Il aura fallu attendre plus de quarante ans pour que Learning to Labor de Paul Willis publié pour la première fois en 1977 soit traduit en français, dans le cadre de la création d’une nouvelle collection intitulée « L’ordre des choses » aux éditions Agone. S’inscrivant dans la droite lignée des Cultural Studies anglo-saxonnes qui naissent dès les années 1960, Paul Willis propose de répondre au paradoxe de la reproduction sociale : comment les enfants d’ouvriers en viennent-ils à accepter des emplois d’ouvriers ? Les explications macrostructurelles jugées trop mécaniques et déterministes sont laissées de côté au privilège d’une démarche compréhensive du processus de la reproduction sociale à partir d’une enquête ethnographique. C’est ainsi que Paul Willis passe dix-huit moi dans un lycée d’une conurbation de plusieurs millions d’habitants, bastion historique de l’industrie, anonymisées sous l’appellation d’ « Hammertown ». Il y étudie les « gars », ces enfants d’ouvriers qui refusent les principes du système scolaire.
L’ouvrage s’organise en deux parties dont la première est une description de la culture anti-école qui développée par le groupe informel des « gars ». Menée de manière fine et précise, on y découvre les multiples frasques auxquelles se livrent ces enfants d’ouvriers afin de manifester leur opposition au système scolaire. L’investissement scolaire est réduit à sa portion la plus congrue. Par exemple, les « gars » se lancent des paris pour savoir lequel d’entre eux réussira à ne rendre que des copies blanches au cours du trimestre. Le défi des autorités est constant dans l’objectif de rendre le passage obligé par les bancs de l’école plus amusant, pour faire passer le temps un peu plus vite en quelques sortes. La culture anti-école se caractérise également par des comportements virils, machistes et racistes (bagarres, consommation d’alcool, de cigarettes, de filles, stigmatisation des populations immigrées). Elle est construite par opposition aux comportements des « fayots », les bons élèves qui espèrent pouvoir tirer de leur investissement scolaire des diplômes garantissant des équivalences dans le milieu professionnel. Les « gars » ne mangent pas de ce pain pour leur part. Ils considèrent au contraire que l’école ne leur apporte rien en matière professionnelle, l’essentiel étant de faire preuve de courage et de bonne volonté pour se faire recruter par un futur employeur. Cette culture anti-école n’est pas sans partager un certain nombre de points communs avec la culture de l’atelier, celle qui se développe parmi les ouvriers (valorisation du travail manuel et de la force de travail, virilité, …).
Néanmoins, les représentations développées par les enfants d’ouvriers ne constituent pas qu’un simple calque de celles manifestées par leurs parents. La reproduction sociale n’est pas mécanique. Elle s’opère à travers un double processus de pénétration et de limitation. Telle est la thèse défendue par Paul Willis dans la seconde partie de son ouvrage dont l’objectif est d’expliquer l’émergence de la culture anti-école. L’auteur montre que cette dynamique sociale développée par certains enfants d’ouvriers n’est pas une simple réaction de survie face à leur domination. C’est une véritable création, à partir des héritages de la culture ouvrière. Elle est potentiellement subversive car elle remet en question les paradigmes pédagogiques. Plus globalement, elle révèle le caractère illusoire des promesses du système scolaire. La culture ouvrière pénètre ainsi la culture anti-école, tout en étant retravaillée et adaptée au système scolaire.
Pour autant, sa capacité subversive est limitée par des facteurs tant externes (ceux découlant du système scolaire) qu’internes à la culture développée par les « gars ». Ainsi, si ces derniers refusent l’école, ils s’imprègnent néanmoins de quelques uns de ses traits culturels, à l’instar de l’individualisme. Ceci a pour conséquence directe de limiter toute entreprise collective de subversion. De plus, la culture anti-école, en valorisant le travail manuel au détriment du travail intellectuel, contribue à faire accepter plus facilement le travail ouvrier et par là-même la subordination des « gars » dans le milieu professionnel. Combiné au sexisme et au racisme, le travail manuel apparaît en effet comme étant le plus valorisant, celui qui permet d’exprimer sa supériorité face à ces autres catégories de la population. Par exemple, les « fayots » qui recherchent le travail intellectuel sont accusés d’être « efféminés ». Le stigmate du travail manuel s’en trouve ainsi retourné temporairement, avant que les « gars » ne perdent leurs illusions sur ce type de travail après avoir accompli quelques pas dans la vie active.
Il serait illusoire de résumer en quelques lignes le système interprétatif que développe de Paul Willis de la culture anti-école au cours des quelques trois cents pages de son ouvrage. Malgré quelques passages jargonneux liés aux débats marxistes de l’époque, on notera l’intérêt que représente l’étude du point de vue méthodologique et théorique. Learning to Labor est en effet la porte d’entrée de Willis pour une approche empirique génératrice de théorie et non pas simple illustration d’une théorie conçue a priori. C’est dans cette perspective que travaillera le chercheur par la suite. L’étude présente également le mérite de décloisonner les appréhensions classiques à l’époque de la reproduction sociale qui tendent à analyser séparément le système scolaire et le système productif. Dans l’étude de Willis, la plupart des espaces sociaux (école, travail, famille, groupes informels) contribuent à produire des formes culturelles innovantes, s’inspirant de l’héritage familial, mais limitées par le système scolaire. Enfin, l’ouvrage est également une contribution à l’étude de la reproduction sociale « par en bas », c'est-à-dire s’intéressant non pas aux idéologies dominantes mais plutôt aux productions culturelles subalternes. De ce point de vue, la conceptualisation de la reproduction sociale telle que l’opère Willis pourrait trouver d’autres applications auprès de populations se trouvant, comme les « gars », dans une position dominée à l’instar des femmes par exemple.