Annonciation sans appellation : l’énoncé iconique de Girl with a Pearl Earring (1999) de Tracy Chevalier, adapté au cinéma par Peter Webber (2003)

Résumés

De l’Annonciation, il semble que le monde contemporain n’ait plus la mémoire. L’appellation iconographique d’origine ayant perdu la fonction définitoire d’autorité et de reconnaissance (naming et labelling), on est amené à se demander si elle peut néanmoins continuer d’exister sous une forme culturelle sécularisée sans avoir à être nommée. L’analyse du roman de Tracy Chevalier, Girl with a Pearl Earring (1999), et de son adaptation au cinéma par Peter Webber (2003), permet de dégager la forme indiciaire d’une Annonciation, intégrée dans la trame indissociablement visuelle et narrative d’un portrait de femme anonyme de Vermeer. Ce tableau met aujourd’hui en évidence un mode d’interpellation (addressing) des lecteurs et spectateurs, convoqués pour rendre compte d’un effet de présence invisible.

It seems that the Annunciation is totally lost to the world today. Original iconographic representations being thus deprived of their authoritative function of definition and recognition (naming and labelling), it is interesting to examine if the Annunciation can still exist under a secular form without being designated as such. We aim to show that a form of Annunciation may be traced in Tracy Chevalier’s novel Girl with a Pearl Earring (1999) and in its film adaptation by Peter Webber (2003) through Vermeer’s portrait of an anonymous young woman. This portrait, which is visual as much as narrative, addresses (addressing) both readers and viewers who are invited to become aware of an invisible presence.

Plan

Texte

« …car l’icône n’est pas autre chose quand elle porte en elle l’image.
Fécondée par la grâce qui lui parle,
dans la première voix de l’épigraphè que fut l’Annonciation,
elle devient le ventre fertile d’où naîtront toutes les images futures. »
Marie-José Mondzain

De l’Annonciation, il semble que le monde sécularisé contemporain n’ait plus la mémoire. Suivant la récente expérience d’une enseignante du secondaire, Isabelle Renaud-Chamska, (2008 : 8, 13) « le texte source [Luc 1 : 26-49] n’est connu que de deux élèves sur vingt-huit, et encore, très approximativement », si bien que la reconnaissance de la scène est devenue problématique pour les nouvelles générations. S’il faut pourtant en passer par le fait religieux pour comprendre en quoi un « travail sur l’Annonciation permet de mettre en évidence et d’analyser les rapports entre l’écriture, la parole et l’image, rapports essentiels pour l’intelligence » de la création en général, c’est aussi pour discerner ici son énoncé iconique lorsqu’il se passe de toute appellation. Quoique nombre d’artistes du XXe siècle l’aient encore représentée (Chagall, Dali, Magritte ou Georges Jeanclos), on peut se demander si elle peut néanmoins continuer d’exister sous une forme culturelle sécularisée sans avoir à être nommée. L’appellation iconographique d’origine ayant perdu la fonction définitoire d’autorité et de reconnaissance (naming et labelling), ne resterait-il pas un mode d’interpellation (addressing) des spectateurs et lecteurs novices, devenus étrangers à la peinture religieuse autant qu’à sa source textuelle ? Indiciaire, l’Annonciation pourrait ainsi être à l’œuvre sans avoir à être désignée, révélant son schème intégré dans une trame visuelle ou narrative. C’est précisément dans ce battement entre la perte du référant évangélique et son empreinte iconographique que sera analysé le roman de Tracy Chevalier, Girl with a Pearl Earring1, paru en 1999 puis adapté au cinéma par Peter Webber en 2003.

Prenant la suite de nombreux commentaires savants et littéraires, l’historien de l’art Daniel Arasse (1993, p.12, 159-162, 167) confirme que « si ‘mystère’ il y a chez Vermeer, celui-ci n’est ni une ‘énigme’ ni un ‘secret’. C’est une visée de l’œuvre, construite par le peintre dans le tableau ». La « manière floue » du portrait relève donc d’un travail délibéré « à brouiller ou à empêcher la reconnaissance et la dénomination précise de ce qu’il dépeint », d’où le sentiment que se « manifeste (picturalement) un invisible dans le visible ». Ce jeu « entre le vu et le non-vu » a pour objectif de « rendre celui qui regarde témoin d’une présence », « mystère de ce qui présent, n’est pas visible », au point que « l’effet de peinture » est un « effet de présence » dont le roman précisément va prendre acte.

Devant La Jeune-fille à la perle, Tracy Chevalier n’a pas risqué la surinterprétation, ni donc cherché à se ressourcer à un texte premier qui aurait maintenu la supériorité du discours sur l’image : au contraire, un thème iconographique se serait imprimé dans son écriture au point d’en générer une configuration narrative, relayée puis enrichie d’autres images par le cinéma. De même qu’une figure se découpe sur un fond, la littérature et le cinéma sont peut-être à même de proposer aujourd’hui une Gestalt de l’Annonciation. Ils permettent pour le moins de relancer la question de l’icône, qui « ne représentant pas ce qu’elle rend visible », permet « de saisir ce qui, par la suite, dans l’histoire de la peinture, se dresse comme énigme spécifique du tableau », sachant qu’il faut entendre par tableau, « ce qui articule l’invisibilité de l’image à la question de l’incarnation » (Mondzain, 1996 : 192).

1. L’interdit iconique

Le récit autodiégétique de Griet, placée comme servante dans la famille de Johannes Vermeer, se situe entre 1664 et 1676. Son embauche se clôt sur une interrogation : habitent-ils « le coin des Papistes ? Ils sont catholiques ? » (fr13, uk6 « Papists’Corner ? They’re Catholic ? »). C’est à un quartier évité par les Protestants de Delft que renvoie la question, même s’il ne se situe qu’à dix minutes à pied du foyer de la narratrice (fr21, uk13-14). En partant de chez elle, la servante Griet emporte « un livre de prières afin [dit-elle] que je puisse m’évader du catholicisme ambiant si j’en éprouvais le besoin » (fr15, uk8 « I could read when I needed to escape »). La lecture propose une issue à l’enfermement redouté, parce que l’invisibilité publique du culte catholique2 renvoie à la visibilité des tableaux dans la maison du peintre, un espace rempli d’images face auxquelles la servante reste d’abord « ahurie » (fr25, uk17 « stared »), marquant le franchissement d’un « seuil » premier de tolérance (« I stepped across the threshold »). Dès lors elle verra ces tableaux chaque jour, tout en s’efforçant de s’en détourner (fr26, uk18), jusqu’à ne plus « pouvoir s’empêcher » de les regarder (fr123, uk108 « I could not stop looking »).

