L’interaction mise à l’épreuve : l’évolution des approches de la communication médiatisée dans l’art médiatique germanophone des années 1960 à nos jours

Résumés

Cet article soutient l’idée que l’art médiatique, qui a comme particularité d’utiliser lui-même différentes techniques, est une forme privilégiée pour réfléchir sur l’importance des médias pour la circulation et l’échange des idées. Il analyse les différentes approches de la communication médiatisée de l’art médiatique dans l’espace germanophone des années 1960 à nos jours. Le regard historique permet d’étudier l’évolution des approches de l’interaction au cours de ces décennies. L’article se focalise sur les relations entre développements techniques, conceptions artistiques et idées sur l’interactivité.

This article supports the idea of considering media art, which has the particularity of using technology itself, as a privileged form for reflecting on the importance of media for the circulation and exchange of ideas. It analyses the different approaches of mediatised communication in media art in the German language area from the 1960s to our time. The historical view allows to investigate the evolution of the approaches of interaction over the decades. The article focuses on the relationship between technological development, artistic concepts and views on interactivity.

Plan

Texte

Goethe, en 1822, insiste sur la nécessité de voyager pour diffuser de nouvelles découvertes et opinions d’une façon rapide et vivante, ce qui confirme l’expérience de tout un chacun à cette époque1. Mais, déjà bien avant, des chercheurs remettaient en cause cette idée. Claude Chappe et ses frères, par exemple, développent au début des années 1790 le projet d’un sémaphore permettant la transmission rapide des informations. Ainsi l’idée ancienne de la transmission d’informations via des signes optiques (les signaux de fumée ou les feux par exemple) donne lieu à une réalisation technique plus sophistiquée. Ensuite un grand nombre d’autres améliorations et de nouveaux projets techniques apparaissent. Dans la deuxième moitié du XIXème siècle, avec la grande diffusion de la télégraphie, les propos de Goethe ne sont plus que partiellement valables : la divulgation rapide des idées et des opinions ne nécessite plus une présence physique ; mais la diffusion vivante des idées peut encore être considérée comme absente, ce qui change durant le XXe siècle, qui devient l’ère des médias de masse. Radio, téléphone, télévision, ordinateurs, Internet et médias mobiles bouleversent la façon de communiquer des êtres humains et la circulation des informations. À chaque fois, les nouveaux médias modifient l’accès aux informations, leur production et leur diffusion. Ainsi, les bases de la communication humaine évoluent en profondeur, ainsi que la façon de percevoir le monde.

Ces modifications peuvent être pensées de différentes manières. L’art médiatique propose un mode particulier de questionnement des interactions entre êtres humains. Dans cet article nous allons d’abord préciser l’approche de la communication médiatisée dans un cadre artistique et l’émergence de l’art médiatique, puis, en nous focalisant sur l’espace germanophone, nous analyserons trois périodes majeures de l’art médiatique : les années 1960 avec l’arrivée massive des médias dans l’art, le début des années 1990 avec une nouvelle focalisation sur le réseau et particulièrement le world wide web et, enfin, la dernière décennie avec une communication altérée par le web 2.0, la révélation d’une surveillance permanente et plus sophistiquée et une automatisation grandissante.

1. Interactivité et art médiatique

1.1 L’interactivité dans le cadre de l’art médiatique

Comme le signale Katja Kwastek, le terme d’art médiatique est lui-même problématique car la notion d’art elle-même, prise dans un sens large, implique que toutes les formes artistiques cherchent à véhiculer une sorte de message à travers une sorte de média (2013 : 1). On peut considérer plus spécifiquement comme art médiatique les formes artistiques qui se basent essentiellement sur les techniques médiatiques (surtout électroniques). Mais cela peut impliquer des formes artistiques très diverses avec des approches très différentes, tout comme il existe aussi des formes qui proposent une réflexion de fond sur les médias électroniques sans pourtant les utiliser. Dans tous les cas, il ne faut pas s’enfermer dans des définitions trop statiques car, ayant une histoire importante, ces définitions sont constamment mises en question par les artistes qui cherchent à expérimenter des rapports nouveaux avec le monde. Dans cet article nous utiliserons donc le terme art médiatique pour nous référer aux formes artistiques basées (principalement) sur les techniques médiatiques électroniques, en nous focalisant particulièrement sur l’aspect communicationnel des médias, car la particularité de l’art médiatique est sa capacité d’exposer et d’analyser les modes de fonctionnement de la communication médiatique, tout en faisant expérimenter physiquement les qualités des médias aux spectateurs (ou participants, ou expérimentateurs – le terme traditionnel de spectateur devient évidemment problématique dans une forme artistique interactive…). L’espace artistique devient un hypermédia, c’est-à-dire un espace pouvant intégrer tous les médias en mettant en scène la circulation des informations médiatiques et l’interactivité des médias. Pour les spectateurs, l’art médiatique est souvent une expérience multisensorielle. Ainsi l’art médiatique est un lieu privilégié pour s’interroger sur les changements de la communication humaine.

