Introduction
La relative absence d’informations dont nous disposons quant à l’identité de Chrétien de Troyes nous permet de laisser courir notre imagination au sujet de ce à quoi cet auteur, au visage pourtant bien connu de la cour de Champagne, aurait pu ressembler. Il ne semble pas déraisonnable d’imaginer que ce visage avait au moins deux yeux, tant les descriptions visuelles qui traversent ses romans sont nombreuses et ont ensuite inspiré la tradition du récit en prose, ainsi que les multiples évolutions que nous lui connaissons aujourd’hui. Il est également plausible de penser que Chrétien avait deux oreilles, ces dernières lui ayant sans doute permis de veiller à la musicalité des récits qu’il inventa pour Marie de France et pour sa cour. À n’en pas douter, une bouche et deux mains faisaient également partie des attributs de cet auteur, tant les évocations de tables présentes au sein de cette œuvre ont marqué les esprits, puis traversé bien des siècles jusqu’à leur remarquable mise en scène dans le Perceval le Gallois d’Éric Rohmer (1978). Mais, Chrétien avait-il seulement un nez ?
Ce questionnement, bien que soulevé ici avec quelque peu d’ironie, nous permet toutefois de souligner un trait important de l’écriture et des descriptions présentes au sein des écrits de l’auteur francophone le plus fameux du xiie siècle. À première lecture, les évocations olfactives apparaissent comme les grandes absentes de sa « mout bele conjointure » (EE, v. 14). Et, là où la prépondérance des descriptions visuelles constitue le point de départ de nombreuses analyses de l’œuvre de Chrétien, rares sont les travaux s’étant intéressés à la question particulière des odeurs au sein de son oeuvre. En proposant d’analyser la thématique des évocations odorantes au sein d’une série d’œuvres du cycle arthurien (Érec et Énide, Yvain, Lancelot et Perceval1), nous proposerons une approche préliminaire de l’œuvre au prisme des études sur l’odorat (et plus particulièrement des sensory studies telles que théorisées par CLASSEN, 1992 ; HOWES, 1994 ; DROBNICK, 20062). Nous espérons que ces quelques remarques, présentées en vingtièmiste à propos d’une œuvre issue d’un corpus médiéval, contribueront toutefois à susciter un intérêt pour le sujet auprès des spécialistes davantage aguerris de l’œuvre de Chrétien.
Quelques notions historiques
Pour commencer, un nombre important de travaux d’historiens ont rendu compte de ce à quoi pourrait vraisemblablement s’apparenter le paysage olfactif de la cour de Champagne au xiie siècle. D’après ce que l’on en sait, Chrétien serait né autour de 1130 et décédé entre 1180 et 1190, ce qui le fait s’inscrire au cœur d’une période de changements radicaux sur le plan des activités culturelles et marchandes propres à sa région de naissance. En Europe, la présence de substances odorantes endémiques est attestée à cette époque, notamment dans le cadre des préoccupations populaires à propos de l’organisation des jardins. Aussi Chrétien était-il, à n’en pas douter, entouré de substances agréables au nez, telles que les fruits, les fleurs ou, plus généralement, les plantes d’ornement ou médicinales3. On trouve également en Champagne, à partir de cette époque, un certain nombre de substances odorantes importées : la présence d’épices (muscade, safran, écorce de citron, cannelle, girofle, gingembre et bien d’autres) sur les foires de Champagne4 a notamment été documentée, dès le milieu du xixe siècle, par l’historien Félix Bourquelot5. Étant donné l’importance de l’utilisation des épices et des encens dans le contexte religieux, il est également possible d’affirmer que des substances aromatiques telles que la résine de styrax ou la myrrhe faisaient également partie de l’environnement olfactif de l’auteur. Outre l’utilisation religieuse de ces matières luxueuses, Chrétien vivait indéniablement à une époque odorante, préexistant au « silence olfactif » que nous connaissons aujourd’hui, tel que l’a merveilleusement décrit Alain Corbin (1982, p. 9). Chrétien a donc vraisemblablement été exposé à une multitude de substances odorantes au cours de sa vie, que ces odeurs émanent de la campagne ou de la ville, de ses congénères, de son environnement botanique, ou qu’elles soient des matières plus rares ou luxueuses. Pour quelle raison reste-t-il dès lors aussi muet à propos des odeurs de son temps et de son environnement ?