Dans le roman, l’interdit iconique fonctionne bien sûr par rapport aux tableaux religieux, que la « pièce de la Crucifixion » rend nodal (fr26, uk18 « Crucifixion room »), mais aussi au regard de la servante, effrayée de voir sa propre image mobile dans un miroir, comme « prise en faute » et qui lui fait « honte » (fr43 et 47, uk34 « I gazed at myself. Although I had an anxious, guilty expression » et 38 « I thought of me looking at my reflection in the mirror earlier and was ashamed »). En référence aux travaux de Ernest Gilman (cité par Louvel, 2010 : 29), le stade du miroir serait « le stade iconoclaste du passage de l’image visuelle au symbolique, à la loi du père, avec ce que cela implique de peur de castration et de pouvoir du langage » ; la fonction du livre de prières serait donc bien un référent qui dans ce contexte historique fait la différence entre catholiques et protestants, c’est-à-dire entre pouvoir de l’image et pouvoir du texte. Or face à Vermeer, devenu en 1662 le nouveau syndic de la guilde de Saint-Luc à Delft, le livre seul ne peut plus faire figure de loi et la parole se réduit à un « sermon » (fr166, uk149 « do not preach to me »).

Plus encore, Daniel Arasse (1993 : 30-31, 50, 76, 169, 171) ayant démontré que le catholicisme avait été pour Vermeer « une donnée fondamentale de son ambition picturale », notamment pour « repenser la théorie même des genres », il est légitime de ne pas s’en tenir à ses trois toiles explicitement religieuses pour repenser à notre tour la manière « typiquement vermeerienne » de maintenir face à un portrait une « relative indifférenciation iconographique » : il ne s’agit pas d’alourdir La jeune-fille à la perle d’un « poids » interprétatif supplémentaire, mais de relayer l’hypothèse du « dogme de l’union mystique du visible et de l’invisible, accompagnée d’une foi en la puissance de l’image à incorporer une mystérieuse ‘présence’ aussi indéfinissable que vivante ».

Que pour Vermeer, éduqué dans une famille calviniste puis converti au catholicisme en prévision de son mariage, il puisse exister une « différence entre catholiques et protestants en ce qui concerne la peinture », ne s’explique que rituellement dans le roman, parce que pour les uns la peinture « peut parfois servir à des fins spirituelles », tandis que les autres voient Dieu « partout et en toute chose. En peignant des objets courants tels que des tables, des chaises, des coupes, des aiguières, des soldats ou des servantes, ne glorifient-ils pas aussi la création divine ? » (fr167, uk149 « Paintings may serve a spiritual purpose for Catholics, but remember too that Protestants see God everywhere, in everything. By painting everyday things – tables and chairs, bowls and pitchers, soldiers and maids – are they not celebrating God’s creation as well? »). Il faut surtout saisir la question au vol et douter à notre tour entre prosaïsme et sacralité devant une peinture de servante ; d’autant que la représentation mariale est la pierre angulaire du questionnement de Griet sur le caractère catholique ou protestant d’un tableau. La sécularisation du monde ne permet plus de trancher, l’alternative n’existe pas pour le peintre qui répond ironiquement : « Vous vous attendiez à voir la Vierge Marie ? » (fr166, uk148 « Did you except to see the Virgin Mary? »).

De l’Ancilla Domini à une servante hollandaise, c’est surtout la « version ancillarisante des arts plastiques vis-à-vis des arts littéraires » qui sera réévaluée par Tracy Chevalier, mettant à mal par la littérature-même l’argument selon lequel l’image ne serait que de la poésie muette. De fait, « s’agissant d’Annonciations, l’argument s’autodétruit. La variété des Annonciations ouvre à une variété de significations… et peut-être là une racine des raisons iconophobes », explique Marie-Dominique Popelard (2002 : 54-5, 53, 14) ; et tandis que « l’actualisation de l’événement opérée par la peinture a été occultée, semble-t-il, par la performativité langagière », le roman actualise un événement pictural occulté.

La servante dit de son propre portrait : « Le fond noir donnait l’impression que j’étais seule, même si de toute évidence, je regardais quelqu’un. J’avais l’air d’attendre un événement dont je doutais qu’il arrivât jamais » (fr224, uk203 « The background was black, making me appear very much alone, although I was clearly looking at someone. I seemed to be waiting for something I did not think would ever happen. »). Le noir dans le tableau fait événement, modalité énonciative d’un suspense, ou suspension de la solitude entre le présent de la jeune-fille et son ailleurs. Il y a là un registre singulier de la communication, comparé à cette autre toile de Vermeer sur fond noir où une servante apporte une lettre à sa maîtresse perplexe3 : de fait, l’échange avec autrui n’a parfois pas la matérialité d’une missive, dont elle peut se passer pour n’être qu’une adresse en sursis, étant l’attente même d’un événement communicationnel. Pour reprendre l’analyse de Liliane Louvel dans Le Tiers pictural (2010 : 9-16, 56), tant que l’image est réduite à un langage qui demande à être lu plus que vu, l’iconoclasme perdure aujourd’hui au-delà de la querelle des images et de la Réforme ; a contrario, Tracy Chevalier donnerait à voir une icône dans le langage, de manière à affirmer une contemporaine « irréductibilité de l’image au texte », son roman pouvant être tenu pour une « pragmatique de l’image en texte, du visuel en texte ».

