011, p. 59)

La métaphore un éclair de chaleur / tous les deux nous a traversés évoque un coup de foudre qui semble être pris positivement par le poète : cette idée se voit confirmée par une autre métaphore que nous pouvons considérer comme celle de la blessure, à savoir heureuse cicatrice du bonheur, et qui a aussi une valeur méliorative traduite par l’épithète heureuse.

Si l’amour est plutôt chaud dans les textes prévertiens, la jalousie y est au contraire froide, comme dans La rivière :

Tes jeunes seins brillaient sous la lune
mais il a jeté
le caillou glacé
la froide pierre de la jalousie
sur le reflet de ta beauté
qui dansait nue sur la rivière
dans la splendeur de l’été.
(PRÉVERT, 2011, p. 48)

Nous sommes en présence de deux métaphores du froid, les deux traduisant l’idée de jalousie, à savoir le caillou glacé et la froide pierre. Ces deux métaphores constituent un chiasme qui permet d’accentuer l’effet néfaste de la jalousie. Elles forment également une antithèse sémantique par rapport à « la splendeur de l’été » figurant à la fin de l’extrait cité. Dans ce contexte, la métaphore du froid serait porteuse d’une connotation plutôt dépréciative, la jalousie n’étant pas bien vue par Prévert qui a toujours « défendu la liberté sous toutes ses formes » (AUROUET, COMPÈRE, GASIGLIA-LASTER, LASTER, 2003, p. 8).

La chaleur et le froid peuvent aussi bien se réunir, comme dans « Lumières d’homme » :

chacun a sa lumière
et le monde crève de froid
le monde a peur de se brûler les doigts
évidemment
c’est la lumière qui brille qui brûle qui fait cuire
et qui glace le sang
(PRÉVERT, 2007, p. 15)

L’exemple ci-dessus, comme le poème entier, évoque une lumière intérieure apportant à la fois lucidité et souffrance aux individus, qui choisissent parfois, à ce titre, de l’ignorer. Ici, les métaphores thermiques à valeur antithétique le monde crève de froid et le monde a peur de se brûler les doigts traduisent cette attitude paradoxale de l’humanité par rapport à cette lumière indispensable mais douloureuse et perturbatrice. Nous noterons aussi la gradation ascendante qui brille qui brûle qui fait cuire débouchant sur une métaphore à valeur contraire, à savoir et qui glace le sang. Ce paradoxe sémantique à la base de plusieurs métaphores thermiques semble avoir pour objectif de mettre davantage en valeur le rapport de méfiance par rapport à la vérité que Prévert perçoit chez ses pairs.

L’absence de toucher

Cette idée, quoique récurrente, ne se voit exprimée que par une seule épithète, à savoir intact(-e), qui semble avoir une connotation positive plus ou moins évidente. Chez Prévert, cette métaphore de l’absence de toucher traduit généralement l’innocence de l’enfance, comme dans « Maintenant j’ai grandi » (exemple 1) et « L’enfant de mon vivant » (exemple 2) :

1) je n’avais rien d’autre que d’être vivant
j’étais intact
j’étais content
et j’étais triste
mais jamais je ne faisais semblant
(PRÉVERT, 2011, p. 60)

2) Sa voix [celle de l’enfant] de rares pleurs et de rires fréquents
sa voix me parle encore
sa voix mourante et gaie
intacte et saccagée
(PRÉVERT, 2011, p. 236)

Dans les deux cas, l’épithète métaphorique intact(-e) sert à traduire la sincérité enfantine, puisqu’il s’agit dans les deux cas de l’enfant que le poète avait été. Dans l’exemple 2, cet enfant continue de vivre dans l’esprit du poète adulte, cette coexistence étant exprimée par le biais de plusieurs antithèses à valeur paradoxale. La connotation positive de l’épithète métaphorique intact (-e) se traduit également par le biais de l’hyperbole je n’avais rien d’autre que d’être vivant, en accentuant l’idée d’innocence et d’insouciance enfantines.

L’épithète intact (-e) peut aussi servir à exprimer la philosophie anticléricale de Prévert, notamment dans « J’ai toujours été intact de Dieu » :

J’ai toujours été intact de Dieu et c’est en pure perte que ses émissaires, ses commissaires, ses prêtres, ses directeurs de conscience, ses ingénieurs des âmes, ses maîtres à penser se sont évertués à me sauver (PRÉVERT, 2011, p. 64).

