La langue affrontée : voix intimes des domestiques dans The Cattle Killing de John Edgar Wideman

Résumés

The Cattle Killing met en scène un jeune esclave affranchi devenu prédicateur dans la Philadelphie de 1793, assiégée par la fièvre jaune : au fil de ses pérégrinations, il croise les Stubbs, un couple de domestiques. L'un est noir, l'autre blanche ; ils viennent d'Angleterre où tous deux étaient au service du peintre George Stubbs, et se sont réfugiés aux Etats-Unis où ils prétendent échapper au racisme qui les entoure. Le prédicateur rencontre également Kathryn, domestique noire de la femme d'un grand Abolitionniste, Père Fondateur et humaniste éclairé. Kathryn supplée aux yeux aveugles de sa maîtresse, et tient, sous la dictée de cette dernière, un journal intime par procuration. Les mots de la domestique se frayent pourtant un chemin clandestin dans le journal de la maîtresse, et dans cette forme de ventriloquie s'entend une histoire des vaincus, que les mots des vainqueurs ne parviennent pas à effacer. Les domestiques se tiennent dans un espace interstitiel dans lequel la langue semble se dresser contre elle-même et les voix des domestiques, parce qu'elles chevauchent parfois celles des maîtres, parce qu'elles les contestent, ou parce qu'elles en sont le prolongement, constituent un véritable affront à la langue des Lumières et aux catégories sur lesquelles elle se fonde. Elles sont dans ce roman des forces de contestation intime de la langue et des valeurs qu'elle véhicule, mais la logique instaurée n'est pas celle d'un renversement de ces valeurs. Logées au cœur de celles des maîtres, les voix des domestiques scindent la langue qui devient le lieu d'un foisonnement du signe, d'un brouillage sémantique et idéologique. La faille ainsi ouverte devient le lieu d'une accrétion du sens, d'un principe anarchique qui prolifère à mots couverts.

The Cattle Killing traces the path a young Black itinerant preacher – a former slave reduced to vagrancy in plague-ridden 1793 Philadelphia. During his travels, he encounters Liam and Mrs. Stubbs, a Black man and a white woman, both former servants who have come from England where Liam was indentured to painter George Stubbs while his wife was Stubbs’ maid. They came to America in hope of a better life that would save them from ambiant racism. The preacher also meets Kathryn, a black woman serving the wife of a famous Abolitionnist, a Founding Father and enlightened humanist. Kathryn works as an amanuensis for her blind mistress and writes a diary the latter dictates. Yet the servant surreptitiously inserts clandestine words into her mistress’s diary, and this ventriloquism voices the history of the vanquished, whose memory the words of the victors haven’t managed to obliterate. The servants occupy an intermediary space in which language seems to rise up against itself, and the servants’s voices, because they sometimes overlap the masters’, or because they echo them, amount to a true offence against the language of Enlightenment and against the categories on which it is based. These intimate voices undermine language and the values it conveys, yet they do not reverse them. Located in the innermost recesses of the masters’ voices, the servants’ voices cleave language apart, causing signs to proliferate, thus blurring meaning and ideology. In this open rift of language, meaning anarchically accrues, proliferating stealthily.

Plan

Texte

The Cattle Killing suit les pérégrinations d'un jeune pasteur noir dans la Philadelphie de 1793, décimée par une épidémie de fièvre jaune. L'ensemble du récit est celui que ce prédicateur itinérant fait à une jeune domestique noire, Kathryn, qui a décidé de mourir parce qu'elle porte l'enfant de son maître blanc, médecin réputé, abolitionniste convaincu, ami et soutien de la cause anti-esclavagiste, et pourtant détenteur d'une esclave qui fait office de servante auprès de sa femme. Lors de ses errances, le prédicateur est d'autre part recueilli par un couple interracial, Liam, ancien domestique noir de l'avatar fictif du peintre anglais Georges Stubbs, et sa femme, une domestique blanche dont Liam était tombé amoureux en Angleterre et avec qui il s'est enfui en Amérique. Pour échapper aux soupçons et à la vindicte, Liam se fait passer pour le domestique de sa femme, qui prétend aux yeux de tous être l'épouse du défunt Mr Stubbs. Le roman est traversé par les voix de ces domestiques noirs et blancs, esclaves ou non, « liés pour de longues années de service » (Wideman 1998 : 128), ou « liés pour toujours par la noirceur de leur peau » (Wideman 1998 : 128). Kathryn, la jeune domestique noire à qui le prédicateur raconte son histoire, a longtemps servi d'œil et de main à une maîtresse aveugle. Les domestiques sont autorisés dans les sphères les plus privées de leurs maîtres, au point de devenir leurs miroirs ou leurs prothèses ; Liam se rend indispensable à Stubbs dans les expéditions d'anatomiste de ce dernier, tandis que Kathryn, la domestique noire, devient l'amanuensis de Mrs Thrush et se voit chargée de rédiger le journal intime de sa maîtresse. Les domestiques noirs sont de paradoxales prothèses signalant l'incomplétude de leurs maîtres, membres à part entière de la famille, en même temps qu'ils se voient confier le rôle implicite de préserver la pureté de la blancheur de cette famille. La hiérarchie sociale est ainsi redoublée, compliquée, parfois contredite par la hiérarchie raciale dans laquelle les domestiques sont pris. Aussi les maîtres blancs des domestiques noirs les considèrent-ils comme des frères, des sœurs, dont la couleur de peau n'importe pas, et leurs confient dans le même temps le rôle de garants de la pureté raciale. Les domestiques, sous couvert d'une relation personnelle et intime, sont ainsi traités comme des corps paradoxaux, à la fois indispensables et expulsables, invisibles et nécessaires, renforçant, par leur présence même, la blancheur de leurs maîtres. Cependant, ce processus de réplication et de mimétisme constitue une forme de prolifération critique : en dédoublant leurs maîtres, les domestiques démentent leurs fantasmes et leurs postures d'intimité, l'intime devient le lieu même de la dissidence. C’est au point le plus intérieur de la relation entre maîtres et domestiques qu'advient le renversement linguistique de leurs rapports. Dans la relation intime entre maîtres et domestiques émergent des voix qui se multiplient au point de devenir à la fois intimes et impersonnelles.