Dans le contexte de l’art médiatique, une forme artistique basée sur un échange médiatisé d’informations, la notion d’interactivité est au cœur de la discussion. L’interactivité concerne la possibilité d’un échange d’informations entre plusieurs personnes et/ou systèmes. Dans un système interactif une action peut mener à une modification et causer une réaction. Une communication interactive s’oppose en effet à une communication à sens unique. Dans le contexte artistique, l’interactivité concerne un échange soit entre les spectateurs et l’œuvre, soit entre les différents spectateurs à travers l’œuvre. L’interaction ne nécessite pas forcément les médias, mais les médias augmentent néanmoins les différentes possibilités d’interaction. En testant les possibilités d’échange entre les médias, les autres éléments artistiques et les spectateurs, l’art médiatique met l’interactivité de ces médias à l’épreuve.

D’une certaine façon, toutes les œuvres artistiques sont interactives. Comme le disait Marcel Duchamp, le spectateur complète l’œuvre artistique (Charbonnier 1994 : 81-82). Mais le degré d’interactivité peut fortement varier. Steve Dixon, par exemple, distingue entre : navigation, participation, conversation et collaboration (Dixon 2007 : 563). Toutes sortes d’interactions sont en effet imaginables, d’une simple réception ou d’une navigation à travers une œuvre avec peu de possibilités de choix pour focaliser son attention, jusqu’à une véritable collaboration quand le spectateur/participant devient une partie constitutive d’une œuvre artistique, en passant par une plus grande participation/conversation. Il est ainsi nécessaire de s’interroger sur le degré d’interactivité. Même si cette dernière consiste, dans certains travaux, à donner un choix au participant par le biais de différentes options, elle reste souvent très limitée. Inversement, un travail artistique entièrement ouvert à toutes sortes de participations pose le problème de sa cohérence esthétique.

1.2. Les précurseurs de l’art médiatique et l’interaction comme idéologie

S’il y a toujours eu un rapport entre arts et techniques en général, on peut retracer une évolution du traitement des médias de communication dans un cadre artistique au moins jusqu’à 1796, quand Josef Chudy cherchait, dans son opéra présenté à Budapest, à promouvoir son invention d’un appareil de télégraphie (Zielinski 2002 : 210). Mais les origines de l’art médiatique au sens plus étroit se situent au moment des expérimentations des avant-gardes historiques. À l’époque du modernisme, sous l’influence des nouveaux modes de transport, de communication et de perception du monde à travers les nouveaux médias, l’expérience du temps et de l’espace change et les artistes cherchent à rendre compte de ces changements dans leurs travaux. Les techniques sont alors davantage perçues comme des signes de progrès en elles-mêmes et il est ainsi logique qu’elles soient explorées dans un cadre artistique.

Durant les années 1920 en Allemagne, des artistes, surtout ceux du Bauhaus, explorent de nouvelles techniques, de nouveaux matériaux et de nouveaux dispositifs (comme par exemple le Modulateur d’espace-lumière (1923-1930) de László Moholy-Nagy, une sculpture en métal qui réunit dispositifs mécaniques et effets de lumière)2. Pour les artistes du Bauhaus autour d’Oskar Schlemmer, il s’agit surtout de montrer les conditions culturelles et techniques de leur époque. Un autre artiste pionnier de l’art médiatique est Frederick Kiesler3. Dans sa mise en scène de R.U.R., à Berlin en 1922, il place sur scène un écran circulaire sur lequel sont projetées des images d’ouvriers se trouvant à l’intérieur d’une usine de robots. Il invente de cette manière l’illusion d’un dispositif de vidéosurveillance. Une idée fortement visionnaire, étant donné que ces premiers dispositifs n’apparaissent que dans les années 1940 pour des utilisations militaires. Ainsi, le théâtre de Kiesler participe même à la phase de recherche théorique des techniques.

