Texte

Si les thématiques du nationalisme et de la nation ont déjà été exploitées ailleurs, l’originalité de ce numéro est d’insister plus précisément sur la question des relations complexes entre l’État-Nation et la multiplicité des nationalismes qu’il engendre. À travers une approche civilisationnelle axée sur l’articulation entre l’échelon infra-national (la région ou l’État fédéré, par exemple), national et supra-national, (en particulier l’Union européenne), que de nombreux spécialistes identifient désormais comme un contexte de « gouvernance à plusieurs niveaux » (multi-level governance), plusieurs spécialistes du Royaume-Uni, de l’Espagne et des États-Unis proposent ici une nouvelle exploration de la dialectique centre/périphérie. Ils s’interrogent plus précisément sur les notions de régionalisation, de décentralisation et de dévolution à travers des exemples empruntés au contexte national qu’ils étudient. Dans de nombreux cas, ces processus aboutissent à une évolution, voire une redéfinition des identités régionales et a fortiori de la configuration de l’État-Nation dans lequel ces régions évoluent.

Au Royaume-Uni s’ajoute à la complexité de ces problématiques le statut des régions telles que l’Écosse et le pays de Galles dont l’histoire des relations avec l’Angleterre leur a permis d’acquérir le titre de « nations » historiques. La réforme constitutionnelle mise en œuvre en 1997 par le gouvernement de Tony Blair, communément appelée dévolution, n’est pas seulement un processus ayant permis l’autonomisation législative et financière de l’Écosse et du pays de Galles. Elle y a engendré la création d’institutions élues qui disposent désormais de pouvoirs jusqu’alors réservés au Parlement britannique. En transférant une partie de sa souveraineté vers ces instances infranationales, Westminster qui a bien des égards incarne, en la canalisant, l’identité de la nation britannique toute entière, a ainsi renoncé à une partie de ses compétences d’une façon peu différente du transfert de souveraineté impliqué par l’adhésion du pays aux Communautés européennes en 1972. Dès lors, dévolution et intégration européenne constituent des processus inversés mais similaires qui ont pour même conséquence une érosion de la souveraineté britannique et a fortiori une recomposition de l’État-Nation tout entier.

Pour Didier Revest, la dévolution des pouvoirs à l’Écosse et au pays de Galles a non seulement permis de redéfinir la relation entre Westminster et la périphérie mais les lois sur la dévolution (Wales & Scotland Acts de 1998) ont également introduit une forme de quasi-fédéralisme dans la manière dont est gouverné le Royaume-Uni. Pour l’auteur, la nouvelle donne constitutionnelle correspond en fait d’ores et déjà à un complet revirement dans la façon dont est appréhendée la question de l’appartenance, celle des droits et des devoirs démocratiques, celle de la solidarité nationale, c’est-à-dire, plus généralement, celle de la citoyenneté. L’Union de 1707 a entraîné une mise à plat des droits et devoirs, sans laquelle Angleterre, Écosse et pays de Galles seraient demeurés trois entités nationales distinctes de ce point de vue. En d’autres termes, c’est le concept de fonctionnalité, et non de nationalité, qui a prévalu comme moyen d’organiser la société. Le pouvoir, dans certains cas (éducation, santé), a été décentralisé en vertu d’un vecteur de droits qui n’est autre que la nationalité. Les réponses apportées aux divers problèmes rencontrés ont donc à l’évidence été re-territorialisées, c’est-à-dire naturalisées, à l’intérieur même du Royaume-Uni. C’est pourquoi la dévolution est une véritable révolution, en ce sens qu’elle change la relation, vieille de trois cents ans, entre individu et État central, tout en remettant en cause l’idée d’égale citoyenneté.

Moya Jones s’interroge, quant à elle, sur la redéfinition de l’identité galloise depuis la mise en œuvre de la dévolution. Elle explique que cette réforme constitutionnelle a induit des changements dans les comportements et les mentalités des Gallois, entraînant une évolution dans la définition de l’identité galloise. L’auteur postule ainsi que cette nouvelle identité n’est plus définie par les critères ethno-linguistiques d’antan mais se situe plutôt dans une nouvelle aire où les notions de citoyenneté et d’inclusion priment.