1. Sous la peau : prolongements, dédoublements, démenti de l'intime

L'intimité entre maîtres et domestiques semble se construire contre toute assignation catégorielle ou raciale, dans une expérience sensible qui marquerait l’avènement d'un lieu commun, sous la peau, en deçà et au-delà de ses connotations métaphoriques. Dans les couples ʻmaîtres et domestiquesʼ autour desquels s'articule le roman, chaque domestique apparaît comme un dédoublement invisible de son maître, selon des modalités différentes. Liam, le vieil homme noir qui recueille le pasteur itinérant, était avant de venir en Amérique le serviteur de George Stubbs Junior. Le père de Stubbs, tanneur de son métier, avait fait cadeau à son fils de Liam pour que ce dernier l'accompagne lors de ses expéditions anatomiques. Le roman décrit en effet comment Stubbs, au nom de son art, fréquentait les bas-fonds londoniens et les voleurs de cadavres afin de pouvoir mettre au jour les secrets des corps et de la nature pour mieux les peindre. Liam se voit confier la charge de veiller sur Stubbs Junior et de le protéger de ses louches fréquentations. C'est en compagnon que Stubbs le traite, bien plus qu'en domestique, de sorte que les deux personnages en viennent à partager une même obsession, une même quête, celle qui consiste à ôter la peau pour voir ce qu'elle cache. Cette quête éperdue devient vite métaphorique : elle est pour Liam la recherche d'un lieu de rencontre qui transcende le noir et le blanc, le site d'un au-delà ou d'un en-deçà de la couleur, d'une universalité humaine qui défie catégories raciales et sociales :

Chez Stubbs, la force de l’obsession lui conférait une manière de pureté. Tout comme la lumière réfractée par un prisme déploie l’arc-en-ciel de sa splendeur, la passion de Stubbs pour la dissection et le dessin révélait des facettes de sa personnalité que l’on ne connaissait ni ne percevait autrement. En le regardant élaborer avec adresse et une infinie patience ses études de squelette, d’écorchés, l’entrelacs des veines qui font circuler le sang, d’organes extraits des cavités les plus secrètes du corps, j’entrevoyais les couleurs cachées de sa personnalité, celles qui ne se faisaient connaître qu’à travers ses créations. Je l’enviais. Rêvais d’une occupation, d’un art susceptible de concentrer mes capacités comme Stubbs orientait les siennes.1 (Wideman 1998 : 154)

Le rayon blanc de l’obsession met au jour ce que la peau dissimule (le squelette, la musculature et les veines). Il est le prolongement d’un regard qui crible les apparences ; Liam rêve de « concentrer » ses capacités comme Stubbs « dirige » les siennes, et le faisceau blanc est en même temps un pinceau qui porte à la surface de la toile l’obsession de l’artiste. Il est aussi une lumière qui fige et tue ce qu’elle observe ; les organes sont « extraits » des cavités, la musculature est « exhibée » comme sur un écorché. La lumière de l’art se confond avec celle de la science, puisque Stubbs est décrit par Liam comme étant tout autant un anatomiste de renom qu’un peintre, et toutes deux visent ici à saisir leur objet, à le fixer comme un entomologiste épinglerait un papillon sur une toile. Liam partage les obsessions de son maître qui deviennent pour lui synonyme de liberté. Stubbs l'emmène à toutes les séances de dissection, le déguise et se déguise en femme pour assister à un accouchement, de sorte que Liam en vient à se concevoir comme le « frère de Stubbs en plus sombre ». Métaphoriquement, cette obsession de l'anatomie et de la dissection est aussi celle de la découverte d'un lieu commun, une plongée dans l'intimité des corps, il s'agit de « faire la peau » au préjugé qui enferme le corps du domestique et celui du maître dans une hiérarchie sociale et raciale, afin de dévoiler une humanité commune aux deux. C'est l'expérience sensible qui vient s'inscrire contre l'assignation sociale et raciale. Liam reconnaît à Stubbs le fait de lui avoir donné envie de poursuivre sa propre quête artistique, une quête du lieu où la peau noire laisse la place à un corps blanc et inversement, comme s’il s’agissait également de la poursuite d'une humanité commune :