Le média dominant des années 1920 et 1930 était, peut être encore plus que le cinéma, la radio. Avec les futuristes et constructivistes russes et les futuristes italiens, Bertolt Brecht a été l’un des premiers à réfléchir sur l’emploi de la radio dans un cadre artistique. Dans Radio – eine vorsintflutliche Erfindung ?, en 1927, il préconise l’utilisation des deux fonctions de cette situation de communication : écouter et parler (Brecht 2002 : 148-154). Ainsi, Brecht cherche à remettre en cause la distinction stricte établie habituellement entre la production et la consommation. Il s’agit de métamorphoser en producteurs les consommateurs des médias et de l’art. Dans Le vol de Lindbergh / Le vol au-dessus de l’océan (1929), Brecht essaie de représenter sa théorie de la radio. Dans ce spectacle, le texte expliquant sa théorie sur la radio est projeté sur une surface. Devant l’écran, sur un podium, un homme symbolisant l’auditeur radiophonique se trouve dans une chambre imaginaire. À côté de lui, un orchestre et une enceinte diffusent différents sons. Comme le précise Patrick Primavesi, le but de la mise en scène est de rendre visibles scéniquement les conditions de la diffusion radiophonique et de les représenter à travers une nouvelle forme de pratique dans laquelle l’auditeur de radio complète l’œuvre en lisant un texte ou en chantant, par exemple (2008 : 359). On remarque qu’avec Brecht l’idée d’interaction est étroitement liée à une idéologie favorisant un usage beaucoup plus démocratique des médias. Même si Brecht ne change pas l’histoire de la radio, ses idées sur l’interactivité et sur une utilisation plus démocratique des médias influencent fortement la théorie des médias ainsi que plusieurs générations d’artistes, même si, comme nous allons le voir par la suite, les approches de l’interactivité dans l’art médiatique évoluent au cours de l’histoire.

2. La nouvelle culture télévisuelle et l’émergence de l’art médiatique

2.1 L’ère de la télévision et les nouvelles possibilités de la vidéo : la montée en puissance de l’art médiatique et le combat contre une communication à sens unique

Le nazisme et la guerre ralentissent fortement l’expérimentation esthétique et le centre artistique d’avant-garde se déplace alors de l’Europe vers les États-Unis. Ainsi les projets artistiques européens focalisés sur les médias sont rares dans les années 1930 et 1940. L’art médiatique reprend véritablement de l’ampleur à partir de la fin des années 1950, sous l’influence grandissante de la télévision en tant que nouveau média de référence et avec les nouvelles possibilités offertes par la vidéo à partir du milieu des années 1960. Nous entrons ainsi dans une ère où la télévision s’ajoute à la radio dans les foyers et la vidéo infiltre davantage le monde de l’art. L’artiste phare de l’art médiatique est à cette époque, avec le Sud-Coréen Nam June Paik, l’artiste du Fluxus allemand Wolf Vostell. Il est l’un des critiques les plus violents de la télévision commerciale. Il s’attaque en effet à la télévision en tant que média de masse ayant des effets négatifs sur le public. Selon lui, la télévision diffuse la propagande politique, coupe le spectateur de son environnement et anesthésie sa capacité de réflexion critique. La stratégie esthétique privilégiée de Vostell est la manipulation ou la destruction ; ainsi il veut proposer aux spectateurs de reprendre le contrôle et de s’émanciper du pouvoir médiatique. Cette approche politique des médias, encore assez expérimentale, sera davantage théorisée par d’autres artistes plus tard (surtout par Peter Weiss et par Hans-Magnus Enzensberger).

Une approche différente de la télévision et du cinéma, sans l’utilisation de la technique, est présentée dans le Tapp- und Tastkino (1968) de Valie Export. Dans ce travail entre performance et happening, elle place une maquette (un carton avec un rideau) symbolisant un cinéma ou un téléviseur devant son torse nu. Elle se promène sur une place publique et demande aux spectateurs d’y entrer avec leurs mains. Le temps d’entrée est limité à une trentaine de secondes. Peter Weibel, qui l’accompagne, fait des annonces avec un mégaphone. Ainsi Export thématise de façon ironique et provocatrice le rapport entre médias, pornographie, sexisme, révolution sexuelle, ainsi que le clivage entre perception sensorielle directe et perception médiatisée. La signification de la performance est largement dépendante de la réaction des spectateurs. L’interactivité entre artiste, œuvre et spectateurs est expérimentée et l’interactivité absente de la télévision et du cinéma est thématisée.

