Alors que nous sommes constamment immergés dans des milieux odorants, ce n’est que rarement que nous prenons acte de cette condition et de l’influence qu’elle exerce sur notre manière de nous tenir et d’interagir avec le monde environnant. Si l’odeur est associée à un phénomène passif1 qui entre dans notre corps comme « un courant de monde » (TELLENBACH, 1983, p. 19), elle devient, dès qu’on y prête attention, un agent actif qui engage une action et une spatialité au sein même de sa perception, orientant nos comportements, nos interactions, nos choix. Si les perceptions jouent un rôle à la fois sensoriel et moteur, l’olfaction n’échappe pas à ce principe, se donnant à plein titre comme une sensorimotricité. En tant que telles, les molécules odorantes (molécules chimiques, invisibles, entièrement fondues et incorporées à l’air) sont à caractériser par leur mouvement ; on parle alors de molécules « odorivectrices2 ». Et c’est par un mouvement, le geste respiratoire, que nous réceptionnons ces particules odorantes dans la cavité nasale3, lieu où ces odorants, tout en étant en mouvement, sont soumis à une subjectivité et interprétés, se transformant de ce fait en odeurs. Ainsi, l’olfaction engage, le plus souvent de manière involontaire ou inconsciente, une motricité du corps ; il peut s’agir de mouvements extérieurs, bien identifiables, car, dès que l’odeur agit, il faut lui répondre par un « faire un », « faire avec », « faire contre », « faire sans », qui, par exemple, fait s’extasier, envoûte, attire, surprend, déroute, contredit, dégoûte. Mais il ne faut pas négliger le rôle d’une motricité plus fine, moins apparente, touchant simultanément aux manières de sentir – renifler, flairer, humer –, et par là au tonus musculaire (GODARD, 2021, p. 18) et à l’attitude posturale (idem, p. 19).
En outre, l’odeur est par excellence l’extension du corps ; ce serait même selon Serge Chaumier, le corps avant le corps (CHAUMIER, 2003, p. 78). Elle est ainsi le territoire qui nous entoure et qui se fait intermédiaire entre le moi et l’autre, la frontière entre l’intime et le public. Hubert Godard rappelle que l’attention aux fragrances4 du milieu va modifier subrepticement notre mode d’être et d’agir, elle stimule notre nerf vague, notre « dilatation vers le contexte » (GODARD, 2021, p. 16). L’olfaction est ainsi concernée par la fonction haptique comme l’ensemble du système perceptuel qui « dessine finalement une manière d’être par la construction des frontières mouvantes de notre sensibilité au milieu », soit une « motricité de frontière » qui « sert aussi bien à magnifier notre rencontre avec le milieu qu’à nous protéger » (GODARD, 2021, p. 32). L’olfaction nous pousse ainsi à envisager le milieu comme un flux continu entre le dedans et le dehors, tout en sachant qu’en outre l’organe olfactif est poreux car c’est le seul tissu nerveux en rapport direct avec l’extérieur.
S’intéresser au phénomène olfactif revient ainsi à porter un intérêt constant à l’environnement. Dans l’olfaction, comme dans la gustation, « nous sommes par force liés aux conditions environnantes de notre relation naturelle au monde » (TELLENBACH, 1983, p. 23). Pour tenter de nommer ce milieu odorant, des notions spécifiques ont vu le jour. Si le soundscape est proposée d’abord par J. Douglas Porteous (1985) pour évoquer le paysage sonore, l’expérimentation des smellscapes (HENSHAW, 2014) ou sensescape (BRUCE, CONDIE, HENSHAW, PAYNE, 2015) arrivent plus tardivement. Suzel Balez (2017) s’inscrit dans cette continuité en faisant exister des « paysages odorants » ne sous-estimant plus leurs valeurs affectives et intersubjectives. Quant à Jean-Paul Thibaud, il définit les ambiances telles des puissances d’imprégnation qui ne sont plus réduites à ce qui « env- » (enveloppe, environne) mais plutôt à ce qui se déploie entre. Ainsi, une ambiance ne relève pas seulement d’une expérience située mais elle contribue elle-même à situer et à ancrer une expérience. Cela signifie aussi que faire l’expérience d’une ambiance consiste à se transformer imperceptiblement à son contact, et à la transformer en retour (THIBAUD, 2018, p. 68). Dans le cas suivant, l’ambiance olfactive pourrait alors être considérée comme un médium qui vient spécifier à chaque fois des espaces sensibles et des contextes de perception.