Stubbs effectuait des dessins de ce que d’habitude on ne voyait pas. Ses études de cadavres disséqués révélaient sous la peau un univers sanglant. Sanglant mais ordonné. Une fois mise au jour, l’existence de cet univers ne pouvait être niée. L’artiste avait reproduit la nature, la vérité en chacun de nous. Quel art pourrais-je inventer qui révélât le mensonge de la folie. Quels spécimens pourrais-je suspendre et écorcher. Combien d’épaisseurs enlever à un corps blanc pour libérer le noir, combien à un corps noir pour affranchir le blanc.2 (Wideman 1998 : 156)

L'image de la dissection est ambivalente ; elle signifie à la fois l'art et la raison qui percent et tuent l'objet qu'ils fouaillent, mais également cette quête d'un lieu en deçà de la peau où tout n'est plus que sang qui circule, sanguis et non cruor, sang commun aux maîtres et domestiques et aux Noirs et aux Blancs. Ce lieu est le plus intérieur et le plus commun, une réserve de liberté et de circulation au-dessous de ce qui se montre et dans laquelle maître blanc et domestique noir ne sont plus l’un ni l’autre. L'intimité entre maître et domestique est ici située dans la mise au jour d'un corps commun, d'un sang commun pourrait-on dire, qui circule en-deçà de la peau et n’apparaît qu’au terme d'une quête scientifique et spirituelle, celle d'une indistinction fondamentale et universelle. C'est en cette quête du lieu le plus intérieur que consiste la ʻdissectionʼ critique de Liam : il s'agit de mettre au jour ce qui, sous la peau, est indistinct et continu, et c'est dans l'exposition de ce lieu qui est à la fois le plus intime et le plus commun que Liam le domestique trouve une forme d’affranchissement. Paradoxalement, parce que Liam devient le miroir de Stubbs, duplique sa quête et la fait sienne, la relation entre le domestique et son maître est ici pour Liam le lieu d'une construction de liens qui libèrent.

C'est également dans l'expérience sensible que se crée une relation intime entre maîtresse et servante de l'autre côté de l'Atlantique, dans une famille abolitionniste et pourtant détentrice d'une esclave, comme l'étaient nombre de Pères Fondateurs. Kathryn est esclave, utilisée par sa maîtresse aveugle comme domestique. Son maître est un célèbre médecin, le docteur Thrush (avatar fictionnel du Dr Benjamin Rush, l’un des Pères Fondateurs des Etats-Unis, connu pour les soins qu'il prodigua lors de l'épidémie de fièvre jaune de Philadelphie), et l'on peut d'emblée constater que le glissement de Rush à Thrush, qui est un type d'infection de la bouche3, signale l'ambiguïté du discours abolitionniste porté par le médecin. Mrs Thrush est aveugle, Kathryn devient ses yeux et sa main. En un geste particulièrement ironique, Mrs Thrush confie à Kathryn la rédaction de son journal intime – donner à l'esclave la possibilité de lire et d'écrire, c'est le rendre auteur, et dans les récits d'esclaves l'apprentissage de la lecture est la première étape de l'émancipation. On pourrait dire que c'est également la quête du « lieu commun » qui anime Mrs Thrush, quête remise en question par Kathryn qui écrit dans les marges du journal de sa maîtresse. La naïveté du point de vue de la maîtresse est immédiatement soulignée par le texte, mais la relation entre la maîtresse et sa domestique est avant tout comparée à la création d'un corps composite formé de la maîtresse et de sa domestique, dans lequel la domestique vient pallier les déficiences de la maîtresse. Elle est littéralement intégrée « au sein de la maison » (Wideman 1998 : 207)4, devient l'œil et la main de sa maîtresse, un corps paradoxal invisible et indispensable, garant de l'intégrité de sa maîtresse :

Toi aussi, Kathryn, tu dois t’armer de patience quand en ces pages je trébuche avant que d’apprendre à marcher – je veux que ces griffonnages restent à usage personnel – jamais aucun autre œil que le mien ne doit les voir – et puisque mes yeux sont aveugles, seuls les tiens, Kathryn – les tiens qui sont les miens – doivent jamais tomber sur mes mots – tu connais mes intentions sur ce point – ton silence : ma licence.5 (Wideman 1998 : 197)

Dans la nuit ininterrompue de la cécité, toutes les femmes sont sœurs et toutes les couleurs se confondent, les mains se caressent et s’enlacent, la hiérarchie visuelle est supplantée par une démocratie haptique (« la couleur sombre de Kathryn et mon absence de couleur impossibles à distinguer au toucher », Wideman 1998 : 195). 6 Cependant, le tiret introduit de la différence, des coupures ; alors que le discours de Mrs Thrush exprime la continuité et l’indifférenciation entre les deux femmes, la langue, elle, casse cette illusion. C’est Kathryn qui transcrit les pensées de sa maîtresse ; l’utilisation ostentatoire du tiret, en brisant les pensées, rétablit de la distance entre les deux femmes, et fait du discours de la maîtresse un discours aliéné, chaotique, perdu. Se confrontent dans la parole de Mrs Thrush deux « partages du sensible » antagoniques (Rancière, 2000) : un qui assène la division sociale et raciale, et un qui postulerait ce lieu commun, cette proximité absolue où les distinctions n'ont pas cours, parce que les liens intimes sororaux établis entre maîtresse et domestique déjouent les hiérarchies en vigueur.

