Du début des années 1920 à la Seconde guerre mondiale puis au-delà, le surréalisme tente d’articuler les deux mots d’ordre qu’il s’est choisi, « changer la vie » et « transformer le monde », empruntés à Rimbaud et à Marx. La première génération surréaliste, celle de Breton, Aragon et Soupault, s’est forgée dans les tranchées de la Grande Guerre. De cette expérience initiale, le groupe gardera un socle de valeurs auquel il ne dérogera pas : anti-patriotisme et antimilitarisme en premier lieu, auxquels s’ajoutera dès 1925, la variante de l’anti-colonialisme, réaction à la répression sanglante de la guerre d’indépendance menée par Abd el-Krim dans le Rif. C’est d’ailleurs à cette occasion que les surréalistes, déjà fascinés par le thème de la révolte et de la révolution, entreront en politique, se rapprochant du parti communiste, avant de se poser la question de l’adhésion, ainsi que le souligne Breton en 1926 : « Chaque fois que nous sommes réunis à quatre ou cinq, cette question se pose, ce qui marque notre inquiétude à ce sujet1. »
Mais ce rapprochement est loin d’être aisé. Le choix de la doctrine marxiste est certes proclamé dans la définition de la révolution adoptée par l’ensemble du groupe en 19252, mais la position des surréalistes face au PC peut être justement définie à partir de la remarque ci-dessus de Breton comme position d’inquiétude, au sens d’une absence de repos, d’une position en permanente évolution, toujours instable et toujours reformulée. Cette inquiétude fondamentale peut être comprise comme le modèle de leur mode de relation au politique dès les années 1920, et de façon encore plus évidente dans les années 1930. Elle les pousse à remettre en cause en permanence leur engagement partisan, à partir des valeurs initiales évoquées plus haut, auxquelles s’ajoute celle de la liberté de parole.
Lors de l’épisode de Kharkov3, qui entraînera le ralliement inconditionnel au PC d’Aragon, membre fondateur du surréalisme et l’un de ses polémistes les plus brillants, les surréalistes refusent ainsi de se laisser dicter une ligne de pensée et de conduite par le parti qui, suivant la ligne de l’Internationale, est décidé à obtenir la condamnation par les surréalistes de la doctrine freudienne et du trotskysme. Ainsi Breton écrit-il à Aragon, en 1932 : « Je ne dois en aucun cas me prêter, ne fût-ce que par la prolongation de mon silence, au sabotage et à la liquidation de tout ce que je persiste à tenir pour supérieurement honnête, pour révolutionnaire et pour vrai4. »
A partir de 1932, les mots d’ordre initiaux du groupe ne sont pas abandonnés, mais la montée de la menace fasciste, à la fois à l’étranger, avec le nazisme et le franquisme, puis en France, avec les émeutes de février 1934, bouleverse le champ politique et suscite de nouvelles questions. Menant un travail directement politique, les surréalistes prennent part, sans exclusive, à des initiatives lancées par le PC ou par les trotskystes, ou bien encore par une extrême gauche critique échappant à ces catégories. Ils lancent également des initiatives par eux-mêmes. Cette participation à des groupes divers, à des rassemblements politiques parfois hétéroclites, leur permet de comprendre les nouveaux enjeux historiques et politiques. On pourrait dire que leur mode d’engagement est celui de l’expérimentation : tenus par l’inquiétude, ils essayent encore et toujours, modifiant leurs expériences ultérieures en fonction du bilan qu’ils tirent de l’expérience précédente.