2. L’allusion mariale

D’emblée, en tant qu’« exemple d’hyperpicturalité » (Louvel, 2002 : 157-159), La Jeune-fille à la perle « est à proprement parler incorporée dans le corps du texte », présentée par le paratexte en couverture qui, ayant « alerté » le lecteur, le fait participer à la réalisation du portrait grâce à une narration traversée d’« éléments métapicturaux matériellement présents ». Cependant, la contribution du lecteur requiert sans doute encore une autre exigence et ne s’arrête pas à la reconnaissance offerte par l’« ekphrasis minimale et redondante » du titre, ni par celle du père aveugle de la servante qui se remémore la fameuse Vue de Delft, suivie par nombre de « tableaux suggérés en chaîne » (Louvel, 2010 : 231-232, 236, 230). A l’évidence, la peinture serait « le refoulé du littéraire » en vertu des références lancées au lecteur averti pour en éprouver la savante compétence, mais en raison aussi d’un « cadre conversationnel » bien plus large, sourdement sédimenté et retenu au fond de la culture visuelle occidentale : le dialogue de Marie avec l’Ange Gabriel, dont le message vient par effraction surprendre sa destinataire.

La référence mariale apparaît plusieurs fois dans le roman, notamment dans la chambre matrimoniale de Vermeer, aux murs couverts de portraits de famille, parmi lesquels se dégage « un tableau de la Vierge Marie et un autre représentant l’adoration des Mages. Je les regardai non sans un certain malaise. » (fr28, uk20 « There was also a painting of the Virgin Mary, and one of the three kings worshipping the Christ Child. I gazed at both uneasily »). Il est révélateur que cette chambre à coucher dont « le lit était garni de rideaux en soie verte » (« Their bed was hung with green silk curtains »), s’ouvre précisément sur une représentation impossible, la conception immaculée, qui est figurée dans le texte par une ellipse entre un portrait marial et la crèche. La transition manquante entre la femme et la maternité, ou pour le dire autrement, entre l’icône et la Nativité, c’est l’Annonciation, dont les Mages viennent attester in fine l’incarnation. Si bien que l’allusion à l’Adoration ne renvoie pas à un tableau en particulier, mais à une scène iconographique dont la fonction d’autorité est de signaler cette naissance au confluent de toutes les cultures du monde. En ce sens, la distinction de Bernard Vouilloux entre d’une part la référence, située : « du côté du monument (mémoire), [et d’autre part] l’allusion du côté du mouvement (de la perte) » (2005 : 18), amène à penser que Tracy Chevalier redonne aux images une mobilité dans son texte à partir d’une perte de mémoire, son vide central. « Jamais l’art ne commémore », confirme Jean-Luc Nancy (2001 : 9-10, 30) : « L’art est ce qui s’excède toujours vers ce qui le précède ou qui lui succède, et par conséquent aussi vers sa propre naissance et vers sa propre mort. Il est toujours l’art de s’enfoncer en de ça ou de se jeter au-delà de soi ». Entre un en de ça et au-delà, il y a donc une inconnue, fondatrice, qui « met en œuvre l’enjeu d’une présence qui n’est rien qu’on puisse rappeler, et qui est au contraire celle qui appelle ‘dans’ le tableau ». On en trouve une autre claire expression dans le roman au moment où le peintre réalise le portrait :

Il me regardait comme s’il ne me voyait pas, comme s’il voyait quelqu’un ou quelque chose d’autre. Comme s’il regardait un tableau. / Il étudie la lumière sur mon visage et non pas mon visage lui-même, me dis-je. Voilà toute la différence. / J’aurai presque pu ne pas être là. Une fois que j’en eu pris conscience, je fus capable de me détendre un peu. Puisqu’il ne me voyait pas, je ne le voyais pas moi non plus. Ma pensée se mit à vagabonder. » (fr211)4

La vision est une présence vagabonde qui a la capacité d’étendre la pensée et de la suspendre, les allusions sédimentées depuis le fond de la conscience faisant alors la lumière sur ce qui est entre-vu.

L’allusion mariale est cet appel au-dedans du roman, au point qu’une simple activité épistolaire ravive sa voix : « A t’entendre, on croirait que la femme que tu décris est la Vierge Marie, alors qu’il s’agit juste d’une femme en train d’écrire une lettre. Tu donnes à ce tableau une signification qu’il n’a pas ou qu’il ne mérite pas » (fr163, uk145 « It is as if the woman you describe is the Virgin Mary when she is just a woman, writing a letter. You give the painting meaning that it does not have or deserve »). De l’omission à l’antiphrase, le « il n’y a pas » demeure de nouveau l’indice qu’il « y a » la possibilité d’une interprétation mariale. Et c’est jusqu’à la redondance que la négation renvoie à une nouvelle allusion (fr165, uk148), au point que l’on peut finalement se demander si le portrait de la Jeune-fille à la perle ne serait pas lui aussi une icône mariale.

Une question que l’on peut aborder d’abord par élimination : l’icône ne peut pas être Catharina, l’épouse de Vermeer, mère de ses onze enfants, une femme qui n’a pas le droit d’entrer dans l’atelier, parce qu’elle « n’appartient pas » au monde de la peinture (fr250, uk227 « You and the children are not a part of this world »). En vertu d’une séparation entre espaces réel et pictural, elle se tient à tous les seuils domestiques dont elle détient les clés, « réunies en un imposant trousseau » qu’elle fait tinter sur son passage (fr33, uk24). Gardienne des lieux domestiques, elle peut être associée à la déesse du mariage et de la fécondité, Héra l’épouse légitime et jalouse.

En revanche, précises et abondantes sont les occurrences de Tracy Chevalier à la représentation mariale et à l’iconoclasme, auxquels elle a consacré en 1997 son premier roman, The Virgin Blue, qui se déroule dans la France calviniste du XVIe siècle. Déjà certains motifs y apparaissent : la distinction entre espaces pieux et corrompus par les idoles (2002 : 6), l’intensité de la couleur bleue mariale (2002 : 9, 94), le pouvoir scripturaire opposé à la parole aérienne (2002 : 12-13), jusqu’à l’identification successivement sociale et spirituelle d’une femme (2002 : 16, 302). Ce qui fait la transition entre ce premier roman et le suivant, c’est sans doute le regard de la Vierge, qui dans les deux cas se pose sur une jeune-fille (2002 : 9) : « j’eus alors la certitude que la Vierge Marie me regardait » (fr41, uk32 « the painting appeared again and I was sure the Virgin Mary was looking down at me »), dit Griet effarée. Dépasser cette peur du regard surplombant et unilatéral de l’idole5, signifiera passer à un dialogue dans l’image, appelé par M.-D. Popelard « une relation annonciative » (2002 : 95).