Pour ne rien arranger à la frustration du lecteur moderne face à cette absence de mentions olfactives, force est de constater que l’œuvre de Chrétien regorge de mentions à la culture matérielle, le plus souvent sous ses ramifications visuelles. C’est par exemple le cas avec les références que Chrétien fait incessamment au textile, dont il prend partout plaisir à évoquer le luxe et le faste. Sous la forme de soieries ou de fourrures, importées d’abord d’Orient puis progressivement d’Italie et d’Espagne, le vêtement occupe une place de choix dans les textes et s’accompagne d’une symbolique bien étudiée par les spécialistes de son œuvre6. Au sein du corpus choisi, les pierres précieuses ne sont pas non plus en reste, et Chrétien fait des bijoux les représentants d’un pouvoir à la fois symbolique et ornemental - en accord avec sa volonté explicite de bien dire et de bien écrire. Au-delà du caractère symbolique que ces parures et que ces pierres revêtent dans le texte, ces différentes évocations de la culture matérielle de l’époque illustrent également la connaissance que l’auteur avait des pratiques en vigueur à la cour de Champagne. Or, sous la plume de Chrétien, la description de la beauté et du faste trouve majoritairement son appui sur des descriptions visuelles. Qu’advient-il dès lors des substances odorantes7, comme les épices ou les parfums, et de la place qu’elles occupaient dans les pratiques et dans l’imaginaire du xiie siècle ?
En nous concentrant sur quatre des œuvres de son cycle arthurien, nous esquisserons une typologie préliminaire à l’aide de trois topoï en particulier : les scènes d’intimité amoureuse, les scènes de repas et d’accueil chez les hôtes, ainsi que les scènes de vie religieuse8.
Scènes amoureuses et de sensualité entre amants
Pour commencer, si les spécialistes font état de nombreux textes littéraires portant sur le lien entre odeurs et relations amoureuses au Moyen-Orient9, les scènes de rencontre ou d’amour ne s’accompagnent que très rarement de descriptions olfactives chez cet auteur. Qu’il s’agisse de la reine Guenièvre dans Lancelot, de Laudine dans Yvain, de Blanchefleur dans Perceval, ou encore d’Énide dans Érec et Énide, Chrétien décrit longuement la beauté de ces femmes dans ses récits sans jamais mentionner leur odeur, bien que ces amantes soient toutes explicitement décrites comme fort désirables.
Le thème du désir et de l’amour, associé dans la littérature à des mentions d’odeurs charnelles et suaves depuis au moins le Cantique des cantiques, est particulièrement saillant dans Érec et Énide, le premier des romans de Chrétien connu à ce jour. Rappelons rapidement le déroulé de la narration : à la suite de la chasse au cerf blanc et des péripéties menant le chevalier Érec à rencontrer la jeune Énide, les deux protagonistes se marient à la cour du roi Arthur. À l’occasion du passage de la nuit de noces qui suit leur union, les amants se retrouvent seuls dans un lit où ils « rendent leur dû à chacune des parties de leur corps10 ». Une description plutôt détaillée des plaisirs de la chair trouve sa place dans les vers suivants : Chrétien y évoque tour à tour le « message des yeux » ainsi que le goût et la « douceur des baisers » échangés par les amants, amants « cœur assoiffé » dont il n’est toutefois jamais fait mention des odeurs respectives (EE, vv. 2050-2060, p. 51).