Les initiatives de l’aire communiste
A partir de 1932 s’ouvre autour du PC une séquence de mobilisations internationales, organisées par les compagnons de route Romain Rolland et Henri Barbusse. En août 1932, se tient le Congrès international contre la guerre, ou « Congrès d’Amsterdam », suivi du Congrès Pleyel, à Paris en 1933, qui voit la création du mouvement « Amsterdam-Pleyel », puis du « Congrès pour la défense de la culture », toujours à Paris, en 1935. Les surréalistes apportent leur soutien à l’initiative du congrès de 1932, tout en ne s’empêchant pas de la critiquer vertement. Dès le mois de juin 1932, ils publient le tract « La Mobilisation contre la paix n’est pas la guerre5 », réponse à l’« Appel » de Rolland et Barbusse paru quelques jours plus tôt en une de L’Humanité. Accusant Rolland et Barbusse de « mysticisme humanitaire » et « d’idéalisme bondieusard » et taxant leur tentative d’ouverture de « bonne volonté évangélique », ils n’en déclarent pas moins dans ce tract : « nous adhérons au congrès international contre la guerre et demandons à y être représentés. »
En novembre 1930 se tient à Kharkov le plénum élargi de l’Union internationale des écrivains révolutionnaires (UEIR). L’organisation et le financement du congrès, qui accueille 134 délégués de 35 pays, sont assurés par le Bureau international de la littérature révolutionnaire et le Komintern. Aragon et Sadoul représentent la France et signent peu après le congrès, dans des circonstances troubles, une déclaration condamnant le Second manifeste du surréalisme, le freudisme et le trotskisme.
Dans les quelques mois qui suivent, les surréalistes bénéficient de la politique de rassemblement en matière culturelle prônée par le premier plénum du comité d’organisation de l’Union des écrivains soviétiques (octobre-novembre 19326), et ils adhèrent à l’AEAR fin 1932. Mais ce climat apaisé est bientôt rompu : en effet, le front unique d’action révolutionnaire sur le plan culturel, envisagé par l’AEAR pour mettre en place la politique d’ouverture décidée en URSS, vise en réalité à faire la conquête de la frange libérale et antifasciste des intellectuels bourgeois, et cette politique se double d’une lutte acharnée contre les idéologies oppositionnelles, auxquelles les surréalistes sont rattachés7. Ainsi les choses vont-elles très rapidement s’envenimer entre les surréalistes et le PC. Ce dernier ne tolère pas la position critique fondant l’engagement surréaliste, qu’il définit comme oppositionnelle ; de leur côté, les surréalistes ne tolèrent pas la discipline que veut leur imposer le PC et ne peuvent se satisfaire de la place de compagnon de route que celui-ci réserve aux intellectuels.
Dès février 1933, estimant déformés par le compte-rendu de l’Humanité les propos qu’il a tenu lors d’un concours de littérature prolétarienne, Breton se détache de l’AEAR à laquelle son adhésion venait d’être acceptée. Il en est exclu formellement le 1er juillet 1933, à la suite de la publication dans la revue, Le Surréalisme au service de la Révolution d’une lettre de Ferdinand Alquié dénonçant « le vent de crétinisation systématique qui souffle d’URSS8 ». Cette exclusion entraîne celle des autres membres du groupe, notamment Eluard. Cependant, la rupture avec le PC n’est pas encore définitive : elle ne le sera qu’en 1935, lors du Congrès pour la défense de la culture. Les surréalistes continuent donc à participer à certaines initiatives lancées ou soutenues par le PC, tout en expérimentant d’autres initiatives.
Initiatives autonomes
L’appel à la lutte
C’est notamment dans le domaine de l’antifascisme que les surréalistes vont se mobiliser de façon constante dans ces années. Le choc majeur est celui des événements du 6 février 1934 – les ligues d’extrême droite organisent des marches qui convergent sur la place de la Concorde –, que les surréalistes qualifient d’« émeutes fascistes » dans le tract l’« Appel à la lutte9 », publié à l’initiative de Breton. On y lit : « C’est au soir même du 6 février 1934 [...] qu’à mon instigation il fut décidé de réunir sur le champ le plus grand nombre possible d’intellectuels de toutes tendances décidés à faire face à la situation. Il s’agissait de définir dans l’immédiat les mesures de résistance qui pouvaient être envisagées. Cette réunion – elle devait durer la nuit entière – aboutit à la rédaction d’un texte intitulé « Appel à la lutte » qui conjurait les organisations syndicales et politiques de la classe ouvrière de réaliser l’unité d’action et acclamait la grève générale. Le 10 février, cet appel paraissait, revêtu de près de 90 signatures. […] Une enquête portant sur les moyens pratiques de réaliser cette unité d’action suivit à peu de temps de là10. »
La première tâche que s’assignent les 88 signataires de l’« Appel à la lutte », appartenant exclusivement à la gauche non communiste, radicale (Alain, Michel et Jeanne Alexandre), libertaire (Henri Poulaille, Jehan Mayoux) ou exclus du PC (Pierre Monatte, Magdeleine Paz…) est, selon Breton, de « définir dans l’immédiat les mesures de résistance qui p[euvent] être envisagées ». Cet appel s’inscrit dans un cadre unitaire dépassant les clivages habituels entre les partis de gauche, mais la mobilisation contre le fascisme n’en continue pas moins à se concevoir en grande partie à travers les partis et les syndicats. Ainsi, l’« Appel » est adressé à « toutes les organisations ouvrières », sommées de réaliser l’unité d’action. Les signataires espèrent dépasser ce que les communistes appellent le « front unique à la base », c’est-à-dire le recrutement à la base de militants originairement adhérents d’autres partis. Ils souhaitent l’abandon de la tactique de « classe contre classe » et que soit créé, selon les mots du tract, l’« organisme capable – et seul capable – d’en faire [de l’unité d’action] une réalité et une arme.»