Cet article souhaite interroger les rapports existants entre la perception olfactive et la mise en mouvement du corps, envisageant l’odeur comme potentialité d’action. Fruit de la rencontre entre deux chercheuses travaillant à partir d’une approche commune – la micro-phénoménologie – ce texte ouvre des pistes de réflexion sur la manière dont l’odorant agit sur la construction d’un espace sensible et imaginaire et les liens qu’il entretient avec le mouvement, et plus particulièrement avec le mouvement dansé.
La première partie de l’article présente la recherche, revenant sur la mise en place du terrain, ainsi que sur les exercices et dispositifs déployés lors des ateliers, conçus principalement pour mettre à mal les schémas réduisant l’odeur à une représentation, une source significative ou une réminiscence. La deuxième partie présente deux études de cas. Parmi la diversité des matériaux récoltés nous avons décidé de privilégier l’étude des parcours commentés olfactifs et les expériences olfactives guidées car elles ont été les plus fructueuses en termes de résultats, et surtout les plus à même de montrer alternativement qu’agir fait sentir, que sentir fait agir. La troisième et dernière partie ouvre des réflexions sur notre pensée pluridisciplinaire de l’olfaction invitant à penser l’odeur davantage comme acte perceptif que comme contenu de perception.
Présentation du terrain
Le projet de recherche s’est déroulé à l’Université Côte d’Azur entre 2019 et 2022. Trois ateliers de deux jours ont été réalisés auprès d’un public d’étudiantes en troisième année, inscrites dans la licence « Arts du spectacle, parcours spécialisé en danse » et dans la double licence « Ethnologie des Arts Vivants ». Les ateliers s’inscrivaient dans un cours d’« Analyse du mouvement », obligatoire pour ces deux parcours, et avaient pour objet de sensibiliser à la question du « sentir », interrogeant à la fois le fonctionnement et le rôle de la sensation dans l’organisation et l’exécution du mouvement. Répétés sur plusieurs années, ces ateliers ont permis de mener des observations sur le moyen terme, mobilisant des groupes à chaque fois différents, et de produire des sources originales – principalement des récits d’expérience, des explicitations et des auto-explicitations, mais aussi dessins commentés et photos – sur la manière dont l’odeur agit sur le corps, l’exécution du mouvement et la proprioception.
Un ensemble d’expériences sensibles a été proposé aux étudiantes : une expérience de mise en mouvement à partir d’une odeur, où nous nous sommes demandées si la composition de l’odeur5 pouvait influencer l’orientation et le tonus corporel6 ; une expérience de parcours commenté7, invitant les participants à décrire leur perception olfactive pendant plusieurs minutes au cours d’une promenade les yeux fermés ; des expériences olfactives guidées en position assise à partir d’objets du quotidien, où, les yeux bandés, il fallait nommer la qualité de l’odeur et le cheminement olfactif plutôt que l’objet odorant de référence ; et des expériences olfactives guidées qui invitaient le sujet à laisser surgir du mouvement à partir d’odeurs choisies, revisitées ensuite grâce à des entretiens d’explicitation ou d’auto-explicitation. Ces expériences ont été conçues pour inviter progressivement les étudiantes à concevoir l’odeur comme un acte à part entière et pour tenter de sortir des schémas communs réduisant l’odeur à son association avec un objet odorant de référence ou bien à une réminiscence codée.
Dans les pages qui suivent, deux expériences sensibles vont dialoguer : la première se focalise sur la mise en mouvement du corps pour rencontrer une odeur tandis que la seconde expérience met le curseur sur la perception d’une odeur pour activer le corps.