2.2 L’accès aux informations : proposition d’alternatives et analyse

À côté de l’interaction concrète entre œuvre et spectateurs, c’est plus largement l’accès aux informations et le lien entre production et diffusion des médias qui est thématisé dans l’art médiatique de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Nachrichten de Hans Haacke en 1969 est une réflexion sur l’accès public à l’information. Il expose à Düsseldorf un téléimprimeur qui imprime toutes les nouvelles de la DPA (Deutsche Presse Agentur) en direct. Les nouvelles sont gardées et exposées une journée supplémentaire puis archivées. Ainsi Haacke met en pratique son idée selon laquelle l’artiste doit constamment être en lien avec l’actualité du monde qui l’entoure (Shanken 2009 : 121) et il thématise la standardisation de l’accès aux informations par les journalistes mais aussi de leur production.

La critique de la télévision et l’accueil enthousiaste de la vidéo mènent à la création d’un grand nombre de collectifs vidéo tels que Telewissen de Darmstadt ou le groupe MedienOperative Berlin e.V. avec le slogan « Faites vous-mêmes votre télévision »4. Ces groupes essaient de créer des situations participatives pour les spectateurs et, idéologiquement, une sorte d’espace public oppositionnel par rapport aux médias de masse. Une des premières transmissions en direct via satellite en 1977 par Nam June Paik, Joseph Beuys et Douglas Davis lors de la documenta 6 à Kassel montre que les artistes peuvent être une source d’innovations techniques. Lors de la diffusion, Beuys s’adresse personnellement au public, explique son concept de « sculpture sociale » et explore ainsi une nouvelle façon de communiquer entre l’artiste et son public (Frieling 2008 : 130).

L’interaction entre médias, œuvres artistiques et spectateurs devient un thème central en général dans l’art des années 1960 et 1970. En même temps que les artistes critiquent, dans la tradition brechtienne, le caractère limité d’une communication à sens unique que propose le nouveau média de référence, la télévision, ils gardent l’espoir d’utiliser les médias différemment : de favoriser l’interactivité et de transformer des appareils de distribution et de production en appareils de communication. Pour les artistes de l’art médiatique de cette époque, il s’agit surtout de créer des interactions entre spectateurs, œuvres et techniques et de dévoiler les mécanismes de la communication sociétale.

3. Confirmation de l’art médiatique : interactions complexes et réseau

3.1 La victoire des médias de masse et les stratégies de niche

La période néolibérale des années 1980 est caractérisée, au niveau des médias, par l’apparition de la télévision privée. Ainsi, en Allemagne, en 1984, les chaines PKS (plus tard Sat.1) et RTL plus (plus tard RTL) s’implantent dans le paysage des médias. Vers la fin des années 1980, la chaîne de musique MTV contribue massivement à développer en Europe une nouvelle esthétique : celle des clips vidéo. En même temps, les ordinateurs personnels commencent à pénétrer d’abord dans les bureaux puis dans les foyers. L’ère de la multimédialité commence véritablement et le mélange des esthétiques de différents médias devient plus fréquent. L’art médiatique commence à être davantage institutionnalisé. Ses œuvres entrent dans les musées et en 1979 a lieu à Linz, en Autriche, la première manifestation du festival annuel de l’art médiatique, Ars Electronica. Mais, en même temps, le caractère éphémère et l’opposition des artistes à la commercialisation des leurs travaux continuent à freiner le succès commercial de l’art médiatique.