3. La relation annonciative

Daniel Arasse le premier a, dès 1984, introduit en sémiotique une étude d’histoire de l’art au sujet de l’« Annonciation/Enonciation. Remarques sur un énoncé pictural du Quattrocento ». Puis dans un ouvrage magistral paru en 1999 sur ce thème iconographique, il reprend la distinction entre « l’énonciation comme l’acte individuel produisant un énoncé, et l’énoncé comme le produit de cet acte », pour conclure que « l’Evangile de saint Luc transcrit un échange d’énoncés qui sont universellement supposés avoir été des énonciations effectivement proférées » (1999 : 29). Que cet énoncé de départ soit encore l’objet de gloses et de commentaires dans toutes les disciplines, se vérifie lorsqu’en 2003 la revue universitaire d’Artois Graphè lui consacre un numéro spécial en études culturelles bibliques, tandis qu’en 2002 Jacques Aumont en tire un article substantiel dans Cinémas, sans compter la Visitation attenante, provenant également de saint Luc, et à partir de laquelle Jean-Luc Nancy dégage en 2001 le paradigme de la peinture chrétienne.

Si en 2002, le thème iconographique de l’Annonciation intéresse la philosophe de la communication Marie-Dominique Popelard, c’est non plus tant pour son énoncé évangélique, que pour avoir révélé « une image [qui] peut montrer une énonciation » (2002 : 11, 8, 52). Et de nous prévenir d’emblée que « les images d’Annonciation nous apprennent quelque chose que la parole ne nous explique pas encore, elles nous renseignent sur ce qu’est une énonciation annonciative ». A ce savoir que détient l’image il faut être attentif autrement que par la connaissance des textes, et donc chercher à « comprendre un peu les diverses façons dont la parole se noue avec des occupations non verbales pour faire sens ». Aussi, la servante incarne par excellence « la condition humaine du langage, selon laquelle la fonction de dire serait toujours inaccomplie par le langage si on ne la rapporte pas à son usage et aux activités qui le portent ». Ce qu’il est possible de vérifier dans le récit de Griet, où la gestuelle ménagère semble bien mise au service d’une Annonciation qui n’en possède pas le label.

Comme mise en abyme du Livre, cet « objet de médiation » qui renvoie « à un référent par définition absent, la parole vive, directe, énoncée au présent, sonore, éphémère, qui a disparu »6, l’incipit du roman de Tracy Chevalier réactualise le référant sonore du récit d’une servante, qui devient le témoin de la voix entendue puis perdue de Vermeer. D’emblée, l’auteure met à mal la parole humaine, sous la forme d’un déni du savoir et de la communication que cette parole a pourtant pour fonction d’introduire : « Ma mère ne m’avait pas dit qu’ils allaient venir : elle ne voulait pas que j’aie l’air inquiet, m’expliqua-t-elle plus tard » (fr9, uk3« My mother did not tell me they were coming. Afterwards she said she did not want me to appear nervous »). A priori il n’y a pas d’annonce, car il n’y a pas d’énonciation. Néanmoins, un message vient par effraction dans la cuisine surprendre la jeune-fille, car au paragraphe suivant le texte fait entendre :

[…] des voix provenant de l’entrée, la voix d’une femme, aussi étincelante que cuivre bien astiqué, et celle d’un homme, aussi dense et sombre que le bois de la table sur laquelle je travaillais. C’était là des voix comme nous n’en entendions pas souvent chez nous. Des voix rappelant de somptueux tapis, des livres, des perles, des fourrures. 7 (fr9).

Ainsi, la véritable entrée en matière, au sens littéral du terme, est celle des voix étrangères au lieu, sans corporéité, mais qui surviennent dans la domesticité par le biais d’un autre sens qui confirme l’audition : le toucher du cuivre et du bois. Donc ces voix désincarnées ne sont pas des hallucinations, et en tant que matières palpables elles forment un intérieur. Entendre cet intérieur, c’est se détourner de chez soi pour y habiter. Par les voix on passe ainsi au foyer de la peinture de Vermeer, comme si Griet en avait la pré-conscience, à la différence de Tracy Chevalier qui connaît si bien la fortune critique du peintre qu’elle la destine à sa servante8.

Griet précise tout de suite après : « Heureusement que je m’étais donné tant de mal pour nettoyer l’entrée ! » (« I was glad that earlier I had scrubbed the front step so hard. »). L’importance des seuils dans le roman permet de distinguer deux sphères hétérogènes amenées à entrer en contact, ici le propre et le souillé. De même, l’ordre et le désordre signaleront un partage du monde entre ceux qui en cherchent l’harmonie et ceux qui l’ignorent. Ainsi, la répartition des légumes en un cercle chromatique (fr11, uk5) est le premier sujet de conversation du peintre et de la servante dans sa cuisine, plus tard reprise comme un leitmotiv dans l’atelier (fr122, uk107), alors que cette organisation colorée reste étrangère à la mère qui plonge les légumes en vrac dans le chaos de l’eau bouillante (fr13, uk6 « what I had made so carefully were ruined »).

De la déconstruction à la reconstruction s’édifie le nouvel espace de l’atelier, dans lequel plutôt que de céder à l’injonction de ne déplacer aucun objet, Griet se déplace et y impulse son ordre autrement savant et pictural pour le peintre : « Je n’aurai pas cru que je pouvais apprendre quelque chose d’une servante » (fr161-2, uk144 « I had not thought I would learn something from a maid »). Jusque dans sa forme initiatique de passage étroit par une porte et un couloir, filmés dans l’entrebâillement par Webber, le franchissement de l’espace profane domestique à celui de l’atelier fait de Griet la seule à en connaître l’entrée, puis à obtenir le droit d’y dormir. Il est encore difficile à ce stade-là de tenir Griet pour le « lieu », comme pouvait l’être la Vierge symbolisée en peinture par une porte ouverte ou fermée, une fenêtre ou une maison (Arasse, 1999, 56). Dans le roman, c’est elle qui aère l’atelier, ouvrant les volets pour laisser passer la lumière, nettoyant les vitres et les objets, s’activant sans cesse jusqu’à ce que son visage se fasse fenêtre (fr104-5 et 200, uk91-2 et 180).