Quand agir fait sentir : l’expérience des parcours commentés
Lors des trois ateliers, nous avons proposé aux étudiantes une expérience sensible, que nous avons nommé, dans le sillage de Jean-Paul Thibaud (2003), un parcours commenté olfactif. Il s’agit d’une promenade sensorielle effectuée en binôme : une étudiante se promène avec les yeux fermés, activant progressivement le sens de l’odorat pour capter les odeurs rencontrées, les accueillir et les nommer au fur et à mesure de leur apparition ; l’autre étudiante la guide dans ce parcours, la conduisant et la soutenant avec ses bras, attentive à ses sensations, réactions, mise en parole tout en gardant une posture silencieuse. Pendant une durée de 20 minutes, les étudiantes choisissent à leur guise d’où partir et à quel moment passer des espaces intérieurs aux espaces extérieurs du campus universitaire. Commencer par cette expérience nous apparait comme légitime, étant convaincues que l’activation de la marche – mouvement fondateur et moteur du déplacement de l’être humain – sollicite toujours une pleine sensorialité. La marche est en effet au cœur de quatre processus majeurs chez tout individu : la structure corporelle, les coordinations gestuelles, la gestion des flux sensoriels et le domaine symbolique (HESS, RIGHINI, 2018). De ce fait, ce geste si habituel qu’il en devient « transparent » à nos yeux, permet l’accès à une expérience somatique intime et complexe. Dans son anthropologie de la marche, David Le Breton rappelle à quel point marcher permet de sentir son corps et de produire une respiration sensorielle (LE BRETON, 2000, 2020).
Une fois le parcours achevé, les étudiantes ont pu traduire leur vécu à travers un dessin8 permettant de mettre en exergue les odeurs rencontrées lors de la déambulation et d’en faire une légende. Les dessins (cf. cartographies 1, 2, 3) définissent une tentative de représenter une réalité vécue à travers la construction d’un espace fictif qui échappe aux principes euclidiens9. Les représentations de la promenade ne sont pas figées, elles prennent parfois une forme cyclique (cartographie 1), une forme linéaire (cartographie 2), ou elles tentent de retracer l’expérience sous forme d’une esquisse de plan (cartographie 3).
Certaines de ces cartes laissent transparaître un double imaginaire lié à l’odeur perçue mais aussi à la manière dont celle-ci permet de s’orienter dans l’espace. Ce premier niveau de médiation montre que l’expérience sensible contient de nombreuses manières d’être vécue et reproduite, et passe la plupart du temps par la nomination ou la représentation d’images associées aux sources odorantes de référence, à des souvenirs mais aussi à des couleurs, des intensités, des textures ou des températures. La manière d’articuler deux sensibilités – olfactives et spatiales – nous a interpelé. En effet, soit, les odeurs apparaissent comme des ajouts qui viennent se greffer par-dessus un espace dessiné (cartographies 1 et 3), ou bien ce sont les odeurs qui rythment la spatialité au point de gommer les limites entre les odeurs et l’espace. Quant à la cartographie 2, elle arbore un croquis rappelant un cardiogramme qui ne marque plus les battements du cœur mais des tessitures olfactives dans laquelle les informations sensorielles (et notamment l’odeur du vent10 en leitmotiv) viennent rythmer le parcours comme si elles faisaient partie d’un point de repère spatial et temporel à part entière.
On remarque néanmoins que ces cartes cherchent absolument toutes à identifier et nommer la source (« odeur de cigarettes », « odeur de bois », « odeur de la transpiration », « odeur du couloir » etc.), ce qui prouve l’absence de lexique stable et de vocabulaire précis pour décrire une odeur en dehors de son objet de référence. Le dessin apporte pourtant des nuances au niveau des formes quand bien même il s’agit d’une source identique. Dans la cartographie 1, l’odeur de l’herbe coupée n’est pas appréhendée formellement de la même manière que l’herbe humide. En réalisant cette expérience les yeux fermés, nous pouvons supposer que les étudiantes ont cherché à identifier les odeurs pour donner un contexte spatial et visuel à leur déambulation afin de se rassurer et de s’orienter. Cette hypothèse se vérifie dans la cartographie 3 où se trouve mentionné la note : « aucune odeur, je me sens alors perdue ». Sentir des odeurs éviterait donc aussi de perdre certains repères et de se positionner dans le monde.