L'intimité est ici un postulat de la maîtresse blanche, aveugle à tous égards : Kathryn n'existe qu'en tant que corps prosthétique et transparent. Qu'elle en vienne à exister en tant que sujet, montrant qu'elle est victime des viols perpétrés par le mari abolitionniste, qu'elle en vienne à porter un enfant au sang mêlé, et elle sera expulsée, car la miscégénation, même chez les abolitionnistes, ne saurait être tolérée. Dans les marges du journal de sa maîtresse, Kathryn écrit : « l’une d’entre nous, dites-vous. Quand nous serons deux, serons-nous encore l’une d’entre vous » (Wideman 1998 : 208)7. Ce lieu commun postulé, cette indistinction recherchée n'existe qu'en tant que discours dominant. « Aide-moi à respirer de nouveau, rends-moi à mon intégrité. Redonne-moi vie, cependant que je cherche ton souffle, cependant que mes mains glacées qui cherchent la chaleur te défont » (Wideman 1998 : 208)8, lui murmure Benjamin Thrush lorsqu'il la viole. Le corps noir domestiqué est chargé de garantir l'intégrité de la blancheur qui le domine et le défait ; pourtant, au creux de la langue des maîtres, dans ce qu'elle a de plus intérieur, la voix des domestiques émerge et proteste.

2. “Making my words in your mouth a fire” : la langue de feu de l'intime

C'est en logeant leur voix au cœur de la langue des maîtres que Liam et Kathryn deviennent auteurs de leur propre récit. Au plus intime de la langue des maîtres s’insinue celle des domestiques qui la conteste et la retourne, de sorte que le texte bruit de voix en sourdine qui défont la parole des maîtres ; elles constituent un reste que la parole du maître ne peut absorber. Si le corps du domestique est à la fois phagocyté et potentiellement toujours expulsable, car garant de la pureté raciale du maître, les voix résistent, s'immiscent dans la parole du maître et la répètent, la volent, la parodient ou l'écartèlent. Jean-Jacques Lecercle définit le reste linguistique comme ce qui a été exclu ou enrégimenté par les règles, et qui fait retour malgré elles, « ce » qui parle dans la langue en deçà de ses règles ; sous la gangue de la syntaxe couve ainsi un principe anarchique, qui prolifère à mots couverts, et les voix « en reste » des domestiques menacent l’intégrité de la parole des maîtres.9

Le Massacre du Bétail met en scène un affrontement de la langue avec elle-même, par exemple dans les pages de journal de Mrs Thrush, ou plus largement dans la confrontation des voix qui peuvent donner plusieurs versions d’un même événement. Cette scission de la langue aboutit à une prolifération du signe et du sens. Dans son journal, Mrs Thrush consigne ses pensées, portant essentiellement sur les exploits philanthropiques de son mari. On s’en souvient, Mrs Thrush est aveugle ; c’est donc à Kathryn, sa domestique, qu’il revient de tenir le journal. La voix de Mrs Thrush se dépose en romaines, et celle de Kathryn en italiques, sans qu’il ne soit évidemment possible à Mrs Thrush de lire les ajouts de Kathryn. Souvent, les interventions de Kathryn contestent l’usage que fait Mrs Thrush des mots, de sorte que l’on entend une voix qui vient déstabiliser une voix dominante. Un tel procédé rappelle la tradition du Signifying10, théorisée par Henry Louis Gates, qui consiste précisément à charger un signifiant de la langue des maîtres de connotations ironiques, de sorte que le maître, à son insu, permet à son esclave (ici, son domestique) de fourbir contre lui une arme linguistique redoutable. Tout le journal de Mrs Thrush apparaît ainsi comme un montage de voix, la sienne et celle de Kathryn, dont la confrontation fait émerger une troisième voix qui serait celle du texte et manifesterait son ironie. Dans le passage où l’on entend la voix de Kathryn pour la première fois, celle-ci redéfinit en deux mots les propos de sa maîtresse :

J’adore Kate – c’est elle la propriétaire – je prends sa main libre dans la mienne – lui dis de ne pas s’arrêter d’écrire de l’autre – chère Kate, tu dois apprendre à exprimer mon cœur – une tâche qui convient parfaitement parce que toi, Kate, tu habites vraiment en mon sein – un doux tremblement, qui double l’autre, dans ma poitrine […] Ma chair gémit, que ne l’entendez-vous. (Wideman 1998 : 195)11