Littéralement, il s’agit aussi pour elle de ranger « une livre de langue » (fr37, uk28 « a pound of tongue »). Au moment où elle met la langue de bœuf dans le garde-manger, survient Vermeer dans un « effet de contre-jour », « venant du dehors, dans l’embrassure de la porte, au fond du long couloir » (fr38, uk29-30 « he appeared from outside, standing in the doorway at the end of the long hall […] the light behind him so that I could not see his face. »). Cette histoire de langue qu’il fallait d’abord acheter chez le boucher, peser, déposer puis ranger, sera au sens propre mangé par ceux-là seuls qui symboliquement détiennent l’autorité du langage, c’est-à-dire les adultes – les enfants et les domestiques ayant été mis de côté. En revanche, la découpe visible du peintre devient une vision en perspective dans le texte, voire une apparition en clair-obscur, et plus encore le registre sur lequel se joue tout le roman d’une servante, dont on peut précisément douter de sa capacité à lire et s’exprimer : y étant la narratrice, elle met donc le roman sous sa propre condition de visibilité, passant de la langue à l’élaboration d’un regard.

Comme cette visibilité signale aussi l’émotivité de Griet, elle permet de revenir à un autre aspect de l’Annonciation que Marie-Dominique Popelard signale comme trouble de Marie, dont l’attitude fut souvent traduite en peinture par un recul physique, un étonnement et parfois même l’effroi (2002 : 63-65). Sur le plan de la gestuelle,

le trouble se voit déjà comme le changement d’activité. Marie quitte l’activité où elle était engagée avant l’événement de l’annonce. Marie lisait dans presque toutes les Annonciations entre 1300 et 1600 à partir de Giotto jusqu’à Rubens. […] A partir du XVIIIe siècle, les Annonciations plus rares, montreront peu souvent un livre, peut-être parce que Marie y est vue plus simple, ménagère parfois.

Dans le roman, non seulement le livre est d’abord donné puis retiré des mains du modèle (fr209, uk188), mais l’activité ménagère est détournée aussi ; la bonne à tout faire devient l’assistante du peintre, d’abord en tant que pourvoyeuse de pigments, puis en tant que préparatrice de couleurs, services rendus dans le secret et la crainte des autres (fr117-9, uk197). Il faut noter qu’une fois ces nouvelles tâches accomplies et que le peintre demande à Griet « d’achever le ménage » (fr120, uk106 « You may continue cleaning »), sans transition la narratrice poursuit : « Je n’avais jamais assisté à la naissance d’un tableau. Je m’imaginais que l’artiste peignait ce qu’il voyait en se servant des couleurs qu’il voyait ». (« I had never seen a painting made from the beginning. I thought that you painted what you saw, using the colours you saw. »). Tout au contraire, les « fausses couleurs » (« wrong colours ») jetées sur la toile forment des « plages de couleurs qui ne représentaient rien » (« areas of colour that did not make things »). Ce décalage entre couleurs et réalité permet de nettoyer la toile de toutes les formes préconçues, faisant de l’abstraction le creuset d’un sens en formation.

4. Création/procréation

A l’aide d’un « œuf en pierre » appelé pilon, les couleurs d’un tableau se fabriquent en broyant des os d’ivoire carbonisé auquel on ajoute une « substance gluante qui avait une odeur animale » (fr124, uk109 « he added a gummy substance that smelled of animal ») : processus par lequel petit à petit se mêle à la naissance d’une toile l’idée d’une procréation.

Jacques Sys, en exégète contemporain du texte évangélique, utilise les termes de « digestion, manducation, distillation du Verbe. Logos spermatikos. Logos seminal », comme d’une mise en corps de la Parole par laquelle se façonne une identité. Comparable à la « mesure du temps en mois de grossesse », dans un atelier qui sert de chambre à coucher, on se trouverait face à la gestation de la peinture comme « en amont de la parole incarnée, dans le silence et la plénitude d’une vie intra-utérine », ce qui serait « la logique profonde du prae-dicare », un « avant-dire » situé « en de ça du langage » (2003 : 35). Si le portrait commence au moment précis du sixième mois de grossesse de la femme de Vermeer (fr219, uk197 « Catharina was six months pregnant when he began the painting of me »), le rappel d’Elisabeth dans la Visitation est une métaphore filée jusque dans la simulation d’un mal au ventre par la servante (fr132, uk117). Telle l’annonce d’une gestation encore clandestine, c’est avec la poudre de garance pilée que le tablier de la servante se couvrira de rouge, similaire à du sang sur celui des bouchers : « Une balafre de poussière rouge rayait mon ventre telle une traînée sur une vitre » (fr136, uk120 « A slash of red dust crossed my stomach like a streak on a window pane. For a moment I thought of the aprons of Pieter the father and son. »). La trace de sang formule en anglais une présence trinitaire, mais connote surtout la chair, qui se voit par transparence et dont le signifié est l’indice d’une autre entaille à venir, celle de l’oreille.

La boucle d’oreille a une fonction d’annonce dans le texte, Vermeer intime l’ordre à Griet de se percer l’oreille pour la porter. Comme l’explique M.-D. Popelard, avec l’oreille « la validité du contenu de l’annonce s’y éprouvera une seconde fois » (2002 : 21, 22, 24) car : « L’annonce est une publication, elle a quelque chose de la publicité donnée à un contenu qui, auparavant, ne concernait que des personnes privées ». Tandis que la perle témoigne de l’incompatibilité de classes entre une servante et sa maîtresse, au point qu’une fois portée à l’oreille par Griet elle ne pourra plus jamais l’être par la femme de Vermeer, à la fin du roman, l’exécuteur testamentaire du peintre lègue la paire de boucles d’oreille à Griet et en déclare donc l’appartenance à la manière d’un faire-part officiel. Dorénavant, le contenu privé de l’histoire du tableau acquiert une portée publique, l’annonce étant « un acte de parole social » - à la différence d’une prophétie ou d’une prédiction, même si toutes trois formulent au futur leur contenu.

