Pour ceux qui s'intéressent à l'Amérique latine et/ou au mouvement altermondialiste, le nom de Chico Whitaker doit être familier. En effet, Francisco Whitaker Ferreira est une figure de la théologie de la libération au Brésil, mais aussi co-fondateur du Forum Social Mondial. Issu des mouvements progressistes de la jeunesse catholique brésilienne, il a dû partir en exil durant la dictature et a participé à l'aventure -et mésaventures- du Parti des travailleurs (PT) brésilien. Début 2006, il démissionne de son parti et d'ailleurs sa longue lettre d'explication est reproduite dans ce livre : il y note que « paradoxalement, les privilégiés du Brésil et du monde sont aujourd'hui les secteurs sociaux les plus intéressés à ce que Lula demeure Président pour assurer la continuité du modèle néolibéral ». Ce livre est accompagné d'une préface de Patrick Viveret, d'une post-face de Oded Grajew, inventeur de l'idée du Forum Social Mondial et, surtout, de plus de 80 pages d'annexes qui sont en fait constituées d'articles publiés ailleurs par l'auteur ou encore par la Charte des principes du FSM.
Ce texte offre une approche captivante de la genèse et de l'évolution de ce qui reste l'un des symboles de la nouvelle dynamique mondiale d'opposition au néolibéralisme : les Forums Sociaux Mondiaux (FSM). Ecrit par l'un de ses acteurs, il explique le FSM vu de l'intérieur et envisagé comme un renouvellement indispensable des actions de résistance et des pratiques politiques. Le présupposé de l'auteur est clair : l'altermondialisme ne peut rester enfermé dans les vieilles pratiques avant-gardistes ou partisanes du XX° siècle s'il veut se développer. Ce livre se veut aussi un instrument de travail pour débattre des grandes questions traversant le mouvement, par exemple comment concilier respect du pluralisme et fonctionner sur la base du consensus. Le rôle du FSM est-il d'émettre des déclarations finales ou au contraire de le refuser, comme le pense Whitaker. Comment se structurer de manière horizontale tout en étant efficace, la logique de réseau assumée par le FSM peut-elle se combiner avec celle des partis politiques, quel financement pour ce type de rencontres mondiales, etc… Bien sûr, en filigrane, cet écrit croise également l'évolution du PT brésilien, la perte de la mairie de Porto Alegre et ce jusqu'à l'accession au pouvoir de Lula.
Finalement, alors que « le siècle dernier a laissé un immense sentiment de frustration et de déception chez tous ceux qui prétendaient substituer la logique socialiste à la logique capitaliste », ce livre est marqué par un optimisme impressionnant, surprenant parfois, voire peut-être pas assez critique et autocritique. Peu enclin à l'autoflagellation, Whitaker se demande : « quelle est l'efficacité politique du forum ? ». Et d'y répondre : « Je considère que le FSM est en lui-même un résultat politique ». Selon lui, la force future du mouvement altermondialiste tient dans le refus d'hégémonies dictées par en haut ou verticalistes : « Nous sommes en train de construire une nouvelle culture politique, basée sur la co-responsabilité, la coopération, l'horizontalité dans les relations, qui commence même à pénétrer les partis ». Il est certain que sans autonomie du mouvement social et participation dans tous les domaines de la société civile, c'est le spectre des « socialismes réels » et bureaucratiques qui reviendrait au galop. Cependant, dans une conjoncture où le néolibéralisme et les guerres impériales font toujours rage, où les FSM semblent perdre un peu de leur souffle (malgré des expériences décentralisées novatrices), la question du pouvoir et de l'Etat continuera à se poser et les partis continueront à être, malgré tout, des lieux indispensables de co-création d'un autre monde possible…