À partir de cette première expérience, nous nous sommes demandé s’il est possible d’ouvrir des dimensions permettant d’explorer l’odeur sous l’angle de la relation plus que de celle de l’objet. Serait-il possible de déjouer les références aux sources odorantes pour en dire davantage sur les qualités de l’odeur et sur les mouvements qu’elle nous invite à faire ? La deuxième expérience, dont l’approche est originale, met en relief deux manières inédites d’exprimer l’odeur : l’expression du processus de l’odeur par le mouvement et l’expression du processus de l’odeur par les mots.
Les expériences olfactives guidées ou quand sentir fait agir
Au préalable, l’exercice prévoyait une préparation attentionnelle et perceptive guidée par la voix. Elle impliquait une attention au geste respiratoire11 avec un exercice de maîtrise du souffle12 visant à orienter l’attention sur l’utilisation des narines, sur l’écoulement de l’air (réel et imaginaire) et sur son impact au niveau des diverses régions du tronc au moment de l’inspiration et de l’expiration. Ce moment, qu’on pourrait définir d’« échauffement », visait à augmenter la vigilance du corps, réveiller le nez et préparer à la venue d’une perception olfactive13. Cette mise en état a été suivie par un temps d’improvisation à partir de l’odeur. Une fois les yeux bandés, il s’agissait de déposer une odeur non identifiée au préalable – de l’huile essentielle d’eucalyptus et de cèdre – sur un foulard et de le porter autour du cou, afin de l’accueillir dans son espace proche de manière constante et prolongée. Cette proposition de « décrire » l’odeur par le mouvement s’inscrit dans une logique de médiation inédite. Au lieu de passer par la communication verbale, le dispositif restait volontairement infra-verbal pour traduire de l’infra-verbal14.
Pour essayer de verbaliser cette médiation « muette », nous avons mené des entretiens d’explicitation15 avec une partie des étudiantes. Ces entretiens ont été menés juste après l’expérience, de manière individuelle, pour une durée d’environ 20 minutes chacun. Bien que toutes les étudiantes qui ont participé à l’expérience aient été interviewées, seulement une partie des matériaux récoltés a été sélectionné à partir de leur valeur informative sur l’imbrication odeur / mouvement. Ces entretiens visaient à accompagner les étudiantes au plus près de leur vécu avec la volonté de questionner les actions et micros-actions imperceptibles surgissant au sein de cette expérience singulière16. Au moment où les étudiantes rencontrent la perception, plusieurs cas de figures se présentent. Tout d’abord, l’odeur semble ouvrir une image ou un souvenir qui permet ensuite d’engendrer un mouvement. Dans plusieurs débuts d’entretiens, l’odeur est identifiée en fonction de sa source dans laquelle un imaginaire connu resurgit :
L’eucalyptus était l’odeur présente, cette odeur a fait surgir beaucoup de souvenirs dans ma tête, notamment celui de l’arbre de l’eucalyptus qui était dans une grande forêt à côté de chez moi. Cette forêt était un endroit où je passais beaucoup de temps et cet arbre a marqué énormément mon attention. (Danseuse A)
Si l’odeur vient incarner un souvenir passé selon une image définie, elle n’empêche pas de s’inscrire dans un espace et de créer une potentialité de mouvement dansé :
Mes mouvements étaient produits en fonction des images que j’avais de l’arbre, de sa grandeur, de l’épaisseur de ses branches, mes bras allaient sans cesse vers le ciel, il y avait une forte relation entre l’aérien et la terre où l’arbre était ancré dans le sol comme moi je pouvais l’être dans l’espace scénique. J’ai vraiment senti comme une double direction dans mon corps, comme des forces d’attraction qui s’opposaient mais qui en même temps fonctionnaient ensemble. (Danseuse A)