L’insertion des pensées de Kathryn à l’intérieur de celles de Mrs Thrush a pour effet de charger tous les mots suivants d’une ironie dévastatrice. Aimer ne signifie que posséder (mais on pourrait aussi entendre own au sens d'« avouer »), et alors que Kathryn ne dit plus rien ensuite, tout prend un autre sens. Ainsi la « main libre » de Kate n’est plus celle qui n’écrit pas, mais la main qui n’est précisément pas libre, parce que réduite en esclavage. L’affection que prétend exprimer Mrs Thrush suscite chez Kate un tremblement dont on peut penser qu’il n’a rien de tendre, comme le croit Mrs Thrush, mais qu’il s’agit au contraire d’un tremblement d’effroi. La voix de Kathryn s’engouffre dans les espaces ouverts par les tirets dans les phrases, et brise, pour le lecteur, les illusions naïves de proximité qu’entretient Mrs Thrush. L’intransitivité de « she owns » fait de Mrs Thrush la propriétaire de toute chose, y compris de Kathryn, et tout dans le reste du passage suggère cette appropriation permanente de la jeune femme : le diminutif est une forme de possessif, Kathryn reçoit les ordres de Mrs Thrush et elle finit absorbée par le corps de sa maîtresse (« tu habites vraiment en mon sein »). Cette possession s’exprime pourtant dans une langue brisée, fragmentaire, saccadée dont on sait qu’elle est la transcription que fait Kathryn des pensées de sa maîtresse ; Mrs Thrush dicte, Kathryn écrit.

Le signifying de Kathryn à l’encontre de Mrs Thrush prend donc la forme d’une langue minée de l’intérieur par une série d’enclaves qui la déstabilisent. Le lecteur voit les italiques de Kathryn et entend son gémissement lorsqu’elle se fait violer par Thrush (« Ma chair gémit, que ne l’entendez-vous »), contrairement à Mrs Thrush qui demeure aveugle et sourde, mais la collision des deux voix en crée aussi une troisième, qui se voit tout autant qu’elle s’entend, et se glisse dans les silences laissés par les tirets sur la page comme dans les propos de Mrs Thrush. Les rares interventions de Kathryn tissent en effet un sous-texte qui donne à presque chacun des mots de Mrs Thrush un double sens ironique : la caresse est domination (« your dark hand under mine »), mais une domination sapée par la main de Kathryn qui écrit les propos de sa maîtresse : on peut entendre « your dark hand undermine ». Les deux voix sont en opposition dynamique, l’une déstabilise l’autre, et cette déstabilisation constante en fait émerger une troisième qui dit la complicité de la femme blanche dans le viol de la domestique noire, qui dit aussi l’appropriation par l’esclave de la langue du maître, comme dans les récits d’esclaves où la conquête de l’écriture et de la lecture, effectuée contre le maître, est toujours un premier gage de liberté.

Loin d'une dialectique abstraite entre maîtres et esclaves, c'est un retournement linguistique que le roman met en scène au cœur de l'intimité partagée de la maîtresse et sa domestique. «Je dois ouvrir à autrui mes lieux les plus intimes » (Wideman 1998 : 194)12, déclare Mrs Thrush. Cette enclave de la voix de la domestique au cœur de celle de la maîtresse a pour effet de renverser l'autorité, de ménager, au cœur de l'intime, un espace dans lequel la domestique devient l'auteur de son propre récit. La langue se dédouble, la prothèse qu'est la domestique s'autonomise, et ce dédoublement a valeur critique.

C'est un semblable processus d'enclave et d'insinuation de la langue des domestiques dans celle des maîtres que la relation entre Liam et le peintre Stubbs met en œuvre. Stubbs, content des services rendus par Liam, décide de l'affranchir, et lui offre en guise d'adieu une assiette fabriquée par Josiah Wedgwood conçue pour célébrer la campagne abolitionniste :

C’est George Stubbs qui me donna cette assiette. Il me l’offrit en accompagnant son geste d’une brève tirade sur la liberté, la dignité humaine et le mal, un préambule marmonné que tous les deux nous endurâmes poliment jusqu’à la fin. Il avait reçu l’assiette de la main même de son fabricant, l’illustre Mr. Josiah Wedgwood en personne. Alors que Stubbs me libérait de son service, à peu près à la même époque Josiah Wedgwood lui commanda son portrait et celui de chaque membre de la famille. […] Cette assiette fut spécialement conçue et fabriquée par Wedgwood comme arme dans la campagne anti-esclavagiste. Observez la façon dont le Noir, enchaîné et agenouillé au centre de l’assiette, est entouré de la légende Ne suis-je pas un homme et un frère. Quand je regarde aujourd’hui cette composition, je vois dans ce cercle de mots une chaîne supplémentaire. Le bon et le mauvais. Stubbs l’un de mes bienfaiteurs. Disons même un ami. Etant donné les circonstances dans lesquelles je reçus cette assiette en cadeau, c’est Stubbs et non le Noir qui en est le centre. J’y vois un Stubbs couvert de suie, qui est platement et éternellement en train de plaider sa cause. De me demander à moi, qui fus naguère sa propriété, de reconnaître son appartenance à la fraternité humaine. (Wideman 1998 : 131-132)13