Au contraire de ce que l’on retrouve dans les traités du monde arabo-musulman de l’époque, la description des odeurs des amants ne semble pas particulièrement préoccuper Chrétien. L’exercice très stéréotypé de la description de la beauté de la jeune femme, tel qu’on le trouve à l’œuvre dans les descriptions de la jeune Énide11, est majoritairement organisé sous la forme de représentations visuelles. Il ne s’embarrasse que rarement d’autres éléments sensoriels, exception faite d’une mention à la douceur de la peau caressée. La description d’Énide laisse toutefois à l’écart tout ce qui pourrait s’apparenter tant à son odeur naturelle qu’à un potentiel parfum séduisant - qui, dans l’esprit du lecteur moderne, aurait toutefois pu accompagner les apparats dont on la voit se vêtir au fur et à mesure de la narration. Chez Chrétien, l’amour d’une jeune femme, associé en l’occurrence à une certaine idée de l’« âme pure », ne se laisse pas influencer par la tentation de luxure. L’absence d’odeur envoutante émanant de la femme désirée semblerait finalement constituer un symbole de plus de sa pureté. Aussi, si les mentions d’odeurs dans la littérature chrétienne du xiie siècle servent souvent à accentuer une symbolique particulière du Bien et du Mal, de la piété ou au contraire de l’hérésie12, on comprendrait déjà mieux pourquoi les évocations d’odeurs de femmes, même les plus agréables, auraient généralement été laissées à l’écart par Chrétien. Toutefois, l’auteur ne mentionne pas davantage d’odeurs s’agissant des personnages sales, répugnants ou hideux. Ainsi, lorsqu’Yvain fait l’expérience de la folie et voit son corps perdre peu à peu toute son humanité dans la forêt de Brocéliande, on pourrait s’attendre à ce qu’une mention de sa mauvaise odeur (symbolisant sa décrépitude et son exclusion de la société, son éloignement symbolique de Dieu) soit évoquée par l’auteur. Il n’en est rien et une fois de plus, la description olfactive du corps laissé à l’abandon n’évoque aucune des mauvaises odeurs typiquement - ou plutôt, modernement - associées aux corps sales et négligés.
Scènes d’accueil par des hôtes et de repas
Outre les scènes de séduction ou de plaisirs amoureux, dont nous venons de constater que les odeurs étaient curieusement absentes, d’autres scènes présentes dans l’œuvre de Chrétien pourraient être à même d’apporter un certain nombre d’informations sur le panorama olfactif de son époque. C’est le cas des scènes d’accueil chez les hôtes, ainsi que celles de repas, plutôt courantes dans les récits de Chrétien. À l’occasion de l’arrivée d’Érec et Énide chez le roi Évrain, par exemple, ce dernier leur réserve un accueil pour le moins luxueux. Voici la description qui est faite de la scène :
Dans la chambre, il avait fait brûler de l’encens, de la myrrhe et de l’aloès. En y entrant, tous louèrent les belles manières du roi Evrain. Les invités pénétrèrent dans les chambres se tenant aussi par la main. Le roi, fort joyeux de leur présence, les y avait conduits lui-même. Mais pourquoi vous raconterais-je en détail la broderie des draps de soie dont la chambre était décorée ? J’y gaspillerais mon temps à des folies et je ne veux pas le gaspiller, mais plutôt me hâter un peu, car celui qui va rapidement dans le droit chemin prend de l’avance sur celui qui suit un chemin tortueux. C’est pourquoi je ne veux pas m’arrêter à ces descriptions. (EE, p. 136)
Cette première partie de l’épisode connu sous le nom de « Joie de la cour » met en scène la problématique de la description des odeurs, majoritairement via negativa. Une fois n’est pas coutume, Chrétien ne manque pas l’occasion d’évoquer la soie brodée ainsi que l’encens, la myrrhe et l’aloé que le roi avait veillé à faire brûler dans la chambre en prévision de l’arrivée de ses hôtes13. L’encens (terme vague, pouvant faire référence à une multitude de substances aromatiques brûlées et dégageant une odeur) est, depuis l’Antiquité, un produit de luxe très recherché. Il n’est d’ailleurs pas l’apanage des civilisations chrétiennes, et son usage est attesté dans beaucoup de religions depuis l’Antiquité14. L’usage spécifique de myrrhe et de résine d’aloès est bien documenté au Proche et Moyen-Orient entre les viiie et xiie siècles, tant dans les traités de médecine que dans les récits de géographes et dans les sources littéraires15. Il est probable que nombre de ces substances exotiques s’échangeaient déjà, au xiie siècle, sur les marchés de Champagne16. Or, la description de telles substances au-delà de leur simple mention est considérée comme superflue par Chrétien17, et les personnages ne réagissent pas à l’odorisation de la chambre mise en scène par le roi.