Cette demande s’appuie sur une dénonciation à mots couverts de l’application de cette tactique en Allemagne. Il s’agit de tirer, quasiment en temps réel, les leçons de l’échec de la classe ouvrière allemande face au nazisme, et de peser sur la stratégie des partis.
De l’avis même des surréalistes, l’« Appel à la lutte » est peu efficace. Ainsi, deux mois plus tard, le 18 avril 1934, lancent-ils une nouvelle initiative, l’« Enquête sur l’unité d’action ». Dans la lettre introductive à cette enquête, ils estiment en effet que les « manifestations récentes et celles qui sont prévues pour la période qui vient, ne semblent pas de nature à faire triompher le mot d’ordre « unité d’action11. Cette « Enquête » peut sembler en recul par rapport à l’« Appel » : il ne s’agit plus d’un « appel » mais d’une « enquête », le document n’est plus adressé aux « organisations ouvrières » en tant que telles mais à des « personnalités politiques et syndicales de la classe ouvrière » interrogées en leur nom propre. Il n’y a que 27 signataires, au lieu de 88 auparavant, et ils se définissent eux-mêmes comme des « intellectuels isolés ».
Plus qu’un recul toutefois, l’« Enquête » est l’indice d’un positionnement nettement différent : les surréalistes tentent de comprendre l’échec de l’« Appel à la lutte », et ils en viennent à « [se] demander si cet échec ne provient pas surtout d’une certaine confusion sur le sens précis des mesures proposées de part et d’autres ». « L’enquête » doit permettre de recueillir des propositions que les surréalistes envisagent de publier en brochure, se posant alors en médiateurs, en éditeurs des positions des uns et des autres, dans le désir de contribuer à leur rapprochement.
Le comité de vigilance des intellectuels antifascistes
L’« Enquête » est un nouvel échec et la brochure ne verra jamais le jour. Le faible nombre de réponses obtenues et la réduction du nombre de signataires pourraient cependant s’expliquer par la naissance, entre-temps, en mars 1934, du Comité d’action antifasciste et de vigilance, rapidement connu sous le nom de Comité de vigilance des intellectuels antifasciste (CVIA), fondé à l’initiative de Pierre Gérôme (de son vrai nom François Walter), auditeur à la cours des comptes, André Delmas et Georges Lapierre, dirigeants du Syndicat national des instituteurs12. L’initiative vise d’abord à réunir des intellectuels autour de figures éminentes associées aux trois grands partis de gauche : Alain pour le parti radical, Paul Langevin pour le parti communiste et Paul Rivet pour le parti socialiste. Tous trois lancent l’appel « Aux travailleurs » – largement soutenu par la gauche, publié dans le numéro de mars-avril de Commune, la revue de l’AEAR – afin d’appeler les intellectuels à se mettre « à la disposition des organisations ouvrières13. » Peu après, le meeting du 29 juin 1934, organisé à la Mutualité contre le projet Sarraut14, voit la participation des trois grandes familles de la gauche.