La perle peinte est formée d’un germe de lumière blanche qui « complète » le tableau (fr228, uk206 « be complete »). De même que dans L’Allégorie de la foi9 Vermeer a introduit une sphère de verre sur laquelle il peint « soigneusement les touches lumineuses des reflets qui donnent à voir ‘le plus grand dans le plus petit’ » (Hesisus cité par Arasse, 1993 : 176, 175), cet « emblème de son art et de son rapport à l’acte de peindre » est présent dans la description romanesque de la perle ; « dans leur galbe gris et blanc un univers se trouvait reflété » (fr269, uk246 « in their grey and white curve a world was reflected »). On pourrait dire que la perle est l’élément qui indique dans le tableau « ce qui est incommensurable à tout visible » (Arasse, 1999 : 49, 54-55) car la commensuratio, ayant son origine dans la théorie musicale « désigne aussi, traditionnellement, la source de la beauté des corps et de l’harmonie de l’univers », ce que l’on retrouve dans le terme albertien de « proportionnalité qui rapporte les objets les uns aux autres », ici l’œil à la lumière, la lumière à une perle, la perle à un nouvel ordo rerum porté par la servante, celle qui mesurait justement « la distance des objets entre eux » (fr161, uk144 « seen me making my measurements »). C’est dans la lumière que tout change et se déplace à un autre niveau de visibilité ; dans le tableau la servante devient captatrice de lumière en pivotant sur elle-même dans un mouvement d’ouverture au spectateur. La source de la lumière vient de la gauche10, se diffuse sur le visage avec des points d’accroche dans les yeux, sur la lèvre et la perle : trois points de la communication.

Le tableau ayant été traditionnellement appelé La jeune-fille au turban, le changement de titre met au premier plan un accessoire qui renvoie à un acte, le percement de l’oreille sur lequel insistent différemment le roman et le film. Pour Tracy Chevalier, c’est là « une affaire de femme » (fr231, uk210 « a woman’s detail ») qui ne peut donc tolérer la participation d’un homme, à la différence de Peter Webber qui fait intervenir le peintre et concède au geste une dimension hétérosexuée. Dans les deux cas cependant, l’acte renforce le rôle d’annonce comme « acte relationnel : il met en position d’écoute, d’attention, celui auquel l’annonceur s’adresse » (Popelard, 2002 : 23). C’est le fiat engageant avec lui la tension d’un visage qui se tourne vers celui qui l’appelle, auquel son regard s’adresse et au vu duquel la bouche s’entrouvre sur l’ébauche d’une langue ; la communication est là, le dialogue avec l’invisible en face, que ce soit le peintre, nous spectateurs témoins, ou le vide.

L’oreille percée fait du visage une écoute, ce qui dans l’iconographie de l’Annonciation marquait un « changement de direction visible » du regard de Marie ; « de l’attention à un objet-livre, Marie prête maintenant attention à une personne » (Popelard, 2002 : 65). Comme l’explique Jacques Cohen à propos des théories de Levinas et de Lacan, « ça me parle parce que ça me regarde et ça me regarde parce que ça me parle », le visage étant « la vérité du sujet en tant que sujet de l’énonciation » lové au « creux du langage ». Plus encore, « si le visage est le langage d’avant le discours, c’est que le discours est un langage sans visage », et que le sens provient d’un « ‘avant le sens’, ‘avant’ le dire du langage et le voir de l’image ; il ouvre la possibilité du symbolique » (1982 : 50-51).

Puisque dans La jeune-fille à la perle la « relation de parole est patente », se trouve attestée l’idée selon laquelle une

annonce est davantage qu’une énonciation, elle est une co-énonciation : les symboles iconiques semblent autant pris dans la condition communicationnelle que les symboles verbaux le sont. […] Une annonce ouvre une possibilité générale aux entendeurs que chacun peut à loisir reprendre à son compte. Et c’est ce qu’une Annonciation peinte nous donne à voir. (Popelard, 2002 : 19 et 26-27).

Elle formule donc pour chacun la liberté d’entrer en contact et d’être capté.

Il existe en outre une interprétation hérétique de l’Annonciation, condamnée par le concile de Nicée, qui témoigne d’un mode spécifique de communication-procréation ; la « conception par l’oreille », image populaire représentant le Verbe qui entre par l’oreille de la Vierge (Mattei, 2003 : 76). Dans ce cas de figure, le messager et le message peuvent avoir disparu, l’action annonciatrice s’accomplit néanmoins, le visage pivote, il entre dans le champ de visibilité car la lumière s’y produit. Or ce « motif de la lumière immatérielle » qui domine déjà le thème de l’Annonciation dans les chansons mariales du XIIIe siècle, signifie justement « la conception par la parole, en toute intégrité ; après tout, le Saint Esprit est lumière » (Gros, 2003 : 88). Plus encore, dans la « métaphysique chrétienne de la lumière [qui] demeure une donnée actuelle au XVIIe siècle », Vermeer ne construit « pas d’opposition lumineuse entre intérieur et extérieur, spirituel et mondain (ou matériel), comme c’est au contraire le cas chez Rembrandt » (Arasse, 1993 : 169-170). Si bien que l’extension spatiale du « lumen/numen » convient aussi à la sécularisation du religieux, se substituant aux miracles et mystères (Aumont, 2002 : 28). Dès lors la « conversation sacrée » serait audible par tout un chacun depuis son espace profane, dans l’anonymat d’un face-à-face qui se substitue à l’ancienne vue en perspective, sans texte à l’appui, ni connaissance requise.

Aussi, la perle pourrait être qualifiée dans le roman de « blessure symbolique », d’autant que l’on peut supposer, comme le fait Jacques Aumont à propos du Je vous salue Marie de Godard, que « la virginité côtoie l’hystérie ; ou bien trivialement, une scène de séduction. Séduction de l’invisible » (2002 : 13, 20). L’adaptation cinématographique de Webber irait dans ce sens, pas seulement parce que l’homme perce l’oreille de la jeune-fille, mais pour ne pas avoir donné à entendre les voix inaugurales, omission appuyée par l’injonction de la mère de Griet (« bouche-toi les oreilles »), rappelant ainsi la hiérarchie morale calviniste selon laquelle « l’ouïe est supérieure à la vue, source d’illusions et relais d’une séduction diabolique » (Arasse, 1993 : 172). Prosaïque, la servante y est présentée comme toutes celles de sa condition, assujettie socialement et sexuellement, une prostituée en puissance toujours négociable. Certes le livre évoque également cette condition, mais le film fait du prix de la chair son motif central, au point qu’il rejoint in fine l’Annonciation, mais par l’incarnation que celle-ci sous-tend.