Un constat peu ou prou similaire s’étend aux autres scènes de repas présentes dans le corpus, où plusieurs substances parfumées sont également évoquées18. Bien que les descriptions de festins soient nombreuses au fil des textes, elles sont pour la plupart relativement pauvres en détails quant aux arômes dégagés par les mets. Parmi les scènes de repas fameuses que compte le cycle, trois semblent à même de nous apporter des informations de nature olfactive : le repas où passe le Graal, le repas de mariage d’Érec et Énide, ainsi que le repas faisant suite à la cérémonie de couronnement de ces deux mêmes personnages. Voyons l’image que Chrétien nous donne du repas de Perceval chez le roi Pêcheur :
Le repas fut donc raffiné et excellent. De tous les mets dont il est d’usage de servir rois, comtes et empereurs, furent régalés ce soir-là le noble seigneur et le jeune homme qui partagea son repas. Ensuite, tous deux eurent une conversation à la veillée commune. Les serviteurs préparèrent les lits et les fruits pour le coucher ; il y en avait d’une rare qualité : dattes, figues, noix muscades, poires, grenades et pour finir des électuaires faits de gingembre d’Alexandrie, de pleuris, de stomaticum, de résomptif et d’arconticum. Après ils burent de bonnes liqueurs, vin aromatisé sans miel ni poivre, vin de mûre et sirop clair. (P, vv. 3315-3335, p. 82419)
Dans cet extrait, la description que Chrétien fait de la table dépasse en détails la majorité de ce que l’on retrouve ailleurs dans le cycle. Le repas chez le roi Pêcheur est d’une surabondance manifeste. Chacun des éléments rapportés correspond à une denrée importée, et l’évocation de tous ces mets revêt une visée explicitement ornementale et stratégique : celle d’attirer le lecteur (ou l’auditeur) sur ce passage très important pour la narration du roman, le fameux repas du Graal. Or, cette description semble également viser un but que l’on pourrait qualifier de symbolique : celui de manifester la haute condition sociale du roi Pêcheur et, par extension, celui de se faire le symbole des qualités naturelles de cet homme devant Dieu20. Toutefois, on ne trouve ici aucune allusion directe aux odeurs entourant le repas - bien que les substances servies aux hôtes soient toutes manifestement odorantes, et que l’exposition à des denrées si rares ait vraisemblablement pu susciter chez les hôtes un certain nombre de réactions. La description visuelle est ici suffisante, et Chrétien ne s’attarde pas à une description détaillée des autres perceptions sensorielles ressenties par les hôtes. Au contraire, bien loin d’un souci de vraisemblance, l’auteur explicite justement sa volonté d’éviter de s’attarder sur les sensations procurées par cette table. D’autres passages de repas présents dans le cycle illustrent la volonté de Chrétien de ne pas s’attarder dans des descriptions superflues des différents mets et arômes présents autour de la table. Ainsi de l’épisode du repas de la Joie de la cour dans Érec et Énide, où Chrétien écrit simplement :
Qu’il suffise que je vous dise que les invités eurent en abondance tout ce que peuvent désirer le cœur et la bouche : des volailles, de la venaison, des fruits et des vins de divers crus. Mais ce qu’ils eurent de meilleur fut un bel accueil, car, de tous les mets, c’est le bel accueil qui est le plus agréable. (EE, vv. 5578-5588, p. 13721)
Un commentaire de même nature se trouve également quelques pages plus loin dans le roman. Érec ayant désormais triomphé à la Joie de la cour, les deux personnages retournent à la cour du Roi Arthur en vue de leur intronisation. La cérémonie de couronnement représente un élément majeur de la narration, et s’accompagne d’une description extensive du faste et de la beauté les ayant entourés à l’évènement. Le couple y est accueilli par des harpes, des violons et des psaltérions, ainsi que par d’autres instruments à cordes joués par la foule et regroupés sous le terme de symphonies. Après être retournés à leur logis pour changer leurs vêtements et revêtir ce qu’on leur avait offert de plus beau, Érec et Énide reviennent à la cour où ils relatent leurs péripéties au roi et à la reine, avant que ne soit enfin décrite dans les détails la scène de la cérémonie.