À cette époque, l’intérêt pour l’interactivité semble diminuer fortement chez les artistes. Ainsi Dieter Daniels parle même d’une disparition de l’idée d’interaction dans l’art médiatique pendant les années 1970 et 1980 (2000 : 153). En effet, avec, surtout, le fort développement de la télévision privée, les médias de masse audiovisuels commerciaux s’imposent et l’idée, qui a motivé des nombreux artistes des années 1960, de pouvoir altérer le fonctionnement des médias, ne semble plus crédible. Des artistes et acteurs culturels cherchent plutôt quelques niches, comme le montre le nombre important des radios et des stations de télévision pirates à cette époque. En 1977, trois artistes phares de l’art vidéo, Marcel Odenbach, Ulrike Rosenbach et Klaus vom Bruch avaient fondé Alternativ TV, une station de télévision locale alternative à Cologne. Dans les années 1980, ces trois artistes continuent à être des artistes majeurs de l’art vidéo, qui se focalise alors moins sur l’interaction et sur les aspects communicationnels des médias que sur les aspects esthétiques. Il s’agit surtout de proposer d’autres façons de voir le monde et de découvrir une poésie des images qui reste souvent absente à la télévision. Néanmoins à l’échelle internationale, pendant les années 1970 et 1980, un certain nombre d’artistes proposent de nouvelles expérimentations artistiques à distance, basées sur une communication médiatisée, comme en témoigne l’ouvrage At a distance. Precursors to art and activism on the Internet édité par Annmarie Chandler et Norie Neumark. Ainsi, par exemple, le projet Die Welt in 24 Stunden de Robert Adrian X met en lien des artistes dans seize villes différentes via téléphone, téléfax ou télévision pendant 24 heures, lors du festival Ars Electronica à Linz.

3.2 CD-Roms, world wide web et le retour en force de l’interactivité dans l’art médiatique

Avec le succès grandissant de l’ordinateur comme média universel et surtout avec le succès d’Internet, spécialement à partir de l’introduction du world wide web en 1993, l’interactivité revient au cœur de l’intérêt des artistes. Internet réunit médias d’information et médias de communication et se développe donc en tant que média de masse fortement interactif. Le CD-Rom donne également un nouveau moyen technique aux créateurs de récits interactifs, permettant aux spectateurs de naviguer à travers des histoires. Ainsi le rêve de Brecht semble se réaliser en partie, ce qui suscite une certaine euphorie chez les artistes. Mais, comme le dit Dieter Daniels, l’interactivité de l’art médiatique dans les années 90 est moins idéologique que chez les artistes des années 1960 ; elle devient plutôt technique (2000 : 146). Si l’on considère que les techniques sont un produit de la société et que la société est organisée par la technique, on doit peut-être considérer que c’est davantage la technique qui détermine cette relation.

Dans ce contexte d’une plus grande interactivité grâce aux nouvelles technologies, les artistes explorent les nouvelles possibilités et analysent les bases techniques. D’un côté, les interactions entre être humains et machines sont étudiées dans un grand nombre de travaux, comme par exemple dans Breath (1992) d’Ulrike Gabriel. Dans cette installation, la respiration du spectateur est captée via des senseurs pour influencer ensuite des images projetées et des sons diffusés. Ainsi Gabriel connecte l’interaction humain / média avec l’acte fondamental de respirer. Dans Die Amme (1992) de Peter Dittmer, l’utilisateur entre en dialogue avec un ordinateur. Celui-ci répond via des textes, des graphismes et des sons et les réponses témoignent parfois d’une certaine ironie. Si le dialogue mène à un état « d’excitation » du système, ce dernier verse un verre de lait dans la vitrine. Dittmer propose ainsi une expérimentation ludique de l’interaction humain / ordinateur.