À partir de cette action avec l’arbre, l’odeur invite notre interlocutrice à se fondre dans l’image, à la rejoindre en se mêlant à son mouvement. La force de l’odeur se traduit par l’immersion qu’elle propose où le corps, les sensations et l’image du passé sont enchevêtrés au point que le corps fusionne et devient arbre (c’est d’ailleurs ce que la danseuse dira plus tard : « mon esprit, mon âme, faisait partie de l’arbre »). L’odeur invite au transport entre le monde réel et imaginaire qui rappelle à la fois le caractère liminal des odeurs (GELL, 1977) et le rôle de transition dans l’olfaction (HOWES, 1987) où ce sens se manifeste comme étant un accompagnant qui ouvre les frontières des mondes. Dans ce cas présent, la danseuse est « transcendée par l’odeur de l’eucalyptus » et va créer alors un biomorphisme végétal, se plaçant corporellement dans des forces d’oppositions rappelant aussi les forces contradictoires de l’arbre lui-même. Ce phénomène n’est pas sans rappeler la loi de contagion interpersonnelle décrite par Paul Rozin et qui s’associe au principe de « on est ce que l’on mange » (ROZIN, 1994, p. 27). Si en mangeant, on se transforme facilement en ce qu’on a mangé, en reniflant, ne peut-on pas se transformer tout autant en ce qu’on a reniflé ? Autant que la bouche, on a l’impression que la muqueuse du nez est une zone de circulation des contacts et des affects. Alors certes, l’odeur emmène vers une représentation visuelle et imagée, et entrave la suspension du jugement17, mais elle n’empêche pas forcément la venue (comme ici) d’un chiasme inter-sensoriel (BERNARD, 2001). Les actes mentaux peuvent aussi être pensés comme des « images somato-sensorielles » à la façon dont Bachelard fait de l’imaginaire un processus généralisé régissant les différentes facettes de la corporéité (BACHELARD, 2007, p. 1).
C’est ce que nous offre cet autre témoignage où l’image se modifie, voire se dissipe, au moment où̀ la danseuse décide de se tourner à l’intérieur de son corps. En allant davantage vers une intériorisation, il n’y a plus qu’elle et l’odeur. Il ne s’agit pas de faire des mouvements forcés, répliqués mais ceux qui s’imposent, puisque l’odeur à ce moment-là devient un engagement entier. On y voit alors une modalité de relation avec l’odeur qui n’est plus visuelle et imagée, mais plutôt énergétique, et qui agence certains mouvements. En effet, le maintien de la relation à l’odeur crée une forme spécifique de l’occupation de l’espace et du sol pour marquer son attention et continuer de nourrir un dialogue sensoriel.
Je décide de m’allonger pour me focaliser seulement sur la boule de chaleur. Et à partir de là c’est vrai que c’était très agréable car il y avait que ça et du coup mon corps pouvait suivre plus la chaleur. J’ai profité du sol pour garder la sensation le plus possible. (Danseuse C)
Ainsi, quand une interlocutrice arrive à décrire quelque chose avant l’image, on peut avoir l’impression que le contact avec la perception est comme une rencontre symbiotique ; ce sont alors deux corps (celui du sujet et celui de l’odeur) qui apprennent à s’apprivoiser en interagissant ensemble.
De manière plus attendue, nous rencontrons une mémoire de l’odeur qui est aussi ancrée dans une mémoire topokinesthésique (BERTHOZ, 2009, p. 174). Ainsi, la perception olfactive entraine un déplacement dans un espace virtuel souvent familier mettant alors l’accent sur la dynamique des actes mentaux et de ses associations en cascade lorsqu’une odeur est sentie18.
L’odeur un peu forte m’a fait penser tout de suite à un petit espace et oui il y a aussi le souvenir du salon de toilettage, un petit espace avec des murs en plastique, qui n’est pas très bien aéré. Presque confiné. (Danseuse B)
Si nous sommes réceptifs à cette odeur qui entraîne la danseuse dans un espace aux qualités et facettes multiples, nous focalisons ici notre attention sur la manière dont la perception fait naître un environnement « affordant19 » dans lequel le sujet a déjà agi et va vouloir agir à nouveau.