Une référence odorante pourrait ici être décelée dans le commentaire fait par le roi Arthur à propos d’Énide alors qu’il aperçoit la jeune fille : le Roi demande à Érec si la femme au bras d’Énide est bien sa mère, avant de noter qu’il l’avait déjà remarquée lui-même, car « la fleur qui sort d’une si belle ente ne peut être que belle et gracieuse, et que le fruit que l’on y cueille ne peut être que le meilleur, car de la bonne chose émane un suave parfum » (EE, vv. 6612-6614, p. 161)22. Ici encore, la mention d’odeur est strictement symbolique, idéale, et se contente de constituer le vecteur d’un concept bien plus moral qu’ancré dans un souci de description photoréaliste de la scène. La suite de la cérémonie regorge là encore presque exclusivement de composantes destinées au regard - le roi exhibe son pouvoir en faisant habiller sa cour de vêtements si éclatants qu’ils dépassent la richesse et le faste dont auraient été entourés des empereurs tels qu’Alexandre ou César (EE, p. 163). Parmi les hypothèses qui pourraient être formulées à ce sujet, il est certes important de souligner que les odeurs représentent un champ de l’expérience particulièrement difficile à mettre en mots. Or, cette volonté qu’a Chrétien de s’en tenir à l’essentiel dans ses descriptions semble également à mettre en lien avec la façon dont les élites ont cherché, depuis le ixe siècle notamment, à se détacher des plaisirs des sens, dont la gloutonnerie et la luxure23. L’évocation des parfums semble s’appuyer à la fois sur des topoï littéraires et sur des préceptes moraux plutôt que sur des descriptions expériences vécues, bien loin d’un quelconque souci de vraisemblance voire, de façon profondément anachronique d’une quelconque tentative de réalisme24. Les connotations morales associées aux perceptions sensorielles sont profondément arrimées à sa littérature, tout comme à sa façon de penser le récit : Chrétien se soucie moins de la vraisemblance des scènes qu’il décrit, et davantage de la place que chacun des objets occupe dans son récit.
Scènes de la vie religieuse
Selon Éric Palazzo, « dès les premiers siècles chrétiens, les théologiens et philosophes se font les relais de la conception grecque de l’homme où l’équilibre entre le corps et l’esprit, et même l’âme, est un souci majeur, suivant en cela les idées philosophiques de Platon d’un côté, et celles d’Aristote de l’autre » (PALAZZO, 2016, p. 59). L’historien rappelle aussi que la signification symbolique des cinq sens chez les auteurs chrétiens de l’Antiquité et du Moyen-Âge repose grandement sur « la considération de l’unité fondamentale, chez l’homme, entre le corps et l’esprit » (Ibid., p. 60). Cette conception du corps fait de « l’élément corporel » et du « sens physique » ce qui « sert de guide à l’esprit dans l’accès au divin et pour la perception de l’Invisible » (Ibid., p. 67) – dans une volonté manifeste de valoriser l’homme intérieur d’une part, mais aussi, de la part de l’Église, de donner lieu à une véritable communauté sensorielle (VANNINI et al., 2013, p. 7). Ces éléments de compréhension de la pensée religieuse, à l’œuvre à l’époque de Chrétien, semblent partiellement à même d’apporter un éclairage sur l’usage des sens dans l’œuvre de l’auteur.
À l’inverse du constat fait par Rieger à propos de l’absence d’implication spirituelle en lien avec l’évocation des bijoux dans l’œuvre de Chrétien (RIEGER, 2016, p. 351), les mentions d’odeurs apparaissent à plusieurs reprises en lien avec le contexte ecclésiastique. D’abord, la présence de reliques odorantes est à noter dans au moins quatre des romans de Chrétien. Dans Érec et Énide, c’est à l’occasion de la cérémonie de couronnement que les reliques sont mentionnées. Dans ce texte, les reliques sont accompagnées par une procession, ainsi que par un nuage d’encens dont la fonction est d’accompagner leur entrée dans la cathédrale (EE, v. 6895). On décèle d’autres allusions à ces reliques au sein du cycle, par exemple dans Lancelot (v. 4653) ou dans Perceval (v. 543). Dans ces deux exemples, bien que les reliques ne soient pas accompagnées d’une quelconque mention de l’atmosphère odorante, l’importance occupée par le sens olfactif se laisse deviner sur la base de travaux d’historiens. À partir de la période du haut Moyen-Âge, les reliques de saints étaient généralement imprégnées d’huiles parfumées (FRITZ, 2017, p. 17). La question des reliques odorantes est un motif récurrent des textes religieux de l’époque, et cette expérience olfactive advenant au sein de l’espace religieux semble avoir joué un grand rôle dans l’établissement d’une spiritualité chrétienne fédératrice (ROCH, 2009). D’autres scènes religieuses mettant en scène le caractère odorant des pratiques religieuses parsèment l’œuvre de Chrétien. Bien que ce texte ne fasse pas partie du corpus sur lequel nous basons ici notre analyse, c’est par exemple le cas lors des funérailles de Fénice dans Cligès, où le lit de la défunte est couvert de fleurs et de feuilles odorantes. Lors de la scène de l’enterrement du défunt mari de Laudine dans Yvain, Chrétien fait référence à la présence de thuriféraires dans le cortège. La scène finale d’Érec et Énide, celle de leur couronnement, fait également mention d’encens brûlés dans l’enceinte de la cathédrale.