Le CVIA est radicalement différent des initiatives surréalistes. Sur le plan des revendications politiques, si l’« Appel à la lutte » se concluait par un mot d’ordre de grève générale, et si l’« Enquête sur l’unité d’action » commence par poser comme but au prolétariat de « renvers[er] la situation à son profit », le mot même de prolétariat a disparu dans le texte du CVIA, remplacé par ceux de « peuple » et de « République ». Le CVIA se fait par ailleurs avec l’accord des partis, en quelque sorte de l’intérieur, alors que la tentative surréaliste se fait de l’extérieur, sous la forme d’une mise en demeure visant à peser sur la stratégie des partis. C’est en raison même de la radicalité de leur propos et de leur positionnement à la marge que l’initiative des surréalistes échoue. Néanmoins, l’échec n’empêche pas que leur rapidité à publier « L’appel à la lutte » et le nombre de signatures recueillies aient probablement influé sur la volonté des partis de s’engager dans une action unitaire qu’ils pouvaient contrôler. Ils ont joué ici un rôle d’aiguillon, dont la réussite ne peut être appréciée qu’indirectement.
Les surréalistes, tout en menant leurs propres initiatives marginales, n’en adhèrent pas moins au CVIA. Ils ne rompent jamais formellement avec celui-ci15, mais leurs signatures cessent d’apparaître sur les déclarations collectives du comité à partir de 1935. Cet éloignement est sans doute en lien avec le poids grandissant du PC au sein du CVIA, alors même que les surréalistes rompent définitivement avec le parti en 1935. En effet, en août de cette année, la brochure Du temps que les surréalistes avaient raison affirme, publiquement et collectivement, ce que Breton avait déjà dit dans une lettre à caractère privée à Aragon : « [Les] mots d’ordre [de L’IC], nous penserions faillir à notre devoir d’intellectuels révolutionnaires si nous les acceptions avant de les avoir admis. S’il en est que nous ne parvenons pas à admettre, nous faillirions aussi à ce devoir en ne signalant pas que tout notre être y achoppe, que nous avons besoin d’être convaincus pour pouvoir suivre du même cœur. […] Sur quelque point qu’elle porte, toute objection, toute hésitation est de [notre] part criminelle. Voilà où nous en sommes, voilà la liberté intellectuelle qui nous est laissée. […] Nous continuerons à nous vouloir intacts, et pour cela, sans prétendre nous garder en toute circonstance de l’erreur, à sauvegarder à tout prix l’indépendance de notre jugement16. »
Ils revendiquent dans ce texte le droit à l’indépendance d’esprit, à la critique, et à la construction d’un jugement autonome, fondé sur un socle de valeurs (internationalisme et antipatriotisme, refus de l’idéologie de la famille et du culte du chef, critique de l’opportunisme et du « besoin frénétique d’orthodoxie ») qui ne peuvent être l’objet d’aucun compromis qui ne soit une « compromission ». Présenté comme le « devoir » de l’intellectuel révolutionnaire, cette position éthique engage dès lors une définition de l’intellectuel révolutionnaire qui ne saurait s’accorder à la place laissée par le PC à ses compagnons de route, place à laquelle les surréalistes refusent de se laisser assigner. Tirant le bilan de leur impossible engagement au PC, les surréalistes se passent désormais de l’aval du parti pour se déclarer révolutionnaires, et, se positionnant comme tels, ils affirment que leur rôle est de produire une analyse critique de la société et de contribuer ainsi à l’éclatement de la révolution.
Contre-Attaque
L’étiolement des liens avec le PC est concomitant d’un rapprochement avec la mouvance de l’opposition de gauche. Dès 1935, par exemple, le groupe Contre-Attaque rassemble des surréalistes et d’anciens collaborateurs de La Critique sociale, regroupés autour de Bataille. En activité d’octobre à mars 1935, il organise diverses réunions publiques sur la « famille et la patrie » ou les « 200 familles qui relèvent de la justice du peuple », rédige quelques tracts tels « Appel à l’action » et « Contre l’agression de Léon Blum17», et participe à la manifestation du 16 février 1936 qui suit l’agression de Blum. Mais il s’agit aussi d’un groupe de réflexion, dont les réunions sont l’occasion d’exposés et de débats. Le nom « Contre-Attaque, union de lutte des intellectuels révolutionnaires », porte d’ailleurs en germe ces diverses activités. Malgré la rupture consommée avec le PC, les participants veulent continuer à s’affirmer en tant qu’« intellectuels révolutionnaires » et à affirmer que les intellectuels peuvent mener la « lutte » de façon autonome, sans affiliation à un parti. Le groupe adopte une position offensive, désirant utiliser les outils de la critique sociale dans un but révolutionnaire.
