Mémoire de l’émigration et identité italienne à l’heure de l’immigration. Introduction

Texte

Cet ouvrage, fruit d’une journée d’étude organisée le 22 mai 2015 à l’Université de Bourgogne, se propose de réfléchir sur la situation spécifique de l’Italie qui, de terre d’émigration qu’elle était, est devenue aujourd’hui une terre d’immigration de masse. Si la « crise migratoire » actuelle est un problème européen, tous les pays de l’Union n’appréhendent pas le sujet dans les mêmes termes, souvent en raison d’un passé différent. L’Italie, première terre d’accueil des migrants sur ses côtes, se distingue de nombre de ses voisins, en particulier la France et l’Allemagne, par son expérience récente de l’immigration, elle qui a connu auparavant pendant un siècle ce que l’histoire a retenu sous le nom de « grande émigration ».

Les contributeurs de ce volume se sont interrogés en miroir sur l’interaction réciproque entre émigration et immigration en Italie en cette période transitoire de son histoire démographique, qui se révèle petit à petit également comme un tournant socio-culturel et identitaire. Outre le clair regain d’intérêt pour le sujet (souligné par Francesca Leonardi), quelles transformations peut-on observer dans la représentation de l’émigration italienne au cours des dernières années ? Inversement, en quoi leur passé d’émigrants caractérise-t-il le regard porté aujourd’hui par les Italiens sur l’immigration ?

Les approches sont variées, s’étendant des domaines juridique et politique (Caroline Savi, Carolina Simoncini) au cinéma et au petit écran (Oreste Sacchelli, Giuseppe Cavaleri, Erik Pesenti-Rossi, Francesca Leonardi), à la littérature (Vittorio Valentino, Florence Courriol), en passant par le traitement de la crise migratoire dans la presse italienne (Nicolas Violle). Il sera alors significatif d’observer les éventuelles divergences entre le fait historique brut, son traitement politique immédiat, et sa représentation médiatisée par les arts (littérature, cinéma) et la presse.

Les deux premières études (Caroline Savi, La loi sur la nationalité et les deuxièmes générations de l’immigration en Italie ; Carolina Simoncini, Les politiques migratoires comme clé d’interprétation du processus de formation de l’identité italienne) donnent à voir l’Italie sous l’angle de l’évolution en cours, tant sur le plan démographique qu’identitaire. Le pays révèle ses questionnements et l’élaboration progressive de réponses à une situation nouvelle. Carolina Simoncini rappelle que l’on ne peut parler d’ « histoire nationale » qu’à partir de 1861 pour l’Italie, date de la « naissance inattendue d’un pays composé de traditions, d’origines, de langues et d’histoires hétérogènes ». L’auteur souligne la continuité entre l’attitude de méfiance qu’exprimaient les Italiens entre eux d’une région à l’autre au XIXe siècle et la tendance protectionniste de leurs politiques migratoires récentes ; puis elle montre tout à la fois ce phénomène comme signe de questionnements d’un pays à l’identité encore fragile, « difficilement protégée », qui se construit au regard des « autres ». Caroline Savi s’interroge quant à elle sur la dissonance croissante entre la réalité sociodémographique de l’Italie contemporaine et sa loi sur la nationalité, fondée sur le jus sanguinis dans un pays alors d’émigration (« Le choix fait par le législateur du ius sanguinis est typique d’un pays à forte émigration »). Un nouveau projet de loi est actuellement en discussion au Parlement, en vue de privilégier le jus solis, sans oublier le ius culturae. Comment appréhender et définir, dans ce contexte, l’identité italienne ?

La majorité des études de ce volume sont consacrées à la représentation des migrations par le biais des arts littéraires et cinématographiques. Vittorio Valentino met en abîme et observe en miroir émigrants et immigrants, Italiens et étrangers, dans le roman Senzaterra d’Evelina Santangelo. L’auteure du roman cherche, dans un contexte de « rapprochement  impossible entre Italiens et clandestins », à « cré[er] dans son récit un espace dans lequel les deux personnages principaux Alì et Gaetano sont, finalement, du même côté de la barrière ». De façon clairement partisane, l’auteure veut rappeler au lecteur italien sa propre expérience migratoire et l’inviter à porter un autre regard sur le migrant d’aujourd’hui, en opérant une identité par l’expérience entre ses deux personnages.