Je fais le geste. Je fais le geste en allant d’un bout à l’autre, quoique non, je crois que je ne fais pas le geste en entier, je fais juste un petit bout de geste, puis le reste je l’imagine. Je ne vais pas complètement d’un bout à l’autre de la table. (Danseuse B)
En ce sens, les lieux porteurs d’odeurs visent aussi les actions qui s’y produisent car lorsqu’une odeur occupe un espace, elle est la marque de la trace de l’humain, de l’activité, de l’agir et donc de la vie : « Les grands domaines de l’activité humaine font l’objet d’une permanente attention olfactive » (SCHAAL, 1997, p. 5). Face aux actions produites dans l’espace du salon de toilettage, la danseuse reproduit un geste qu’elle a observé grâce à l’odeur qui la transporte dans un espace potentiel.
L’extrait suivant retrace des sensations qui arrivent, produisant une perception en acte quelques fractions de secondes avant que le souvenir émerge et se dessine mentalement. L’odeur n’est plus alors une représentation mais plutôt une matière qui dialogue avec le sujet. Sans pouvoir restituer intégralement ce que Bachelard appelle « la fusion de nos impressions sensibles » ou « impression osmotique » (BACHELARD, 2016, p. 167), il est parfois possible de rendre l’expérience olfactive épaisse, dilatée et granuleuse sans la réduire de manière abrupte, à un mot, une image, un jugement hédonique comme le font les experts en analyse sensorielle dans l’industrie du parfum. Grâce au temps suspendu de l’entretien d’explicitation, l’image ne prédomine plus sur la rencontre avec l’odeur car il y a une prise en compte des micro-événements antérieurs qui n’émergent pas à la conscience. Nous souhaitons alors insister sur le fait que travailler sur l’expérience olfactive, c’est aussi rendre compte de sa phénoménalisation :
B20 : D’accord, et quand tu dis « j’ai envie » qu’est-ce que tu entends par « j’ai envie » ?
A : J’ai envie d’avoir cette odeur dans ma gorge et mes poumons. J’ai envie que ça s’imprègne un peu, comme si je l’intégrais. Si je sens vite fait comme ça, l’odeur n’est pas en moi.
B : D’accord, et alors comment tu t’y prends pour faire ça ?
A : J’active mes petits récepteurs, ensuite j’essaie de comprendre et je ressens l’odeur qui me traverse. Là en l’occurrence c’est surtout venu derrière mes poumons.
B : Et comment ça vient derrière tes poumons ?
A : C’est comme si l’air était quelque-chose de rond et nuageux. Les petits points d’odeurs sont comme des points violets / noirs assez sombres. Ils sont minuscules et ressemblent à des molécules posées sur ce nuage.
B : D’accord et donc ce nuage qu’est-ce qu’il fait ?
A : Il rentre en moi, il s’éparpille dans tous les autres organes, mais on va dire que la masse la plus grosse, elle vient se positionner à l’arrière de mes poumons.
B : Et qu’est ce qui se passe en toi quand elle se positionne à l’arrière de tes poumons ?
A : C’est comme un flux en fait. J’imagine l’air et c’est comme s’il y avait des petits trucs, des petits points d’odeurs. Ils passent derrière dans ma gorge et ensuite ils descendent sur ma muqueuse, sur mes poumons. Sur le coup, je me sens lourde, mais ce n’est pas désagréable. Je sens que quelque chose est posé, c’est là, je le sens. Et cela m’aide encore plus pour ressentir l’odeur21.
B : Ok, et qu’est ce qui t’aide encore plus pour ressentir l’odeur ? Comme ça se passe en toi ?
A : Pour ressentir l’odeur c’est bizarre mais de suite je vois quelque chose. Par exemple, là j’ai vu que j’étais dans une cave chez ma grand-mère et c’est un endroit où je passais souvent. Ça sentait la même odeur. En étant dans cette cave en plein milieu de ce couloir, l’odeur était encore plus forte, c’est comme si elle était emmenée par mon imagination.