L’entreprise de Contre-Attaque, telle qu’elle est définie dans le texte fondateur du groupe, peut être comprise comme un laboratoire pour la rénovation du marxisme. Le cœur de ce projet est l’« étude des superstructures sociales », son ambition est de fonder une « science des formes de l’autorité18» dans le monde moderne :
« Le développement historique des sociétés depuis vingt ans est caractérisé par la formation de superstructures sociales entièrement nouvelles. Jusqu’à une date récente, les mouvements sociaux se produisaient uniquement dans le sens de la liquidation des vieux systèmes autocratiques. Aux besoins de cette liquidation, une science des formes de l’autorité n’était pas nécessaire. Nous nous trouvons, nous, en présence de formes nouvelles qui ont pris d’emblée la place principale dans le jeu politique. Nous sommes amenées à mettre en avant le mot d’ordre de constitution d’une structure sociale nouvelle. Nous affirmons que l’étude des superstructures sociales doit devenir aujourd’hui la base de toute action révolutionnaire19. »
La déclaration liminaire du groupe renverse l’analyse des superstructures fondée sur une lecture orthodoxe de Marx. Il s’agit ici de rénover le marxisme scientifique en substituant à la prédominance de l’économie, qui étudie les facteurs économiques relevant de l’infrastructure, celle de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie et de la linguistiques, chargées de l’étude directe des superstructures sociales. Dès lors, les intellectuels acquièrent un rôle de premier plan, puisque ces études, dont ils sont chargés, sont présentées comme le préalable incontournable à la révolution. Ces mêmes intellectuels doivent, dans un second temps, formuler les propositions révolutionnaires qui doivent bouleverser ces superstructures. Dans l’immédiat, de cette nouvelle science devront découler à la fois des outils pour comprendre le fascisme et lutter contre lui et des outils pour permettre l’avènement de la révolution. Ainsi le groupe fait-il immédiatement la proposition très polémique de « [se] servir des armes créées par le fascisme qui a su utiliser l’aspiration fondamentale des hommes à l’exaltation affective et au fanatisme»20.
Au bout de quelques mois, le groupe explose, et la rupture est rendue publique par un communiqué21 dans lequel les surréalistes accusent Bataille et ses amis de « tendances dites “surfascistes” dont le caractère purement fasciste s’est montré de plus en plus flagrant22. » Ce nouvel échec n’empêche toutefois pas les surréalistes de continuer leur combat politique sur plusieurs fronts : la dénonciation constante du fascisme, l’engagement pour la République espagnole, la dénonciation du régime soviétique, la tentative de construction de la FIARI avec Trotski.
Critique du régime stalinien, engagement pour la République espagnole, rapprochement avec Trotski
Toutefois, il semble que le mode d’action des surréalistes ait désormais changé. S’ils publient divers tracts de soutien à l’Espagne républicaine et s’ils signent l« Appel aux hommes »23, réclamant la création d’une « commission d’enquête internationale, absolument libre » sur le premier procès de Moscou, ils ne prennent plus d’initiatives, entre 1936 et 1938, visant la création des regroupements politiques.
Leurs interventions sont désormais ponctuelles, notamment à l’occasion des procès de Moscou, et le positionnement choisi a évolué. Ainsi, Breton commence-t-il la déclaration qu’il lit au meeting qui suit l’exécution du verdict du premier procès de Moscou avec le propos suivant : « En notre simple qualité d’intellectuels, nous déclarons que nous tenons le verdict de Moscou et son exécution pour abominables et inexpiables24. »
Les douze surréalistes qui contresignent cette déclaration, s’ils parlent encore collectivement, ont perdu leur adjectif et ne se proclament plus intellectuels révolutionnaires, peut-être parce qu’il y a dans ce texte un retour à des valeurs morales, jusqu’ici peu revendiquées, notamment la « sauvegarde de la dignité humaine ». Malgré sa brièveté, le texte noue les grands thèmes de l’engagement surréaliste de ces années : il critique âprement le régime stalinien, comparé au régime nazi et accusé de « fausser l’histoire », et propose de substituer au mot d’ordre « Défense de l’URSS » celui de « Défense de l’Espagne révolutionnaire ». Mais ce qui apparaît comme un repli sur des valeurs morales n’empêche pas les surréalistes de continuer à se battre pour la liberté de parole et la possibilité d’une position critique.
