L'Histoire des Gauches en France, sous la direction de Jean-Jacques Becker et Gilles Candar paraît aux éditions La Découverte en deux volumes en 20041. L'ouvrage peut s'interroger d'un point de vue épistémologique. Posons comme centralité l'interrogation d'un pluriel "les gauches" quand la science politique postule l'unicité de l'affrontement d'une droite à la gauche dans le cadre démocratique. Questionner ce pluriel peut cerner une nouvelle conjoncture, politique et historiographique de l'histoire politique. Ajoutons qu’en terme politique, le pluriel s’était imposé depuis longtemps -bloc des gauches, cartel des gauches- mais qu’il n’a pas alors trouvé son équivalent historiographique ; ici les études se sont davantage resserrées sur les phénomènes partidaires, ou alors ont substitués aux gauches le terme générique de mouvement ouvrier.
Miroir droite / gauche, une préhistoire politique du pluriel?
L'Histoire des gauches s'entend, d'un point de vue historiographique, en miroir d'une entreprise antécédente, L'Histoire des droites sous la direction de JF Sirinelli. Si comparaison n'est pas raison, relevons que pour l'historiographie des droites, on note à la fois un même mouvement : René Rémond publie Histoire de la droite en France (1954) qui devient ensuite une Histoire des droites en France avec la réédition de 1982, puis acquiert définitivement vertu d'évidence avec l'entreprise dirigée par JF Sirinelli en 1992. Cela appelle deux remarques.
Une réponse tardive à L’histoire des droites ?
D'une part que l'Histoire des gauches en France constituerait historiographiquement une réponse tardive à ces entreprises. Gilles Candar acquiesce dans une interview sur le site de l'OURS à ce retard. Il s'agit alors de réfléchir à ce retard. Je postulerai l'hypothèse d'une nouvelle configuration historiographique marquée par la "digestion" du XXe siècle en termes d'historiographie politique : soit la prise en compte par l'historiographie politique de l'historicité de l'historiographie du communisme qui a longtemps formé l'étalon des recherches sur l'histoire des partis de gauche, et son éclatement (cf. Le siècle des communismes par ex.). Cette prise en compte autorise –pour d'autres formes partisanes, dont le PS au premier chef- une réévaluation de leur propre historiographie. Le pluriel "gauches" peut marquer la complexification inhérente à ce mouvement comme l'appréhension des différentes analyses sur un même objet : l'histoire des gauches serait alors autant un lieu de l'histoire politique que de l'histoire culturelle, sociale, etc2. La multiplicité des approches signifierait ainsi en quelque sorte l'impossibilité d'une définition singulière de la gauche.
Conjoncture politique (1) 1974/1981
Cette impossibilité se comprend, pour les droites comme pour les gauches, dans un rapport au centre. Il n'est alors pas anodin de remarquer dans quelle configuration s'inscrit cette mise au pluriel. Si l'on prend comme curseur René Rémond, le pluriel surgit en 1982. La date importe plus qu'il n'y paraît. L'élection de F. Mitterrand a certes marqué à gauche que l'union était un combat, mais également qu'à droite, l'hégémonie du gaullisme était en brèche, comme l'apparition d'un challenger, plus centriste, VGE en 1974. Le pluriel "des droites" peut signifier cet état de fait. Reste qu'il coïncide avec l'essor d'un nouveau marqueur politique, appelé à devenir catégorie historiographique à gauche : "la deuxième gauche". L'expression naît de l'ouvrage d'Hamon et Rottman, La Deuxième gauche. Une histoire intellectuelle de la CFDT (Ramsay, 1982). L'expression désignait alors une mouvance, née de la distinction rocardienne du Congrès de Nancy (1977) du PS sur les "deux cultures". Elle distingue la mouvance rocardienne, davantage polarisée sur la société civile et intrinsèquement liée à la CFDT déconfessionalisée, d'une "première gauche", mitterrandienne. Ajoutons que la "deuxième gauche" comme expression est inséparable du mouvement de soutien à Solidarnosc et des prises de positions antagonistes qui s'y associent.