D’un autre côté les interactions humain / média / humain reviennent au centre de l’intérêt des artistes. Piazza virtuale (1992) de Van Gogh TV était un projet de télévision collective lors de la documenta IX à Kassel. Les spectateurs pouvaient participer via des téléphones, des fax et des modems et ainsi transformer le média passif en un média actif. Dans un certain sens, il s’agissait d’une première forme de ce qu’on connaît aujourd’hui sous le terme des médias sociaux, où les spectateurs deviennent également acteurs dans un cadre prédéfini. L’enthousiasme pour les nouvelles possibilités du réseau se manifeste dans des projets comme la Internationale Stadt (1994-1997) à Berlin, suivant le modèle plus connu de la Digitale Stad à Amsterdam, servant de plateforme sur Internet pour regrouper et initier des projets artistiques. Avec le world wide web se développent aussi davantage les œuvres télématiques jouant sur différentes localisations physiques entre les spectateurs / acteurs, les artistes et l’œuvre, comme le concert CHIP-RADIO (1992) qui a lieu dans trois villes autrichiennes avec les artistes connectés via vidéo et une transmission à la radio en direct ; il y a eu aussi les différentes sculptures télématiques du Viennois Richard Kriesche contenant des éléments mobiles influençables par des appels téléphoniques ou des fleuves de données sur Internet. Si les artistes continuent d’explorer Internet et les possibilités télématiques, l’enthousiasme des artistes à propos d’Internet et de l’interactivité au début des années 1990 commence à se transformer en un regard plus critique et analytique vers la fin de la décennie. Ainsi Dump your trash ! (1998) par Joachim Blank et Karl-Heinz Jeron thématise la surinformation médiatique. Ironiquement ils parlent « des déchets d’information » et ils développent des idées de recyclage des informations. Des utilisateurs peuvent saisir des URL de sites web et leur adresse électronique ; ensuite, ils reçoivent un mail avec, entre autres, l’image d’une pierre tombale sur laquelle apparaît le site avec une invitation pour acheter cette version en marbre. Ainsi, de façon symbolique et ironique, l’utopie de la libération communicative semble enterrée. Néanmoins Internet reste un territoire contesté et l’interactivité entre monde physique et virtuel continue d’être explorée dans des cadres artistiques. Le projet Remote Viewing (2001) du collectif viennois Public Netbase autour de Konrad Becker connecte le web avec un espace physique (Wilson 2002 : 597-598). Des artistes invités et autres internautes pouvaient projeter des messages, des graphismes ou des animations sur des surfaces de projection, installées à l’intérieur d’une tente militaire placée dans le Museumsquartier de Vienne. Le projet n’a pas seulement connecté espace virtuel et espace physique : il a également provoqué un débat sur la présence de l’art non censuré dans l’espace public, dans le contexte politique du nouveau gouvernement ÖVP / FPÖ (depuis 2000).

4. Distribuée, ubiquitaire, surveillée, automatisée : les développements de la communication contemporaine mis en scène

Depuis le web 2.0 en 2004-2005

et peut-être même avant

l’interactivité est revenue au cœur de la communication contemporaine. La communication many-to-many que propose le réseau et la création des contenus médiatiques par des utilisateurs mène davantage à une esthétique distribuée. C’est l’une des caractéristiques majeures de la communication contemporaine. Les autres caractéristiques sont les suivantes : l’ubiquité de la communication médiatique, obtenue grâce au réseau, aux médias mobiles et à la miniaturisation ; les possibilités augmentées de surveiller, de prévoir et de manipuler des communications effectuées grâce aux supports techniques et aux bases de données géantes (big data) ; et, enfin, une interaction davantage automatisée grâce à des systèmes algorithmiques toujours plus sophistiqués. Face à cette situation de communication qui se complexifie, la majorité des travaux de l’art médiatique à partir des années 2000 se caractérise par des approches plus analytiques. De l’euphorie des années 1990 on est passé surtout à une analyse plus détaillée de la communication médiatisée contemporaine.

4.1 Les nouvelles approches du réseau et l’esthétique distribuée

L’esthétique distribuée est explorée d’une façon efficace et créative sur Internet par le mouvement Open Source (et les pratiques associées comme Open Content etc.) qui invite un grand nombre d’utilisateurs à échanger et à compléter des programmes ou des documents variés. Néanmoins une grande partie des contenus distribués apparaissent dans un cadre prédéfini (souvent par des acteurs commerciaux).

Aussi les artistes de l’art médiatique explorent des esthétiques distribuées en invitant des internautes à participer à l'œuvre. Mais une esthétique distribuée peut aussi être explorée dans un lieu unique, avec ou sans médias, en faisant appel à la participation des spectateurs. C’est le cas dans Best Before (2010) de Rimini Protokoll. Dans cette performance ludique, tous les spectateurs sont équipés d’une manette de jeu. Chacun peut diriger un avatar particulier. Un réseau interne est ainsi mis en place. La particularité est la coprésence physique de tous les utilisateurs de ce réseau. L’espace virtuel apparaît sur une surface de projection au fond de la salle. À plusieurs moments du spectacle, les participants deviennent les maîtres du jeu en dirigeant leur avatar dans une partie délimitée de l’espace virtuel et en provoquant ainsi des réactions des acteurs sur scène. Comme les spectateurs peuvent influer sur le cours du spectacle avec leur avatar, Rimini Protokoll met en scène une esthétique distribuée dans le cadre imposé par les artistes et l’interaction entre le monde informatique et le monde physique devient davantage perceptible.