Conclusion
Même si les mentions d’odeurs sont à première vue absentes de l’œuvre de Chrétien, on trouve dans ses textes des allusions éparses à un certain nombre de substances odorantes en usage au xiie siècle. Premièrement, les mentions de substances potentiellement aromatiques (fruits, mets, épices, encens) revêtent parfois un aspect symbolique en lien avec le statut social ou moral intrinsèque que Chrétien cherche à mettre en œuvre. C’est par exemple le cas à l’occasion du repas du Graal, ou lors des cérémonies en lien avec le statut social d’Érec et Énide, sans que l’odeur des victuailles proposées soit toutefois explicitement évoquée. Chrétien semble tirer un avantage de ces scènes afin de faire part au lecteur de sa connaissance du monde noble de l’époque, mais les mentions d’odeurs ne se limitent toutefois jamais à de pures fins décoratives ou symboliques, comme c’est le cas pour les parures. Au contraire des bijoux ou des étoffes, les substances parfumées présentes dans le texte ne constituent ni une monnaie d’échange au sein du tissu narratif (GONTERO, 2022, p. 47), ni un vecteur transmissible ou acquérable de statut social supérieur (STURM-MADDOX ET MADDOX, 1984). Ces évocations ne semblent donc que très rarement avoir pour but d’apporter un « effet de luminosité » (RIEGER, 2016, p. 361) au texte écrit - littéralement, de l’enluminer - mais se situent au contraire toujours dans un contexte narratif particulier (majoritairement dans les scènes en lien avec un propos à connotation morale, y compris dans les descriptions de la hiérarchie sociale impliquant particulièrement une notion de proximité avec le Bien, comme c’est le cas du Roi Pêcheur). L’absence d’évocation explicite des odeurs là où le lecteur contemporain pourrait les attendre – au sein des scènes d’amour, de repas ou encore de décrépitude des personnages - apparaît, dans ce contexte, comme particulièrement porteur de sens. Parmi d’autres hypothèses, cette absence nous informe quant au statut accordé à ces substances, conçues non comme de simples éléments du quotidien mais bien comme des « forces élémentaires » (HOWES, 2012, p. 451). Enfin, il semble possible de noter que les mentions d’odeurs les plus explicites apparaissent dans le contexte de scènes religieuses - ces descriptions pourraient dès lors être qualifiées de vraisemblables, même si elles contribuent à illustrer les symboles spirituels de l’époque et le lien de la communauté avec le divin. Sous la plume de Chrétien, une distinction nette est toutefois faite entre d’une part acception religieuse et morale du sens de l’odorat, et acceptation laïque d’autre part.
En somme, bien que ce jalonnement préliminaire des évocations odorantes dans ces textes n’apporte pas d’élément nouveau à la compréhension de l’environnement olfactif du xiie siècle, les évocations olfactives chez l’auteur (et surtout, leur absence) nous instruisent tant vis-à-vis du système de valeurs symboliques en place à l’époque qu’au sein des dynamiques littéraires propres à l’œuvre de cet auteur. Elles apportent également un indice supplémentaire de la présence de denrées aromatiques rares et exotiques au sein de la société noble du xiie siècle, ainsi que de leur importance dans les cérémonies religieuses ou sociales de haut rang telles que celles que Chrétien a été amené à côtoyer. Enfin, replacée dans le contexte général des évocations sensorielles dans l’œuvre de l’auteur, le relatif peu d’importance accordée aux odeurs en comparaison avec les autres sens tend à remettre en question la grande idée de la période des Lumières comme marquant le début d’un âge de l’œil par excellence : dans les écrits de Chrétien, au xiie siècle déjà, on constate une proéminence majeure de l’attention apportée au visuel dans l’écriture. Pour confirmer toutes ces pistes, il faudrait bien sûr s’intéresser à d’autres œuvres de ce siècle. Toutes les pistes de réflexion évoquées ne demandent dès lors plus qu’à être approfondies, par un ensemble de chercheuses et de chercheurs, de lectrices et de lecteurs, aux nez très favorablement complémentaires.