5. De l’incarnation

Puisque c’est par une ellipse que saint-Luc laisse entendre le mystère de « l’Incarnation, incompréhensible, mieux encore, impensable en fonction des catégories et des représentations humaines », son impossible « figurabilité » pose le « problème artistique » premier de l’Annonciation (Arasse, 1999 : 12). Et ce problème artistique est d’abord un « défi à la mise en scène : comment conjoindre le céleste et le terrestre », se demande Jacques Aumont en faisant le constat d’un réinvestissement du « dispositif annonciatif » au cinéma (2002 : résumé introductif non paginé).

Comme l’aura analysé Hubert Damish dès 1987, la perspective constitue « l’équivalent d’un dispositif d’énonciation », parce qu’elle « a ceci de commun avec la langue, qu’en elle et par elle s’institue, se constitue, sous l’espèce d’un point, une instance analogue à celle de la langue, du ‘sujet’, de la ‘personne’, toujours posée en relation avec un ‘ici’ ou un ‘là’ » (1987 : 38, 62). La perspective, via la mise en scène d’une camera obscura dans La jeune-fille à la perle, permet à l’espace pictural de rejoindre l’espace cinématographique, « au croisement d’une frontalité et d’une profondeur ». Mais ainsi que l’explique Jacques Aumont, les réalisateurs cherchent non pas à produire « un geste de peintre, mais un geste d’auteur » et « si Pasolini a pu rêver d’être Giotto, ou Godard Manet, ce n’est qu’en tant que ces peintres étaient des auteurs […] et que leur mise en scène était leur principal moyen d’expression » (2002 : 30) ; pour relever le défi de l’Annonciation, il leur importait de réinterroger « à neuf la situation symbolique » (22), introduire « la faille mystique » ou « faille ontologique » (11-12) en « travaillant l’intimité du cinéma ». C’est ce qu’Aumont appelle une « migration » de la peinture (15), et elle concerne des « schèmes mentaux et symboliques » dont la « logique figurative » se situe dans la « coprésence de deux entités ontologiquement hétérogènes, au prix d’un travail de couture paradoxale de l’espace visible » (22).

Dans le film de Peter Webber, la couture se produit deux fois entre la peinture et la boucherie, comme un télescopage de l’humain et de l’animal. Il y a d’abord l’atelier où de trois mois en trois mois est décompté le travail du peintre pour achever un tableau, et sans transition le passage à l’étal du marché devant des cochons décapités. Etat-limite et fin de gestation, la référence animale suivante est médiatisée par l’évocation orale d’une toile de Vermeer11, la servante à la robe rouge qui « s’est retrouvée enceinte de Van Ruijven avant que le tableau soit terminé » (fr152, uk135 « before the painting was finished she was carrying van Ruijven’s child »), pour être visuellement décryptée par une autre citation picturale insérée derrière l’étal du boucher : Le Bœuf écorché de Rembrandt12. Sans référence à Rembrandt dans le roman, on peut tenir pour une invention cinématographique le rapprochement entre la grossesse et la carcasse de bœuf.

Déjà Giulio C. Argan et Chaïm Soutine avaient tenu Le Bœuf écorché pour une Crucifixion, rappel d’un Golgotha qui pour la culture chrétienne signale une fin qui n’est que passage vers la résurrection, mais rappel aussi « d’un corps refoulé par la pensée classique, par les discours des moralistes et des théologiens » (Dessons, 2006 : 89-90). Le problème artistique de l’impossible figurabilité de l’incarnation divine pourrait donc être saisi ici à son point d’aboutissement, là où la chair n’est conçue que pour disparaître en memento mori.

Or, l’Annonciation a longtemps été mise « en relation avec la Passion », car « le Christ, pensait-on, avait été crucifié au lieu même et à l’heure où Adam avait péché, et la Vierge avait reçu l’Annonce du salut, elle aussi, dans ce même lieu et ce même temps » (Deremble, 2003 : 100). Jacques Sys, en exégète du texte évangélique, dit que l’Annonciation est « un récit des commencements, [et] une Genèse de la fin des temps », ce qui explique pourquoi il aurait « une fonction poétique et mythique » (2003 : 46). Si bien que le 25 mars, jour liturgique de l’Annonciation13, étaient célébrés « la création d’Adam, le péché originel, la mort d’Adam, celle d’Abel tué par Caïn et celle du Christ sur la croix » ; car « c’est tout le plan divin de la Rédemption et sa mystérieuse providence qui se rassemblent en ce jour de ‘concrétion du temps sacré’ » (Arasse, 1999 : 11). Retour donc à la « Crucifixion Room » dans le roman, mais aussi à la naissance de la servante au mois de mars (uk95 « March was the month I was born »). De naissance en grossesse comme de gestation en mort, c’est en filigrane « la résurrection » qu’il faut voir (Deremble, 2003 : 97), une visibilité de l’impensable de la chair qui tapisse pourtant le fond de l’image cinématographique.

Ce que suggère le film, c’est précisément le passage d’un état du corps à un autre comme une concrétion du visible dont dépend l’incarnation, qui « n’est pas plus une immersion dans la chair qu’une idéalisation de la matière, mais quelque chose comme une imitation du regard par lui-même, quand il est habité par le désir d’être vu » (Mondzain, 1996 : 218). Entre l’incarnation picturale de la Jeune fille à la perle et le rappel de la condition mortelle d’une carcasse de bœuf, l’existence de la chair dépend de « l’altérité des regards construisant l’invisibilité du sens » (Mondzain, 2002 : 88-89). Et tandis que par un juste retour au réel la servante du roman comme du film devient la femme du boucher, Vermeer plaçait hors champ « l’allusion érotique propre à la ‘figure d’intrusion’ » : le « monde extérieur » étant cette figure-même exclue de la visibilité (Arasse, 1993 : 148).