Dans Quando Dio ballava il tango, Laura Pariani prend le parti d’une société multiculturelle (Florence Courriol, La pratique du plurilinguisme chez Laura Pariani pour raconter dans l’ultra-contemporanéité l’émigration italienne en Amérique Latine. L’exemple de Quando Dio ballava il tango). En racontant la vie des Italiens émigrés en Argentine, le choix littéraire de Laura Pariani se porte sur le plurilinguisme, la langue se révélant chez elle comme « une altérité linguistique au service d’une altérité identitaire et géographique. » En donnant place à différents dialectes, sans prédominance de l’un sur l’autre, l’auteure « fait voler en éclats l’idée d’une identité nette, une et rigide ». « Là où, lorsqu’on émigrait au siècle passé, il fallait s’intégrer en oubliant sa langue maternelle et en adoptant de manière unique celle du pays d’accueil, Laura Pariani nous dit qu’on peut aujourd’hui porter haut les couleurs d’un multiculturalisme vécu comme une richesse ». L’expérience des émigrants italiens est ainsi relue à la lumière de la société nouvelle qui se fait jour sur la péninsule italienne. L’auteure n’opte toutefois pas pour une simple transformation ou un remplacement de l’identité italienne, de sa culture et de sa langue, par une autre, mais au contraire pour la coprésence de l’ensemble : « le métissage linguistique est le reflet de l’idée que l’identité italienne ne peut se penser aujourd’hui que dans une pluralité », en continuant à pratiquer toutes les langues, sans en oublier aucune comme avaient tendance à le faire les émigrants d’autrefois. Autrement dit, la culture de chacun ne devrait pas disparaître sous les flux migratoires, mais se mêler aux autres.

Le jeu entre passé et présent est aussi sous-jacent aux films d’Emanuele Crialese étudiés par Oreste Sacchelli (Oreste Sacchelli, Parcours de l’anamnèse dans l’œuvre cinématographique d’Emanuele Crialese). L’auteur de l’article souligne la « cohérence thématique et idéologique » qui relie Nuovomondo et Terraferma. Oreste Sacchelli met en évidence la différence entre de nombreux films néoréalistes sur les migrations et l’œuvre d’Emanuele Crialese, lequel donne plutôt à voir « un monde souhaitable ». En opérant un rapprochement évident entre émigration (Nuovomondo) et immigration (Terraferma), emportant le spectateur dans un univers mythique, Crialese « entend dénoncer certaines formes d’amnésie qui risquent d’anesthésier toute la société italienne et détruire les fondements de son identité ». Chez le cinéaste, la mémoire de l’émigration est essentielle pour lire aujourd’hui l’immigration et accueillir les nouveaux arrivants. Emanuele Crialese, comme Matteo Garrone, arrivent au terme d’un parcours cinématographique italien qui a vu le thème migratoire se développer et quitter progressivement les stéréotypes pour affronter de manière plus concrète et trans-générationnelle le lien entre mémoire et situation présente (Giuseppe Cavaleri, La question migratoire exprimée par le cinéma italien : du stéréotype aux récits réalistes). La « démarche mémorielle » des nouveaux cinéastes est mise au service d’une politique d’accueil des migrants aujourd’hui. Le mouvement inverse s’opère aux mêmes fins dans les documentaires de la Rai des années 2000 consacrés à l’émigration (Francesca Leonardi, La mémoire de l’émigration italienne dans les documentaires de la Rai des années 2000). La mémoire s’y élabore, s’y reconstruit, selon le nouveau contexte migratoire : « Les dangers des traversées maritimes, les difficultés d’intégration, la misère, l’exploitation, le racisme et les drames dont les Italiens furent victimes figurent parmi les thèmes privilégiés par les productions culturelles des deux dernières décennies, qui entendent établir des parallèles entre le passé et le présent ». Si le présent y transforme la mémoire du passé, cette mémoire renouvelée du passé devient également « outil pour penser aussi les migrations actuelles », elle devient instrument politique.

Un tel « effet de miroir » peut « mettre mal à l’aise », comme le souligne Erik Pesenti-Rossi (Erik Pesenti-Rossi, Deux parcours cinématographiques à travers la péninsule : Il cammino della speranza de P. Germi (1954) et Pummarò de M. Placido (1989)), mais il interroge aussi en faisant « émerger le refoulé d’expériences collectives et individuelles douloureuses ». L’auteur évoque « un effet de miroir qui peut mettre mal à l’aise mais pose des questions pertinentes sur l’identité italienne (sans forcément y répondre) ». Là encore, l’on voit que le néo-réalisme est dépassé au profit d’une plus grande profondeur temporelle : « La tâche était plus facile pour la comédie “à l’italienne” ou pour le néo-réalisme qui ne parlaient que de leur époque ; c’était leur force mais aussi leur faiblesse car ces genres ne renvoyaient, le plus souvent, qu’à un présent immédiat ».