L’inversion est au cœur de ce passage ; le langage de Stubbs l’abolitionniste reconduit les distinctions établies par le discours puritain entre le noir et le blanc, le mal et le bien, le mauvais et le bon, en somme le système de doubles langagiers caractéristique du Puritanisme14. Cependant, dans le passage cité ci-dessus, l’image semble doubler le discours abolitionniste et le démentir. Les mots utilisés dans la campagne abolitionniste, rappelant ceux de Shylock dans Le Marchand de Venise, sont doublement inversés par l’image telle qu’elle est décrite. La position agenouillée de l’esclave dénote la perception d’une infériorité de fait en même temps que la gratitude de l’esclave supposée par le concepteur de l’assiette. Les mots employés se teintent d’ironie puisqu’ils émanent d’un homme à genoux, mais aussi parce que Liam les compare à une autre chaîne. Enfin, le message censé être véhiculé par l’assiette est soumis à une ultime inversion ; c’est Stubbs, et non un homme noir, qui semble à Liam être le véritable auteur de la question. Le dédoublement du message a pour effet de le troubler et de rendre indistinctes les dichotomies établies par le discours abolitionniste entre « bien et mal », « bon et mauvais ». Le bon maître devenu abolitionniste qu'est Stubbs devient, sous le regard de Liam, couvert de suie, noir lui aussi, et réduit à la condition de l'esclave, non dans un renversement typique de la dialectique hégélienne parce qu'il dépendrait du travail de son esclave, mais parce qu'il mendie l'appartenance à une communauté humaine dont il a voulu qu'elle soit exclusive et non universelle.

La voix des domestiques monte donc en sourdine, parfois en silence (par exemple dans le cas de Kathryn dont le silence même inverse le sens des mots de sa maîtresse : « Your silence my license », dit Mrs Thrush à Kathryn en lui dictant son journal). On voit bien que la parole de la maîtresse implique la répression de la voix de la domestique, et pourtant, un seul déplacement de consonnes suffit à inverser la proposition, de sorte que la voix de la domestique est cachée dans celle du maître, se dit en filigrane dans les mots mêmes du maître, au plus intérieur de ce que livre ici Mrs Thrush dans son journal intime. C'est au plus intime de la langue que s'opère son retournement et sa captation.

3. L'émergence d'une voix intime et excessive

Lorsque Kathryn fait toucher à Mrs Thrush son ventre rond, le journal intime s'arrête, le secret est trop lourd, les mots ne viennent plus, la domestique, d'invisible et inaudible, se matérialise comme corps, comme témoin, preuve de l'hypocrisie du discours des Lumières incarné par Mr Thrush et de l’inanité des liens ʻcomplicesʼ établis avec la maîtresse blanche :

A présent nous partageons un secret – un secret dont ni l’une ni l’autre n’a prononcé les mots – nous n’y sommes pas prêtes encore, bien que nous sachions toutes les deux qu’il le faut […] Il n’y a pas de mot pour ce ventre rond qu’elle a obligé ma main, empoignée, à sentir – pas de nom pour cette forme que l’on peut toucher, pas de nom pour la forme à l’intérieur que l’on ne peut toucher – pas de nom que nous pouvons prononcer à cette heure – blessées doublement par le silence – cette douleur qui s’étire entre nous – la douleur de n’avoir pas brisé le silence – avant cet instant – avant que la plume n’ait cessé de bouger sur la page et qu’il n’y ait plus que l’attente, et point de mots pour en raconter davantage.15 (Wideman 1998 : 236)

La langue de la maîtresse finit par se briser dans le silence, le journal s'arrête parce que le corps transparent de la domestique, la prothèse qui « prolongeait la main » de sa maîtresse devient un obstacle qui expose la contradiction des discours des maîtres, entre humanisme affiché et violence privée, universalisme prôné et négation en acte. La langue écrite est suspecte puisqu'elle repose, on l'a vu, sur la marginalisation de la voix (bien que celle-ci se fraie un passage entre les mots de la maîtresse).

Parallèlement, le jeune prédicateur noir qui raconte l'histoire se met à bégayer et reconnaît l'échec de la guérison de Kathryn. Mais on peut également constater que c'est la langue qui se brise d'elle-même parce qu'elle ne s’appartient pas, elle reste la langue du maître blanc jusque dans les mots du jeune homme : "Pretty white words in a Black mouth", lui lance Kathryn :

Comme tu l’entends, je me suis mis à bégayer. Même quand je me tais. A balbutier. A perdre mon aisance en cette langue dont l’apprentissage m’a coûté trop cher. Coûté trop de cette vie et d’innombrables vies. Un bégaiement. Entre l’envie de dire et le dire lui-même, une ombre passe. Un fossé s’ouvre et les mots se recroquevillent et y tombent […] Temps d’arrêter. De m’arrêter de parler dans une langue inconnue, de cette voix d’inconnu que je m’efforce de prendre afin de te maintenir en vie. Les histoires ne marchent pas. ». (Wideman 1998 : 243)16

La langue bégaie, se brise et s'affranchit, en un mouvement ex-centrique qui la rend anachronique ; le narrateur, personnage du 18e siècle, y évoque les personnages célèbres ou non des siècles à venir :