4.2 L’accès permanent : médias mobiles et informatique ubiquitaire

Les médias mobiles et le réseau mènent à une omniprésence médiatique qui permet de se connecter en permanence aux fleuves d’informations et de communiquer avec le monde (un développement qui continue à s’amplifier avec Internet des objets et la présence grandissante des médias sur et dans le corps). Ce fait change nos habitudes et notre perception du monde et il est donc également thématisé par l’art médiatique. L’omniprésence médiatique est notamment évoquée par des projets artistiques intervenant dans l’espace publique. Ce sont les échanges grandissants d’informations entre individus et espace public qui étaient déjà thématisé en 2001 d’une façon ludique par des membres du Chaos Computer Club (la plus grande organisation des hackers en Allemagne) dans Blinkenlights. Dans cette installation interactive, un grand bâtiment de huit étages à Berlin était transformé en écran public. Des passants avaient la possibilité, avec leur téléphone mobile, de régler des lumières installées dans les différents bureaux de l’immeuble, et pouvaient ainsi diffuser des animations, jouer au jeu Pong ou diffuser des messages. L’artiste de Brême Aram Bartholl, dans son intervention publique Open Internet (2011), se promène à travers New York avec un panneau LED affichant l’inscription Open Intern@t et proposant un accès Internet à travers un hot spot 3G de son téléphone portable. Ainsi Bartholl thématise l’accès médiatique dans l’espace publique mais il cherche aussi à faire passer son message pour un Internet plus accessible et pour la neutralité du réseau.

4.3 Surveillance et manipulation

Quelques années plus tard dans Dropping the Internet (2014) Bartholl se montre déçu du développement du réseau et laisse tomber un panneau LED avec l’inscription Internet pour manifester son état de déception après les révélations d’Edward Snowden. Dans Killyourphone.com (2013), il propose des ateliers pour fabriquer des sacoches de protection pour des téléphones mobiles qui bloquent tous les signaux et ne se laissent ainsi pas géolocaliser.

Si aujourd’hui, surtout après les révélations d’Edward Snowden et les discussions autour de la conservation des données, nous savons que presque toutes nos activités de communication sont constamment surveillées (à des fins sécuritaires ou commerciales), la menace permanente des droits citoyens fondamentaux a déjà été thématisé bien avant par des artistes comme la troupe BBM (Beobachter der Bediener von Maschinen) avec, par exemple, l’installation multimédia TROIA (Temporary Residence Of Intelligent Agents) en 2005. Ce travail, installé dans un grand container et employant la vidéo et le son interactifs, des systèmes audiovisuels portatifs, et des émetteurs, questionne l’augmentation des contrôles et de la surveillance technique des citoyens après les attentats du 11 septembre 2001, dans le cadre de la guerre contre le terrorisme. Dans une technique du théâtre invisible, des acteurs invisibles (c’est-à-dire non présentés en tant que tels) essaient de lancer des discussions avec des spectateurs ou font des commentaires sur les nouvelles stratégies de surveillance, incitant les spectateurs à une réflexion sur celles-ci.

Avec le réseau et la miniaturisation des médias, il y a aussi de nouvelles possibilités de manipulation, dont les formes deviennent davantage embarquées, c’est-à-dire qu’ils ne manipulent pas seulement la médiatisation de la réalité par la sélection du matériel, mais aussi par la production même des médias. Ainsi quelques artistes cherchent à exposer les possibilités de manipulation dans notre sphère médiatique contemporaine en créant eux-mêmes des dispositifs manipulateurs. L'image fulgurator (2007) est une invention du photographe allemand Julius von Bismarck qui, dès qu’un autre appareil photo émet un flash, en émet un autre, en projetant une image enregistrée par les appareils des autres photographes. C’est ce qui permet ainsi à son auteur de manipuler l'ensemble des photographies au flash ayant le même sujet que le fulgurator. Ainsi von Bismarck est arrivé par exemple à faire entrer sur des photographies de journalistes et d’amateurs une croix projetée sur une tribune lors d’un speech de Barack Obama et aussi une colombe de la paix projetée devant le portrait de Mao sur la place de Tiananmen. Ainsi von Bismarck rend perceptible les dangers de la manipulation des produits médiatiques.