Posons enfin qu'à droite comme à gauche, 1982 peut aussi sembler le point d'aboutissement d'une séquence propre aux années 70 où le label "nouvelle gauche", comme l'apparition d'une "nouvelle droite" (autour du Grece), semblait indiquer une dynamique de rénovation liée à l'expérience de 68 par ex. Ces tentatives ont fait en quelque sorte long feu bien qu'elles se soient inscrites dans l'espace politique de la droite, de la gauche. Le pluriel peut alors manifester cette inscription tout en indiquant l'aporie de l'unité.
L’hypothèse centriste.
Ainsi si la complexité du pluriel à une préhistoire, 1982 peut s'avérer une butte repère. Ce d'autant plus que de cette configuration naît une historiographie essayiste qui, face aux apories de pluriels en terme de système politique, propose la République du centre (Furet, Julliard, Rosanvallon, 1988), désignant par là le lieu géométrique d'une reconstruction de la gauche contre l'utopie marxiste par le biais de l'antitotalitarisme (Christofferson, 2009). Si la République du centre postule la fin de l’exceptionnalité française (son sous-titre) ou à tout le moins une « frontière estompée » (Furet), l’historiographie répond à ce diagnostic par l’analyse des droites (le projet d’une Histoire des droites par JF Sirinelli remonte à 1988), puis –beaucoup plus tardivement, des gauches.
De mon point de vue donc, le pluriel "des gauches" a une préhistoire historiographique, et celle-ci est politique en tant qu'elle procède de l'effort d'intellectuels pour proposer de nouvelles catégories de pensée d'un camp politique. Il importe de noter que la "question sociale" est au cœur de cette plurification des gauches, quand auparavant c'est le mouvement ouvrier qui semblait signifier la diversité des gauches. Poser l'inéluctabilité "des gauches" suppose le désaccord. Ce désaccord provient, d'un point de vue épistémologique, du "front antitotalitaire" face à la question du marxisme; il suppose sur son avers politique non plus les partis (soit "l'union de la gauche") mais des cultures. L'historiographie épouse ce qui, au préalable, fut la configuration d'une scène politique. Pierre Rosanvallon, et Patrick Viveret, animateurs de ce qui deviendrait en 1982 la "deuxième gauche" publiaient en 1977 Pour une nouvelle culture politique au Seuil. Concept d'un lexique politique (construit dans le cas présent par une référence au concept d'hégémonie gramscien), la culture politique devient ensuite un outil historiographique à même de cartographier les différentes sensibilités présentes dans l'espace de la gauche (Berstein, 1999)3. Elle impose un inventaire des différences en terme de représentations, de codes et de rites qu’elles cartographie, imposant le pluriel des gauches dans l’horizon implicite de la gauche.
Face à cette préhistoire, il n'est pas inutile de présenter la manière dont L'Histoire des gauches en France construit son inscription historiographique.
Quelle inscription historiographique?
L'avant-propos de L'Histoire des gauches en France esquisse cette inscription, légitimant par ce jeu, son positionnement historiographique.
L’effacement du paradigme labroussien
Notons que la question des droites forme l'ouverture du volume. Rapidement, le propos repère les antécédents de l'entreprise. Soit l'entreprise dirigée par Jacques Droz entre 1972 et 1977 aux PUF, L'Histoire générale du socialisme. G. Candar et JJ Becker rappelle qu'elle signifie l'assomption d'une génération (Kriegel, Rebérioux, Julliard, etc.) et la centralité de l'histoire ouvrière (Prost, 2006) : Jean Maitron, Le Mouvement social… L'éloge du projet s'efface rapidement devant l'irréductibilité des approches partidaires et l'impossible synthèse qu'elles supposent
L'essentiel de l'introduction rappelle que l'ensemble des travaux sur la gauche s'inscrit dans le paradigme de l'histoire sociale labroussienne. Hors celui-ci s'est effacé en 1986, comme le rappelle l'opportune référence à la préface de François Furet à l'ouvrage de Tony Judt, Le marxisme et la gauche française en 1986. Une citation permet d'aborder ce point :
"Ce que Tony Judt saisit et analyse fortement, c'est la fin d'une civilisation politique, définie par le jacobinisme et par le marxisme et à laquelle s'est bornée si longtemps l'essentiel de la gauche française (p XV)"
On ne saurait mieux dire en terme politique que l'horizon d'analyse de la gauche a muté. Plus tard (1989), le Bicentenaire le confirmera. Hors, dans l'analyse de François Furet, le paradigme labroussien se nourrit (participe) de la civilisation politique qui s'est achevée là, entre 1981 et 1984 (Manifestations Savary). L'heure est donc aux identités politiques, lesquelles convoquent nécessairement le concept de "cultures politiques" et le cadre national qui alors les délimite. "Les gauches" s'impose, d'abord dans une optique européenne comparatiste (Marc Lazar et Sciences-Po notamment), ensuite par effet retour dans le cadre national. Il importe de noter que ce renversement –cette plurification- est contemporaine de la refondation de l'histoire politique française sous l'égide de René Rémond avec la parution du manifeste : "Pour une histoire politique" en 1988.