L’on peut retrouver l’expression de ce malaise dans la façon dont la presse, en l’occurrence le quotidien italien La Repubblica, aborde le sujet migratoire (Nicolas Violle, Odysséen versus humain. Quel rôle pour l’histoire de l’émigration italienne dans la réception de l’immigration à Lampedusa). Nicolas Violle montre la force du traitement émotif de l’actualité dans la presse (« les journalistes […] ajoutent du pathos à l’horreur »), au moyen d’une rhétorique de l’exagération, mais l’auteur souligne aussi, comme on pouvait déjà le voir dans le cinéma d’Emanuele Crialese, une forme de prise de distance par rapport à l’actualité moyennant le renvoi à des référents culturels universels et d’une certaine façon atemporels voire mythiques (l’Odyssée, l’Exode, l’Enfer dantesque), « inscri[vant] les migrants dans une dimension éternelle ». Toutefois, certes en raison de la nature même du traitement journalistique mais pas uniquement, contrairement aux autres arts, la presse n’évoque pas le passé migratoire des Italiens pour parler d’immigration : « dans le récit de l’actualité, l’appréhension de l’immigration en Italie aujourd’hui ne semble guère compatible avec le souvenir de l’émigration des Italiens autrefois ». Il s’agit au contraire de « restituer cette question dans le temps long de la présence humaine sur terre, une présence qui est d’abord une histoire de déplacement, d’émigration justement ».

L’Italie, au travers de ces études, apparaît comme un pays encore impréparé à la situation nouvelle, en particulier sur le plan juridique, et qui cherche dans son passé migratoire des clés de lecture du présent. L’intuition de Gian Antonio Stella se confirme et se poursuit : l’Italie revisite aujourd’hui un passé qu’elle tendait souvent à rejeter. L’immigration bouscule mais aussi interroge l’Italie sur sa propre identité. Erik Pesenti-Rossi rappelle de façon très pertinente la difficulté qu’il y a à définir la notion même d’identité. Il cite pour cela J.-Fr. Mattei : « comme saint Augustin le disait du temps […], si personne ne me demande ce qu’est l’identité, je le sais ; mais […] si on me le demande, je ne sais pas l’expliquer à qui m’interroge ». Or, l’identité s’avère « essentiellement liée à la mémoire ».

Si les représentations médiatisées tendent à prendre parti pour l’accueil des migrants, essentiellement sur la base de l’expérience, du vécu, les approches plus « immédiates » du sujet révèlent un climat d’incertitude, de questionnements, de recherche encore en cours. Dans le corpus étudié, l’on observe sporadiquement une appréhension claire de l’identité italienne : soit l’on ne s’interroge tout simplement pas dessus, soit on l’aborde pour en souligner les contours flous, la définition imprécise. L’immigration actuelle, d’après les études ici proposées, semble davantage frapper l’expérience des Italiens, leur vécu, leur sensibilité, que contribuer à développer, affiner, la définition de leur identité. Est-elle nationale, culturelle, linguistique, liée au sang ou au sol ? Est-elle, comme le proposent certains, en perpétuels construction, évolution, remaniement, au gré des mouvements migratoires et de la présence d’hommes et de femmes différents sur le territoire de la péninsule ? L’identité italienne doit-elle refléter de plus en plus la dimension multiculturelle de sa société ou s’affiner à son contact ? Autant de questions qui restent en suspens, débattues, mais que l’urgence de l’actualité bouscule et occulte souvent au profit des thématiques de l’accueil, de l’expérience de vie, du drame. Or, les migrants d’autrefois étaient-ils à leur pays d’accueil ce que sont les migrants d’aujourd’hui pour l’Italie et pour l’Europe ? En termes d’expériences de vie, de xénophobie, de politique d’accueil, les nombreux rapprochements opérés par les œuvres étudiées sont inéluctables et rappelés à la mémoire des Italiens, ou plutôt appelés à transformer leur mémoire, à opérer une « anamnèse » en vue de s’identifier aux migrants d’aujourd’hui. Qu’en est-il cependant des différences entre migrants d’autrefois et migrants d’aujourd’hui ? L’art mais aussi la presse semblent prendre aujourd’hui le parti de se situer sur le plan plus général de l’humain et de l’expérience de vie, voire de déplacer l’ancrage historique vers une dimension mythique (Crialese), afin de dépasser les affrontements culturels immédiats et d’insister sur les similitudes. Ces travaux montrent bien une Italie en période de transformation démographique et culturelle, une Italie que l’actualité invite à revisiter son passé et son identité. La prise de recul par les arts de la représentation s’avère être à ce titre un outil primordial.

Citer cet article

Référence électronique

Hélène Gaudin, « Mémoire de l’émigration et identité italienne à l’heure de l’immigration. Introduction », Textes et contextes [En ligne], 12-1 | 2017, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=476

Auteur

Hélène Gaudin

Maître de conférences, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182) Université de Bourgogne, 4 bld Gabriel 21000 Dijon

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0