Nous pouvons constater que la métaphore intact de Dieu constitue une antithèse par rapport à l’énumération de tous ceux qui auraient cherché à « sauver » le poète. Cette énumération comprend plusieurs métaphores, comme ses commissaires et ses ingénieurs des âmes, cette dernière venant initialement de Staline (VAISSIÉ, 2016). Ce parallèle permet à Prévert de souligner le caractère autoritaire et répressif de l’Église. Ainsi, dans ce contexte, la métaphore de l’absence de toucher garde effectivement sa valeur positive que nous pourrions interpréter à travers l’idée des frontières bien protégées contre l’impact néfaste non seulement des adultes, mais aussi de Dieu, ce qui nous semble pertinent vu l’anticléricalisme de Prévert que nous avons déjà évoqué plus haut.

La métaphore gustative

Contrairement aux deux types de métaphore sensorielle précédemment évoqués, la métaphore du goût ne semble pas très présente dans les écrits prévertiens. Il est intéressant de noter que les personnages qui mangent ne sont pas très nombreux dans ces écrits et ne semblent pas toujours bénéficier de la sympathie de l’auteur (comme, par exemple, le prêtre dans Souvenirs de famille ou l’ange garde-chiourme), et que le goût au sens propre n’est pas considérablement explicité non plus. Par conséquent, le corpus métaphorique que nous avons pu relever, est beaucoup moins riche que ceux des métaphores sonore et tactile respectivement. Néanmoins, nous pouvons bien citer des métaphores évoquant les goûts amer et acide figurant, par exemple, dans « Volets ouverts volets fermés » (exemple 1) et « Hôpital Silence » (exemple 2) :

1) Toute sa voix a boité
et elle a répondu
amèrement à cloche-pied
(PRÉVERT, 2012, p. 195)

2) Chef-d’œuvre jamais écrit
opéra de la fièvre
lucide acide et doux7
(PRÉVERT, 2011, p. 81)

Les deux exemples cités présentent des métaphores synesthétiques qui combinent celles du son et du goût. Ici, les métaphores gustatives servent plutôt de compléments aux manifestations sonores, quoique leurs valeurs soient contraires : celle de l’amertume traduit l’idée de maladresse, alors que celle de l’acidité évoque surtout des caractéristiques positives au regard de sa combinaison avec des épithètes mélioratives lucide et doux.

L’absence de goût est aussi métaphoriquement traduite chez Prévert par l’épithète insipide, notamment dans La femme acéphale : « Soudain je m’aperçus que je souhaitais ne pas voir arriver celui que j’attendais avant d’en avoir fini avec cette insipide et fastidieuse lecture » (PRÉVERT, 2011, p. 258). La métaphore gustative (ou plutôt celle de l’absence de goût) porte ici une connotation négative, caractéristique de cette épithète qui garde dans ce contexte sa valeur d’origine.

La métaphore olfactive

Ce type de métaphore sensorielle semble le moins présent dans les écrits prévertiens, pour des raisons qui restent obscures pour l’instant, si bien que dans tout le corpus de textes nous n’en avons pu relever qu’un cas pertinent. Tiré de « Art abstrus », il représente une métaphore filée accompagnée d’une personnification :

pourtant à Florence
cette haleine de fleurs peintes entre les lèvres de la bouche d’un visage de Botticelli
a toujours le même parfum que le printemps de Vivaldi
(PRÉVERT, 2011, p. 150)

Dans cet exemple, la métaphore olfactive sert à caractériser des œuvres d’art, et cela de manière appréciative puisque l’emploi du lexème parfum qui désigne généralement une odeur agréable (Dictionnaire de français Larousse). Notons aussi l’image du printemps, motif récurrent et le plus souvent positif chez Prévert.