A nouveau, la conjoncture mérite que l'on s'y attarde.
Coup de force épistémologique
L'insistance portée à l'effacement du paradigme labroussien doit se nouer aux considérations précédentes sur le basculement des configurations autour de 1982. Ramassons la proposition par provocation : si l'histoire ouvrière porte la question sociale parce qu'inscrite dans les paradigmes de l'histoire sociale, l'histoire des gauches minore ce paradigme, et par conséquent s'inscrit dans un autre horizon. Celui de l'histoire des droites qui trouve dans la proclamation du manifeste Pour une histoire politique matière à se généraliser. Une courte citation du compte-rendu de celui-ci par Odile Rudelle dans le volume 39 de la RFSP (1989) éclaire ce passage :
Enchassé dans une succession d'appel liés à la FNSP, Pour une histoire politique s'inscrit dans la généalogie des travaux de R. Rémond, singulièrement sur deux objets qui ont leur importance pour l'appréhension du pluriel "gauches"
- Celui d'une histoire du temps présent dont les racines furent l'observation après-coup des dernières années de la IIIe République : soit le Front populaire et son délitement. L'un des enjeux de l'histoire de la période est l'antifascisme, lieu géométrique des gauches dans les liens du social et du politique
- Celui de la maturation d'une histoire des droites.
Ce faisant L'Histoire des gauches indique que L'Histoire du socialisme n'est pas exactement une histoire des gauches mais davantage une histoire du mouvement ouvrier. La distinction importe. Elle dit tout le solde d'une forme d'histoire sociale, manifeste sans doute aussi un tournant culturel dans les propositions de l'histoire politique. L'Histoire des gauches survient tardivement dans ces évolutions (2004).
Conclure provisoirement…
Les titulatures du vol I et II (sans exceptions) affirment « la gauche ». Se vérifie ici la dialectique propre aux analyses tramées par culture politique d’une appréhension des différences à l’intérieur d’un cadre singulier. Ce cadre, par l’effet du tournant culturel, ne peut être exactement l’horizon du modèle républicain (Berstein, Rudelle). Par deux fois, les conclusions résolvent cette difficulté par l’approche de l’homme de gauche au XIXe (Alain Corbin), au XXe siècle (JJ. Becker) : le mouvement révèle la force d’une pente anthropologique. Alain Corbin pointe immédiatement la difficulté glissant du singulier du titre à un pluriel immédiat, mais placé entre guillemets, puisque exposé au risque de postuler trop vite une « famille politique ». L’Histoire des gauches selon lui se lit comme une démarche rétroactive où l’on traque « des éléments constitutifs d’une identité de la gauche » postulée a priori. On retrouve ici tout le poids du contexte socio-politique dans lequel la possibilité d’une histoire des droites, des gauches a pu se penser.
Les titulatures de la table des matières révèlent également que le pluriel se décline le plus souvent dans l’horizon partidaire4, mais peut aussi se penser, pour le XXe siècle aux feux de l’événement5, ou de l’économie6. Si l’on ne peut exactement tirer des conclusions de ces titres –puisque nombre de contributions ornées d’un singulier insistent sur la pluralité et la polysémie des comportements de la gauche- ces caractéristiques impliquent paradoxalement l‘héritage d’une manière de penser l’histoire de la gauche en termes d’organisations –avec son corollaire, l’idéologie- qui a pu mener au tournant culturel et aux cultures politiques alors même que l’interrogation première de ce tournant semble implicitement moins ce qui différencie et davantage ce qui noue. Les éléments du cadre sont présents, seul le cadre questionne ?