4.4 L’automatisation

Un aspect majeur de la communication contemporaine est qu’elle devient de plus en plus automatisée. On vit à l’époque des smart machines et de l’intelligence artificielle. Nous lisons des informations structurées par des algorithmes sur Internet, nous communiquons avec des systèmes informatiques et il y a des ordinateurs qui communiquent avec d’autres ordinateurs et prennent parfois des décisions sans que des êtres humains n’interviennent. Se pose ainsi davantage la question de la capacité d’action des machines par rapport aux êtres humains et réciproquement. Dans l’art médiatique germanophone, le collectif allemand robotlab explore cette thématique dans plusieurs travaux, par exemple dans leur performance manifest (2008) où un « bras » robotique écrit de façon autonome un manifeste – il s’agit de la composition d’un texte à partir d’une base contenant un certain nombre de mots. Le titre joue sur le décalage entre la forme textuelle, souvent très idéologique, du manifeste et les textes produits par le robot, issus d’une logique algorithmique avec une apparence arbitraire. Cette œuvre pose ainsi la question de la paternité littéraire et invite à s’interroger sur la définition de l’art et sur la capacité d’action des machines et des êtres humains à l’ère posthumaniste : des thèmes qui risquent de devenir de plus en plus importants lors des prochaines années.

5. Conclusion et perspectives

Comme le montre ce petit parcours dans l’histoire de l’art médiatique germanophone, notre rapport à l’interactivité et à la circulation des idées n’est jamais stable. Il est constamment formé par les développements économiques, politiques, techniques, sociaux et culturels. Quel peut être, dans ce contexte, l’apport de l’art médiatique ? Le fonctionnement des médias, le fonctionnement et la fonctionnalité de l’art ne sont jamais stables mais se développent en rapport avec les développements sociétaux et techniques. À chaque période des artistes essaient d’agir et surtout de réagir à leur façon par rapport à la situation de communication caractérisant la société. Comme nous l’avons vu, l’art médiatique peut parfois ouvrir des portes vers de nouvelles visions du développement et de l’utilisation des techniques. Mais, dans la plupart des cas, l’art médiatique est un accompagnateur critique des anciens et des nouveaux médias. Il analyse l’impact des techniques sur nos habitudes de communication et propose aux spectateurs d’expérimenter cet impact d’une façon plus consciente. Les artistes cherchent à trouver des perspectives innovantes sur les techniques de communication et à travers elles. Avec des techniques de plus en plus complexes, le rôle des artistes change également. Une tendance allant vers des artistes-techniciens ou vers davantage de collaborations entre artistes et techniciens se dessine.

Dans une société où une plus grande partie de la communication est naturellement médiatisée, où les médias sont ubiquitaires et où les formes de surveillance et de manipulation deviennent de plus en plus subtiles, il semble d’autant plus important de s’interroger sur ces formes de communication et de les rendre plus visible. Dans un monde où s’accroît l’automatisation des processus de communication il devient important également de redéfinir les relations entre êtres humains et techniques ainsi que les possibilités d’agir et de communiquer de façon indépendante. L’art médiatique, par ses qualités hypermédiatiques, peut être un lieu privilégié pour ces débats.

Références bibliographiques

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Notes

1 „Nur durch Reisen können neue Entdeckungen und Ansichten lebendig und rasch verbreitet werden“. Goethe, Goethe à F. v. Müller, 16. Déc. 1822. Retour au texte

2 Pour des informations supplémentaires sur une grande partie des œuvres de l’art médiatique mentionnées dans cet article voir le site www.medienkunstnetz.de. Retour au texte

3 Les travaux théâtraux et performatifs de Kiesler, Brecht, Export ou Rimini Protokoll mentionnés dans cet article sont également analysés avec une perspective un peu différente dans notre ouvrage Penser les médias au théâtre, des avant-gardes historiques au théâtre contemporain, Paris, Harmattan, 2013. Retour au texte

4 C’est notre traduction de « Macht euer Fernsehen selbst ». Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Simon HAGEMANN, « L’interaction mise à l’épreuve : l’évolution des approches de la communication médiatisée dans l’art médiatique germanophone des années 1960 à nos jours », Textes et contextes [En ligne], 11 | 2016, publié le 28 novembre 2017 et consulté le 28 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=723

Auteur

Simon HAGEMANN

Docteur en Études Théâtrales. ATER à l’Université de Franche-Comté. Membre du C.R.I.T. Centre de Recherches Interdisciplinaires et Transculturelles – EA 3224. 30 rue Mégevand 25030 Besançon CEDEX – simon.hagemann@univ-fcomte.fr

Droits d'auteur

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