Conclusion

En dressant un bilan de nos observations, nous pouvons constater la présence considérable et la richesse des métaphores sonores et tactiles dans les écrits de Prévert. Pour mieux organiser notre étude de ces deux types de métaphores sensorielles, nous en avons dégagé les champs sémantiques les plus importants, à savoir ceux de la musique, de la voix et du silence pour la métaphore sonore, et ceux de la caresse, de la blessure, de la chaleur et du froid, ainsi que celui de l’absence de toucher pour la métaphore tactile. À la suite d’une analyse stylistique et sémantique du corpus, il est possible de noter que les métaphores musicales et celles de la voix ont deux facettes distinctes, les lexèmes qui les constituent pouvant représenter non seulement la base d’une métaphore sensorielle, mais aussi une personnification donnant lieu à une nouvelle métaphore sonore. Quant aux métaphores du silence, elles sont dotées de connotations surtout dépréciatives, évoquant la tristesse, la séparation et la mort, ce qui serait dû au rôle important de la musique et du son dans la vie de Prévert. En ce qui concerne les métaphores tactiles, celles de la caresse, tout comme celles de la chaleur et du froid, se caractérisent par une ambivalence, alors que celles de la blessure et celles de l’absence de toucher, au contraire, se révèlent plutôt appréciatives. Les connotations des métaphores de ce type seraient explicables par le caractère transgressif du toucher permettant, d’un côté, d’écarter les frontières tant méprisées par Prévert, mais de l’autre côté, de les protéger contre toute ingérence (comme celle de Dieu).

En revanche, les métaphores du goût et de l’odorat sont beaucoup moins nombreuses (les raisons en restent obscures et seraient probablement l’objet d’études ultérieures). Les métaphores gustatives peuvent avoir une valeur tant positive (comme le goût acide) que négative (le cas du goût amer et de l’absence de goût). Quant à l’odeur, elle n’est représentée que par une seule métaphore décrivant des œuvres d’art et dotée d’une connotation méliorative.

Nous avons fait le choix de ne pas aborder les cas de métaphores synesthétiques dont les textes prévertiens sont particulièrement riches, tout en considérant que leur étude nécessiterait une recherche à part qui constitue une perspective intéressante de la présente contribution et que nous espérons pouvoir réaliser dans un avenir proche.

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Notes

1 Nous entendons par les métaphores sensorielles celles où l’analogie se base sur l’image d’un ou plusieurs des cinq sens. Return to text

2 Mis en italique dans la version originale. Return to text

3 Vu l’anticléricalisme de Prévert que nous avons évoqué plus haut, nous nous permettons de qualifier cette épithète de dépréciative dans le contexte donné. Return to text

4 Cette épithète serait une allusion aux tentatives des franquistes de conquérir l’Espagne qui ne leur appartient pas, par analogie avec les Maures qui avaient envahi le pays au viiie siècle (PRÉVERT, 2011, p. 138, note de bas de page). Return to text

5 Caractéristique forcément negative pour Prévert qui, toute sa vie, est resté fidèle aux idées de gauche (NAINDOUBA, 2021, p. 464). Return to text

6 Ces deux couleurs seraient sémiotiquement opposées depuis le Moyen âge où le jaune, associé à l’Antiquité avec le soleil et la joie de vivre, a cédé ses valeurs positives à l’or pour ne garder que des connotations négatives, à savoir celles du mensonge et de maladie (PASTOUREAU, SIMONNET, 2005, p. 79-89). Dans l’exemple cité, Prévert semble inverser les connotations respectives des deux couleurs pour mieux démontrer la cruauté des forts de ce monde, avides d’argent (et d’or aussi), par rapport aux territoires colonisés. Return to text

7 L’épithète doux, douce n’est pas traitée dans notre article vu sa polysémie importante et l’impossibilité d’établir avec certitude sa valeur gustative par excellence. Return to text

References

Electronic reference

Olga Kulagina, « Les métaphores sensorielles dans les écrits de Jacques Prévert : de l'explicite à l’absence », Éclats [Online], 4 | 2024, 26 October 2024 and connection on 23 November 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/eclats.579. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/eclats/index.php?id=579

Author

Olga Kulagina

Université pédagogique d’État de Moscou, Université Gustave Eiffel

Olga Kulagina est docteure ès lettres, maîtresse de conférences au département des langues romanes Vladimir Gak, Université pédagogique d’État de Moscou, doctorante en arts au laboratoire LISAA, Université Gustave Eiffel. Sa première thèse de doctorat portait sur la représentation de l’étranger dans la littérature française sur le plan diachronique. Actuellement, ses centres d’intérêt sont les littératures française et francophones, l’analyse stylistique du texte, l’interculturalité. Elle est l’auteure d’environ 70 publications dont une monographie, et la co-auteure de deux monographies collectives et de deux méthodes d’apprentissage du français. Sa nouvelle thèse s'intitule « La création de Jacques Prévert : poétique, contextes et intertextes » et représente une étude intermédiale en littérature, cinéma et arts visuels.

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Licence CC BY 4.0