Un jour quand le temps sera venu de raconter la dernière histoire et que je bégaierai parce qu’elle est dans ma gorge comme une pierre et porte le poids de toutes les histoires racontées ou pas, que je voulais t’apporter en cadeau, histoires de mes morts pour faire que tu restes en vie […] des histoires dont j’espérais qu’elles nous lieraient, nous libéreraient en sorte qu’il y en aurait encore et toujours…Un jour je te parlerai de Ramona Africa dans sa cellule ou de Mandela dans la sienne et te dirai les noms des morts pour lesquels nous avons allumé les bougies à Philadelphie, au Cap, à Pittsburgh. Pardonne-moi mes morts. Desserre leur étreinte sur mon cœur. Ce sont leurs histoires qui me font respirer. Si jamais je t’embrasse, ce sera avec les lèvres qui les forment. Mes morts dans ce baiser. La foule qui n’est pas venue l’après-midi de ce meeting place de l’Indépendance à Philadelphie pour pleurer les morts d’Osage Avenue […] Pittsburgh Chicago Los Angeles Detroit New York Dallas Cleveland Oakland Miami, aux quatre coins du pays dans toutes les villes, il y a des funérailles et des meetings et chacun de ces événements est une histoire : célébrations, deuils, lâchez-tout, être ensemble, différentes histoires qui n’en finissent pas de se répéter et qui ne sont qu’une seule et même histoire. La mort qui permet à quelqu’un de continuer à vivre jusqu’à un autre jour, jusqu’à une autre histoire. Ramona allume sa bougie – qui la passe à Mandela – qui la passe à Mumia – qui la passent à Gabriel – qui la passe à Goodman et à Chaney – qui la passe au fantôme d’une femme qui se trouve.17 (Wideman 1998 : 246)

Stories that I hope would bind us, free us : l'enjeu est ici de trouver une langue qui forme des liens qui libèrent, une rumeur qui semble gonfler avec les siècles et passer de bouche en bouche (de Ramona Africa à Gabriel Prosser), se sublimer en souffle (« I breathe through their stories ») ou en baiser (« My dead in the kiss »), une langue qui semble paradoxalement se réapproprier un héritage et se dissoudre dans le temps, en parlant d'un temps qui n'a pas encore eu lieu. La voix du narrateur, datée, semble se disséminer dans l'histoire pour laisser la place à l'histoire de l'Amérique noire elle-même ; la langue du maître, celle des Lumières, de l'abolitionnisme, ou celle de l'esclavagisme qui sont renvoyées dos-à-dos, se rabougrissent et meurent dans un fossé. C'est dans cette défaillance que s'engouffre une langue lestée du poids des morts, dans laquelle le sujet s'affirme en tant que sujet (« my dead in the kiss »), réaffirme le lien qui l'unit à son auditoire, et semble se dissoudre au profit d'une sorte de ventriloquisme dans lequel les morts parlent à travers lui. Emerge alors un je impersonnel, dépositaire d'une langue-témoin.

C'est donc au plus intime de la relation entre maître et domestique que le domestique loge sa voix, une voix qui renvoie dos-à-dos les discours de l'esclavagisme comme celui, universaliste, des Lumières, comme autant de discours de maîtres, autant de terminologies abstraites, d'entreprises collectives, d'utopies hypocrites auxquelles le texte oppose le bruissement des voix des domestiques, voix qui se tiennent au plus près des gestes minuscules de résistance, montent avec les siècles et portent d’autant plus loin qu’elle n’appartient plus à personne, mais s’incarnent d’un corps à l’autre.

Bercovitch, Sacvan (1993), The Puritan Origins of the American Self. London : Routledge.

Gates, Henry Louis (1988), The Signifying Monkey. New York : Oxford University Press.

Lecercle, Jean-Jacques (1996), La violence du langage. Paris : Presses Universitaires de France.

Rancière, Jacques (2000), Le partage du sensible. Esthétique et politique. Paris : La Fabrique.

Wideman, John Edgar (1996), The Cattle Killing. New York : Mariner Books.

--- (1998), Le Massacre du bétail, traduction de Jean-Pierre Richard. Paris : Gallimard.

Notes

1 “The power of Stubbs’ obsession lent it a sort of purity. As light bent through a prism displays itself in all its rainbowed glory, Stubbs’ dedication to dissecting and drawing revealed aspects of his character otherwise unknown, unseen. Watching him draft adroitly, with endless patience, his studies of skeletons, of exposed musculature, the intricate webbing of veins that circulate the blood, of organs removed from the body’s deepest cavities, I observed the hidden colors in Stubbs, how they made themselves known only through his creations. I envied him. Wished for a task, an art that might focus my powers in the manner Stubbs directed his.” (Wideman 1996 : 125) Retour au texte

2 “Stubbs drew pictures of what people ordinarily couldn't see. His studies of dissected cadavers exposed a bloody universe beneath the skin. Bloody but ordered. Once revealed, it couldn't be denied. He'd copied nature, the truth inside us all. What art could I invent to expose the lie of madness. What specimens could I hang up and flay How many layers peel from a white body to free the black, how many from a black to release the white.” (Wideman 1996 : 127). Retour au texte

3 Il s’agit du muguet. Retour au texte

4 “In the bosom of our family” (Wideman 1996 : 173) Retour au texte

5 “You too, Kathryn, must practice patience as I stumble in these pages before I learn to walk – I intend these scribblings as a private record – never any eye but mine must view them and since my eyes are blind, only yours, Kathryn – yours that are mine – must ever look upon my words – you know my heart in this matter- your silence my license.” (Wideman 1996 : 163) Retour au texte