Ils rejoignent ainsi d’autres initiatives, parmi lesquelles le « Comité d’enquête sur les procès de Moscou et pour la défense de la liberté d’opinion dans la révolution », dont Breton co-signe la carte de soutien avec dix-neuf autres signataires, dont Magdeleine Paz, Daniel Guérin, Pierre Monatte et Victor Serge. La carte porte au verso une revendication d’autonomie des intellectuels : « Nous défendons le Socialisme parce qu’il ne peut ni vivre ni vaincre sans une pensée vivante qui se contrôle elle-même par la critique25. » Dans cette double entreprise de dénonciation du stalinisme et de revendication d’une autonomie intellectuelle, ils se rapprochent des trotskystes du Parti ouvrier internationaliste (POI)26, dont émane initialement la demande d’enquête. Breton participe au meeting organisé par le POI en décembre 1937, où il rend un hommage vibrant à Trotski27, puis à celui organisé en janvier 1937 à l’occasion du second procès de Moscou.
Breton et les surréalistes ne sont pas les seuls à critiquer le stalinisme dans ces années, mais la capacité d’analyse et la lucidité dont ils font preuve à cette occasion sont saisissantes. Pour Breton, les procès ne sont pas des accidents du régime, ils expriment son essence même. Il prévoit ainsi qu’un troisième procès aura lieu, de même qu’il envisage de façon précoce la répression soviétique qui va s’abattre sur « tout ce qu’il y a de vivant, […] tout ce qui comporte une promesse de devenir dans la lutte antifasciste espagnole28» et qui, selon lui, pourrait s’opposer à la bureaucratie soviétique sclérosée en proposant un autre modèle révolutionnaire.
Cette critique du stalinisme et de la bureaucratie préside au rapprochement avec Trotski, qui se concrétise en 1938 lors du voyage de Breton au Mexique. Le manifeste « Pour un art révolutionnaire indépendant »29 co-écrit par Breton et Trotski et co-signé par Breton et Rivera, est publié à cette occasion. Il est un prélude à la fondation de la Fédération internationale pour un art révolutionnaire indépendant (FIARI) dont la construction sera interrompue par la guerre. Il marque le retour des surréalistes à une expérience concrète d’organisation politique après de deux ans de repli. La FIARI est conçue comme une organisation regroupant des artistes révolutionnaires, sans attaches directe avec un parti, et créant en toute liberté. Son texte fondateur30 entend réaliser la synthèse entre Freud et Marx que les surréalistes avaient souhaité dans le projet d’association qu’ils avaient soumis au PC en 193031. Il réaffirme l’autonomie des artistes et des penseurs et la position éthique déjà définie en 1935, postulant que la place des artistes est « parmi ceux qui témoignent de leur fidélité inébranlable aux principes de [la] révolution ». Le manifeste revendique la garantie du « respect des lois spécifiques auxquelles est astreinte la création intellectuelle », tout en assignant à l’art la « tâche suprême […] de participer consciemment et activement à la préparation de la révolution » et se conclue par les mots suivants :
« Ce que nous voulons : l’indépendance de l’art – pour la révolution ; la révolution – pour la libération définitive de l’art. »
Conclusion
Toujours réinvesti, l’engagement des surréalistes aboutit à ce mot d’ordre liant art et révolution. On peut estimer qu’il s’agit d’un repli sur le domaine spécifique de l’art mais, à rebours, on peut penser que ce mot d’ordre a servi de fil conducteur aux expérimentations politiques menées dans l’entre-deux-guerres par les surréalistes : l’autonomie intellectuelle et l’élaboration d’une position toujours critique apparaissant comme un chemin vers la révolution. La plupart de ces expérimentations ont été des échecs politiques, au sens où elles n’ont pas été en mesure de peser sur les événements, comme dans le cas de l’« Appel à la lutte » ou de Contre-Attaque. Parfois, les surréalistes se sont désintéressés, en raison de désaccords politiques, de certaines initiatives au moment précis où elles commençaient à produire un effet, comme dans le cas du CVIA. Ces expérimentations surréalistes démontrent cependant qu’une position critique, minoritaire et lucide, une position de résistance constante, peut exister, pour peu que les intellectuels soient animés, non pas par la passion de la vérité, mais par une inquiétude permanente qui les pousse à toujours réévaluer leur engagement.