Les quatre articles suivants analysent plus précisément les attitudes des principaux acteurs politiques britanniques à l’égard de la dévolution. Carine Berbéri étudie le rôle particulier joué par le parti travailliste britannique entre 1994 et 1999 dans la mise en œuvre des institutions dévolues. À l’initiative de la direction du New Labour, qui s’est ainsi efforcée d’éviter autant que possible les divisions inter et intrapartisanes et de neutraliser l’opposition des parlementaires anglais, la création du Parlement écossais et de l’Assemblée galloise en 1999 s’est inscrite dans le cadre d’une stratégie politique bien définie, répondant avant tout à des calculs politiques et laissant peu de liberté aux branches travaillistes écossaise et galloise.

Cette idée de stratégie est approfondie par Keith Dixon qui analyse la réforme des néo-travaillistes comme faisant partie, cette fois-ci, d’une stratégie de «distinction politique» par rapport au parti conservateur, rendue d’autant plus nécessaire par la forte convergence dans la plupart des autres domaines. Après avoir retracé l’évolution du positionnement travailliste sur la question de l’autonomie de la périphérie britannique au cours du xxe siècle, l’analyse se centre sur la période contemporaine. Au cours des années quatre-vingt, le thatchérisme est de plus en plus perçu, en Écosse et au pays de Galles comme une doctrine étrangère aux traditions politiques et philosophiques de ces deux nations, et cette perception renforce la détermination d’une partie de la population de desserrer, voire de rompre les vieux liens constitutionnels. C’est en tenant compte de cette contrainte que l’auteur analyse le nouveau positionnement des Travaillistes comme le parti du mouvement constitutionnel. Deux facteurs en Écosse ont rendu la réforme constitutionnelle difficile à éviter pour les néo-travaillistes : un changement significatif en faveur de l’autonomie dans les champs intellectuel et culturel et la construction d’un « front populaire » en faveur du changement, sous la forme de la Convention constitutionnelle écossaise.

Dans l’article suivant, David Seawright se penche sur l’évolution de l’attitude du parti conservateur britannique, traditionnellement hostile à la dévolution depuis les années 1980, ce qui, avec la mise en œuvre de la dévolution, engendre une contradiction dans la mesure où le parti conservateur prétend aujourd’hui être le seul parti « capable de faire fonctionner » cette réforme. L’auteur cherche à comprendre les ressorts du double dilemme auquel est désormais confronté ce parti : d’une part, les Conservateurs ont toujours défendu l’idée de l’« union » du Royaume-Uni et revendiquent aujourd’hui l’idée d’un « unionisme positif » tout en étant contraints, par les circonstances, d’accepter la dévolution législative ; d’autre part, le parti conservateur, qui a longtemps été perçu comme le parti anglais par excellence, n’est cependant pas encore parvenu à engager une véritable réflexion sur le sort de l’Angleterre, exclue en 1997 du processus de dévolution.

Enfin, Edwige Camp analyse l’influence des Libéraux/Libéraux-démocrates sur la dévolution des pouvoirs à l’Écosse, tant sur les projets de 1966 à 1999 que sur les institutions elles-mêmes après leur création en 1999. Parti pro-dévolutionniste qui cherche à promouvoir l’idée d’un Royaume-Uni fédéral dans lequel les quatre nations disposeraient d’un statut égalitaire, le parti, dont l’attrait électoral ne cesse de croître, a pu exercer des pressions, parfois non dénuées d’opportunisme, sur le gouvernement pour accroître l’étendue des pouvoirs dévolus et réformer le mode de scrutin.

En dehors de la dévolution, il existe d’autres domaines dans lesquels le régionalisme s’affirme avec vigueur, parfois même dans le cadre d’un réseau structuré et actif. Au-delà du cas britannique, on remarque qu’il existe des similitudes intéressantes entre certains pays dans la façon dont s’expriment les revendications régionalistes. Christophe Scheidhauer part d’un exemple concret - les politiques de promotion de l’enseignement des langues régionales, en particulier l’irlandais, le gallois et l’allemand alsacien - pour montrer comment ces trois études de cas pourtant distinctes attestent d’une remarquable convergence au niveau européen. En suivant l’évolution de ces politiques de 1960 à 2000, l’auteur souligne toutefois que cette convergence européenne est antérieure au cadre juridique proposé par la Commission européenne et le Conseil de l’Europe. Elle répond au besoin de reconnaissance des militants nationalistes qui, isolés dans leur pays, recherchent activement à être reconnus comme des héros auprès d’autres nationalistes, qu’ils imitent et tentent d’influencer.