A l’inverse, Murielle Gagnebin analyse l’Annonciation « sous l’angle de l’intrusion » (1982 : 120-121), du « viol » même qu’est « le silence du recueillement troué par le Verbe », au point de faire « du viol une révélation » du destin de la « mère morte » et « immolée » parce que « sacrifiée », qui dans les représentations hérétiques fut transformée en martyre. Mais la philosophe fait alors référence à Francis Bacon, pour lequel « le visage n’est plus qu’un trou », « à l’image des entrailles saignantes de bœufs écorchés » où « privée d’extériorité, l’intériorité surgit gluante et déchiquetée », témoignant par cet exemple le mode opératoire d’une autre Annonciation sans appellation.

6. Conclusion

On pourrait conclure à la manière de Jacques Aumont, en constatant combien il est tentant de voir en littérature comme au cinéma « des Annonciations partout » :

Et pourquoi pas ? ‘Nous n’avons pas d’autres culture’. Le bénéfice interprétatif cependant, s’amincit à mesure qu’enfle la masse des occurrences. Si trop de scènes de films sont lisibles comme l’écho, même inversé, de la conversation de Marie et de l’Ange, cela ne signifiera bientôt plus rien, que la connivence interminée et indéterminée de nos images avec les mythes chrétiens, eux-mêmes privés de substance si on les ramène par trop à des schèmes. (2002 : 31).

Cependant, ce « petit morceau de génome culturel » maintient dans l’art une ouverture qui relève encore d’un défi, celui de reconduire une confiance dans les pouvoirs de l’image, faisant bouger la frontière entre visible et invisible, ou pour reprendre les termes de Nancy, les limites de « l’immémorial », à la fois « ce qui précède la naissance » et la dépasse, « l’outre-monde (la mort en ce sens) » (2001 : 10). Et c’est précisément par-là que l’image demeure aujourd’hui irréductible à une appellation, continuant cependant d’interpeller sans cesse celui qui la regarde, des profondeurs mêmes d’une trame romanesque contemporaine.

Bibliographie

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Notes

1 Tracy Chevalier, Girl with a Pearl Earring (dorénavant uk), traduit en 2000 par Marie-Odile Fortier-Masek, La jeune-fille à la perle (dorénavant fr). Titre repris au tableau de Johannes Vermeer (1665-1666), Mauritshuis, La Haye (46,5 x 40 cm). Retour au texte

2 Arasse (1993, 32-49) évoque « la pratique des ‘églises cachées’ qui, aménagées à l’intérieur de bâtiments laïcs, étaient le lieu de culte forcé des catholiques à Delft ». Retour au texte

3 Vermeer, La Maîtresse et sa servante (1667-1668), Frick Collection, New-York (90,2 cm x 78,7 cm). Retour au texte

4 « He looked at me as if he were not seeing me, but someone else, or something else – as if he were looking at a painting. / He is looking at the light that falls on my face, I thought, not at my face itself. That is the difference. / It was almost as if I were not here. Once I felt this I was able to relax a little. As he was not seeing me, I did not see him. My mind began to wander –“. (uk190-191) Retour au texte

5 « […] il faut briser les idoles. Ce n’est qu’avec leur disparition matérielle que disparaît la menace de leur puissante fiction. Cela signifie deux choses ; d’abord qu’on les craint parce qu’elles ont un pouvoir, ensuite qu’il suffit de les briser pour que cette crainte et ce pouvoir disparaissent. ». (Mondzain, 1996 : 219-220) Retour au texte

6 « Si l’énonciateur est hors d’atteinte, le livre permet d’accéder à volonté et en permanence à l’énoncé qui dort sagement entre les pages. Verba volent, scripta manent. La lecture permet de réactiver l’énonciation médiatisée par le livre et de rendre le sens contemporain du lecteur. » (Isabelle Renaud-Chamska, 11) Retour au texte

7 « I heard voices outside our front door – a woman’s, bright as polished brass, and a man’s, low and dark like the wood of the table I was working on. They were the kind of voices we heard rarely in our house. I could hear rich carpets in their voices, books and pearls and fur. » (uk3) Retour au texte

8 « Vaudoyer, estime que « lorsque nous entrons dans un musée », nous sommes « toujours un peu » sollicités par un « appétit sensuel, [une] espérance comestible ». Si « la couleur et la matière d’un tableau de Vermeer comblent » cet appétit, c’est que « la succulence de la matière et de la couleur […] dépassent vite, après la première dégustation (si l’on peut dire), cette satisfaction de gourmand, d’amateur de bonne cuisine ». La peinture de Vermeer s’adresse aux gourmets, elle fait d’abord songer « à des choses qui se touchent, comme l’émail et le jade, la laque et le bois poli » […] ». (Vaudoyer, 1921, commenté par Arasse, 1993 : 10-11) Retour au texte

9 Vermeer, L’Allégorie de la foi (vers 1672-1674), Metropolitan Museum, New York (113 x 88 cm). Retour au texte

10 « Si pour les langues qui s’écrivent de gauche à droite, le parcours de lecture d’une Annonciation où l’ange est à gauche de la femme est tel qu’on regarde d’abord Gabriel saluer Marie, puis Marie répondre à son salut, le parcours de lecture du tableau reconstitue le salut comme une action qui comprend la réaction de Marie. » (Popelard, 2002 : 80). Retour au texte

11 Vermeer, La Dame avec deux gentilshommes (1662), Herzog-Anton Ulrich Museum, Brunswick (78 x67 cm). Retour au texte

12 Rembrandt, Le Bœuf écorché (1655), Musée du Louvre, Paris (94 x 69 cm). Retour au texte

13 Comme l’explique Nicolas Lossky, le 25 mars « en Angleterre, jusqu’en 1752 par exemple, était le jour de l’An (‘Lady day’), en France jusqu’en 1582 ». Et pour le monde orthodoxe, selon le calendrier grégorien, l’année liturgique débute le 25 mars (2003 :112). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Nella Arambasin, « Annonciation sans appellation : l’énoncé iconique de Girl with a Pearl Earring (1999) de Tracy Chevalier, adapté au cinéma par Peter Webber (2003) », Textes et contextes [En ligne], 9 | 2014, publié le 05 décembre 2017 et consulté le 28 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=1168

Auteur

Nella Arambasin

Maître de conférences HDR en Littérature comparée, à Université de Franche-Comté (laboratoire CRIT EA3224, pôle « Identités sexuées »

Droits d'auteur

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