Au cœur de cet entretien, les effets de l’acte olfactif sont mis en relief au point qu’on en oublie que l’odeur peut renvoyer à quelque chose. Elle est suffisante en tant que telle. Cette préparation à l’image montre bien que des « petits trucs » se passent avant la montée du souvenir qui arrive à la fin du dialogue : « J’étais dans une cave chez ma grand-mère ». D’ailleurs, dès que l’image arrive, notre interlocutrice revient à l’utilisation de l’imparfait alors qu’elle décrit juste avant le processus de perception au présent, signe, d’après la grille interprétative de cette technique d’entretien, qu’elle revisite ce moment sensoriel avec intensité. L’arrivée de l’image coupe tout de même la description de son aspect dynamique, elle plonge la perception dans quelque chose de plus irréversible. Nous n’avons plus affaire à un effet odorant qui selon les catégorisations les plus communes réveille, stimule, relaxe mais à des micro-bouleversements intéroceptifs bien plus profonds.
À partir de la diversité de ces témoignages, l’odeur apparaît comme une entité matérielle qui se décrit avec un registre visuel, tactile, thermoceptif et énergétique et qui a un impact sur le corps ailleurs que dans le nez : la sensation peut se loger « derrière les poumons », « dans la gorge » ou alors être « éparpillée ». Parallèlement, l’odeur engage le corps dans des qualités gestuelles non seulement fondamentales à souligner comme la vitesse, la lenteur, la gravité, le rythme continu ou discontinu, mais aussi directionnelles avec des forces centrifuges, centripètes et cardinales.
Conclusion
Retraçant dans ses grandes lignes un projet de recherche mené à l’Université Côte d’Azur entre 2019 et 2022, l’article tente de rendre manifeste les potentialités d’action de l’odeur, capable d’activer le corps dansant avec des effets minutieux, précis et parfois à la limite de l’indicible car proches de micro-bouleversements physiologiques.
C’est en déconstruisant les attentes de l’odeur, ses représentations, ses associations phares, les souvenirs imminents et partagés qu’il devient possible d’aspirer à une nouvelle intelligibilité de l’olfaction. Grâce à la méthodologie de l’entretien d’explicitation, il nous semble possible de mettre en mots un implicite non conscient qui précède et accompagne le geste olfactif, ou ce qui se passe juste avant ou juste après que l’image et le souvenir s’installent, et que l’affect envahisse le sujet. Les entretiens effectués ont permis de montrer que l’image ne prédomine pas sur la rencontre avec l’odeur, même si, étant plus familière, lisible, celle-ci devient tout naturellement le point de repère privilégié de toute expérience olfactive. En dessous de cette image – avant et pendant la perception de l’odeur – se cache un réservoir d’informations somatiques qui font de l’odeur une expérience « kinesthésique ». Ce sont la plupart du temps des micro-évènements – physiques et imaginaires – qui peinent à émerger à la conscience.
L’approche que nous avons développée au sein de ce projet a permis, d’un côté, d’interroger des acquis répandus dans les champs disciplinaires dédiés à l’olfaction : l’odeur ne transporte pas seulement vers des images mentales ou des réminiscences mais elle engage une action et une spatialité au sein même de sa perception. De l’autre, elle a permis d’ouvrir des pistes pour penser la relation entre odeur et geste dansé, accordant de l’importance à cette modalité du « sentir », rarement sollicitée dans les études en danse, qui se limitent la plupart du temps à l’exploration du geste respiratoire22.
Sans vouloir trouver ici une exhaustivité, il s’agit de persévérer dans la recherche introspective d’une olf-action23. Les données récoltées nous encouragent en effet à penser l’odeur davantage comme acte perceptif que comme contenu de perception. Pour le dire autrement, l’odeur ne serait pas tant une question de contenu (que sens-tu ?) que d’action (que se passe-t-il quand tu sens ?). Agissant simultanément sur la construction d’un espace sensible et imaginaire spécifique et sur le tonus corporel et les infra-gestes, l’odeur mérite ainsi d’être envisagée comme un véritable vecteur du mouvement lui-même.