6 “ Her dark color and my lack of one indistinguishable by touch” (Wideman 1996 : 162) Retour au texte

7 “One of us, you say. When there are two, will we still be one of you.” (Wideman 1996 : 173) Retour au texte

8 “Help me breathe again, make me whole again. Return me to life even as I press breath from you, even as my frozen hands, seeking warmth, pick you apart” (Wideman 1996 : 174). Retour au texte

9 « Le reste est ce que la construction de la langue avec son système de règles, exclut, et qui fait retour. » ( Lecercle 1996 : 12) Retour au texte

10Signifying is a trope in which are subsumed several other rhetorical tropes, including metaphor, metonymy, synecdoche and irony (the master tropes), and also hyperboles, litotes and metalepsis. To list this we could easily add aporia, chiasmus, and catachresis, all of which are used in the ritual of Signifyin(g).” (Gates 1988 : 58) Retour au texte

11 “I love Kate – she owns – I take her free hand in mine – tell her not to stop writing with Retour au texte

the other – dear Kate, you must learn to speak my heart – a task fitting and proper

because you, Kate, truly reside inside my breast – a second tender tremor here. (...) My flesh moans why can't you hear it.”( Wideman 1996 : 162)

12 “I must open to another my most private places” (Wideman 1996 : 161). Retour au texte

13 “George Stubbs gave me the plate. Presented it along with a brief speech about freedom, man’s dignity and evil, a mumbled preamble we both suffered through politely. He had received the plate from the very hand of its maker, the famous Mr Josiah Wedgwood himself. Just about the time Stubbs released me from his service, he was commissioned to execute portraits of Josiah Wedgwood and family […] This is the commemorative plate designed and manufactured by Wedgwood as a weapon in the anti-slavery campaign. Notice how the kneeling Negro in chains at the center of it is ringed by the motto Am I not a man and a brother. Looking at the design now, I see the circle of words as another chain. Retour au texte

The good and the bad. Stubbs one of my benefactors. And, indeed, a friend. Because of the circumstances under which I received the gift of this plate, Stubbs, not the Negro, is the centerpiece. I see a sooty Stubbs crouched there, eternally pleading his cause. Asking me, once his property, to acknowledge his membership in the brotherhood of man.” (CK, 105-106)

14 Voir à cet égard l’ouvrage de Sacvan Bercovitch, The Puritan Origins of the American Self. Retour au texte

15 “We share a secret now – a secret neither of uw has said the words of – we are not ready to say them, though we both know we must – words shaming us, so unsaid – words locking us into an unholy, silent pact – we say only what we need to say to preserve the silence – words stillborn – no words for the roundness of belly she grasped my hand and forced me to feel – no name for the touchable shape, no name for the untouchable shape inside it – no word we can say now – wounded doubly by silence – the pain of it stretched between us – the pain of not having attempted to break the silence – until now – until the pen is unmoving on the page and there is only waiting, no words for telling more.” (Wideman 1996 : 198) Retour au texte

16 "As you hear, I've begun to stutter. Even when I'm not speaking. Stuttering. Losing my facility in a language that's cost me far too much to learn. Cost too much of this life and countless lives. A stutter. Between what I want to say and the saying of it a shadow passes. A ditch opens and the words crumple into it.Time now to give it up. This speaking in a strange tongue, this stranger's voice I struggle to assume in order to keep you alive. The stories are not working" (Wideman 1996 : 205) Retour au texte

17 “One day when it's time to tell the last story and I stutter because it sits like a stone in my throat and carries the weight of all the stories told and untold I wanted to bring to you as gifts, stories of my dead to keep you alive, […] stories I hope would bind us, free us so always there would be more, more...One day I will tell you about Ramona Africa in her cell and Mandela in his cell and the names of the dead we lit candles for in Philadelphia, in Capetown, in Pittsburgh. Forgive me my dead. Loosen their grip on my heart. I breathe through their stories. If I ever kiss you, it will be with lips that form them. My dead in the kiss. The crowd that never showed up in the afternoon of the rally in Philadelphia's Independence Square to mourn the dead on Osage Avenue [...] Pittsburgh and Chicago and Los Angeles and Detroit and New York and Dallas and Oakland and Miami, up and down the land in all the cities, there are funerals and rallies and each is a story, a celebration and mourning and letting go and gathering, different stories over and over again that are one story. Death keeping someone alive, till another day, another story. Ramona light her candle – passes it to Mandela – passes it to Mumia – passes it to Huey – passes it to Gabriel – passes it to the ghost of a woman finding herself […]” (Wideman 1996 : 207) Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Flora Valadié, « La langue affrontée : voix intimes des domestiques dans The Cattle Killing de John Edgar Wideman », Textes et contextes [En ligne], 12-2 | 2017, publié le 14 juin 2018 et consulté le 29 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=1675

Auteur

Flora Valadié

Maître de Conférences en Littérature américaine, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), UFR Langues et Communication, Université Bourgogne Franche-Comté, 4 boulevard Gabriel, BP 17270, 21072 Dijon Cedex – flora.valadie [at] u-bourgogne.fr

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