Les deux textes consacrés à l’aire hispanique explorent la façon dont s’articulent dans l’Espagne démocratique les échelons national, infra-national et supranational.

Fausto Garasa propose une analyse du processus de régionalisation et de décentralisation espagnol à travers le cas particulier de l’Aragon. Celui-ci devient une communauté autonome dans le contexte de « dispersion organisée du pouvoir » que connaît l’Espagne au lendemain de sa transition démocratique. Alors que grâce à trois réformes successives (1994, 1996 et 2007), l’Aragon a atteint, de nos jours, un degré d’autonomie comparable à celui de la Catalogne ou du Pays basque, la classe politique aragonaise n’a cessé d’interpréter ce processus comme une autonomie au rabais. Ce sentiment, alimenté par un certain nombre de partis politiques, est d’autant plus paradoxal que le système politico-administratif de l’Espagne des autonomies se rapproche désormais du modèle fédéral. Par ailleurs, M. Garasa souligne les contradictions de l’autonomie fiscale d’un Aragon à la fois tributaire des largesses budgétaires madrilènes et dépendant des subventions européennes pour le développement de ses infrastructures. M. Garasa, enfin, étudie l’échelon infranational du processus, en évoquant la création, dans les années 90, de collectivités locales de district (comarcas) au sein de la Communauté autonome d’Aragon de telle sorte que le processus autonomique se double d’un processus, encouragé par l’Europe, de décentralisation dans la décentralisation.

L’article de Monique Héritier complète cette réflexion en insistant sur les forces contradictoires à l’œuvre dans le processus de régionalisation espagnole. En effet, alors que l’on assiste, dans l’Espagne des autonomies, à une dispersion du pouvoir politique croissante, celle-ci s’oppose, sur le plan économique, à la constitution d’ensembles de plus en plus vastes, dépassant les notions régionales ou nationales. À l’appui de cette thèse, l’auteur analyse les relations économiques entretenues par l’Espagne et le Portugal : au-delà du recentrage politique autour des autonomies, on assiste à l’émergence d’un espace économique plus large, dominé par l’Espagne et recoupant toute la péninsule ibérique ; il posera, à terme, la question d’une nouvelle articulation supranationale.

Le volume s’achève enfin sur un article qui sort du contexte européen pour étudier comment outre-Atlantique, l’exemple fédéral des États-Unis illustre de manière singulière la concurrence entre l’échelon national et l’échelon infra-national. L’auteur de l’article, François de Chantal, part d’un exemple spécifique - la réforme de l’éducation menée par l’administration républicaine de George W. Bush – pour illustrer les tensions existant entre le gouvernement fédéral et les États fédérés. Il montre comment la loi dite « No Child Left Behind » (NCLB) de janvier 2002 semble paradoxale dans la mesure où elle instaure des critères nationaux pour évaluer la politique scolaire qui est pourtant, historiquement, une compétence des États fédérés. Après avoir replacé cette loi dans son contexte, l’article en tire un bilan sur la nature de l’engagement « néofédéral » des conservateurs et conclut sur la volonté républicaine de constituer les États fédérés en acteurs politiques autonomes en les plaçant face à leurs responsabilités fiscales.

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Référence électronique

Agnès Alexandre-Collier et Paloma Bravo, « Avant-propos », Textes et contextes [En ligne], 1 | 2008, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=104

Auteurs

Agnès Alexandre-Collier

Centre de Recherches Interlangue « Texte Image Langage » (EA 4182), Université de Bourgogne, UFR Langues et Communication, 2 bd Gabriel F-21000 Dijon

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Paloma Bravo

Centre de Recherches Interlangue « Texte Image Langage » (EA 4182), Université de Bourgogne, UFR Langues et Communication, 2 bd Gabriel F-21000 Dijon

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