Notre Chenin…

Témoignage

Plan

Texte

J’ai exercé ma carrière professionnelle dans une région où la diversité, au sens large, saute aux yeux et est même à fleur de peau.

La Loire et ses affluents, les paysages, l’histoire, les hommes, de l’Est à l’Ouest, du Nord au Sud, tout est particulier dans cette belle province française, où la douceur angevine est présente.

Cette richesse peut se transformer en handicap car elle est difficile à comprendre et à appréhender pour celui qui ne sait pas regarder. Pourtant, il faut s’y attarder pour analyser et méditer. C’est ainsi que les sensations, les sentiments, les émotions ressenties deviennent sources d’humilité, d’équilibre, d’harmonie, de bien être, de joies et de bonheur.

La douceur angevine existe bien, et vient en complémentarité de la tendresse tourangelle, notre voisine. Le vignoble dans ces deux régions est particulièrement présent, et ce n’est pas un hasard que le Chenin s’y soit installé !

Le Chenin est l’exemple parfait au travers de ses différents faciès de maturité qui conduisent à des types de vins différents… il est donc à l’image de notre région, entre ardoise et tuffeau.

Il est arrivé sur les coteaux par les voies navigables de la façade atlantique et de la Loire. D’abord nommé Plant d’Anjou, de Brézé, il s’appelle toujours Franc Blanc dans les Fiefs Vendéens à Brem sur Mer et Pineau de la Loire à Vouvray et à Montlouis. Il prit le nom de Chenin grâce aux abbayes qui étaient présentes dès les Xème et XIème siècles. C’est ainsi que, sur les rives de l’Indre, l’abbaye de Cormery s’est intéressée à ce cépage qui a très bien réussi sur leur domaine et en particulier sur un promontoire graveleux appelé Mont Chenin.

Voilà, le Chenin était né… Il revient en Anjou, et notamment à la Coulée de Serrant, aux Quarts de Chaume et, par extension, sur les Coteaux du Layon, pour élaborer les vins réputés que l’on connaît.

Un peu plus tard, au moment des guerres de religion, les protestants l’exportent en Hollande… mais il ne s’y adaptera pas. Il prit la voie maritime et s’implanta en Afrique du Sud dans la province du Cap où il prit le nom de Steen.

J’ai été recruté en avril 1969, jeune Ingénieur chimiste, à la Station de Recherches Œnologiques de l’INRA, qui se trouvait à Belle Beille à l’époque. Au décès de Monsieur André Puissant, j’ai été nommé en 1982 Directeur de cette Station de Recherches du centre INRA d’Angers, qui a été transférée à Beaucouzé ; puis, en 1988 Directeur de l’Unité de Recherches Vigne et Vin. Et enfin, en 2001, Directeur Technique Interloire.

Je témoignerai de ce que j’ai pu percevoir de la viticulture angevine au travers du Chenin, comme témoin, mais aussi comme acteur, pendant près de 50 ans.

Chenin encensé… jusqu’en 1960

Le phylloxera, à la fin du XIXème siècle, détruit une grande partie du vignoble… Malgré tout, la viticulture angevine et saumuroise s’organise ; c’est ainsi que la Station Œnologique Régionale d’Angers est fondée en 1902, suivie de la Station de Viticulture de Saumur qui avait, à cette époque, une collection de cépages unique au monde. Des ampélographes du monde entier viennent fréquemment parfaire leurs connaissances. D’illustres personnalités ont laissé des travaux, des ouvrages qui font référence encore aujourd’hui. Je nomme Messieurs Moreau et Vinet, les Directeurs de la Station d’œnologie, qui ont régi, entre autres, les lois de l’utilisation du SO2. Il faut également citer Jean Boivin, « Pape de la Viticulture », qui a soutenu une thèse à l’Ecole Supérieure d’Agriculture d’Angers le 18 juin 1924, lui octroyant le titre d’Ingénieur… Un homme visionnaire à cette époque, qui a réalisé une comparaison sur les conditions de production entre Château Yquem et Château de Fesles à Thouarcé !!! N’oublions pas non plus le Docteur Maisonneuve qui a écrit en 1925 et 1926 un ouvrage monumental « l’Anjou, ses vignes et ses vins ». Ces illustres personnalités ont maintenu la notoriété des grands vins d’Anjou et de Saumur.

C’est ainsi que les Appellations d’Origine Contrôlée Savennnières-Coulée de Serrant, Saumur et Anjou voient le jour en 1936, puis Montlouis, Vouvray et dans les années 1950 les Coteaux du Layon, de l’Aubance, et de la Loire sont reconnues.

Et puis, n’oublions pas les millésimes qui ont marqué cette période : 1921, 1947… et autres.

Mais Chenin banni… 1960 – 1985

C’est la période où tout est remis en question… au moins sur le plan qualitatif. C’est celle d’une agriculture intensive, d’une viticulture où le rendement abonde, c’est également la période où les coûts de production en agriculture doivent être les plus ajustés possible. C’est une viticulture où la technologie doit apporter des solutions rentables ; il faut nourrir le « baby-boom » !

C’est l’époque d’une polyculture où, en terme de rentabilité, le vin est considéré comme appoint..

A cette époque, les œnologues sont recrutés dans les laboratoires pour faire de la « paillasse » et utiliser burettes et pipettes… C’est l’avènement de la chimie, de la biochimie… Cest l’époque des œnologues-médecins.

Le vin n’est plus considéré comme milieu vivant, il faut le rendre stable sur les plans physico-chimique et microbiologique, en lui réservant des traitements pour combattre les excès de fer, de cuivre ; c’est, par exemple, l’époque où l’hygiène de la cave est délaissée et les matériels vinaires mal entretenus. C’est aussi la période où on connaît très mal les effets positifs des bactéries malolactiques, le vin « travaille » disait-on lorsque les caves se réchauffaient.

Alors… les coteaux sont délaissés, les friches apparaissent. La vigne est déplacée. Elle est plantée dans des terrains plus mécanisables, sur les plateaux, sur les replats, voire en plaine… C’est la culture intensive, les matériels agro-viticoles sont polyvalents. La conduite de la vigne devient haute et large s’inspirant des concepts venant d’Autriche (Lenz Moser). La vigne est considérée, quant à sa gestion agro-viticole, comme un verger ; elle ne doit durer qu’une vingtaine d’années pour l’arracher ensuite, afin d’assurer la rentabilité économique disait-on…

Alors, les tries pour les moelleux sont abandonnées ; et c’est l’avènement de la machine à vendanger… on la voit même en Coteaux du Layon, partant du principe que ce qui est surmûri se détache plus facilement de la grappe que les raisins à moindre maturité !!!

Sous l’effet de la technologie, il s’ensuit une compensation qualitative grâce à ChaptaL ; la chaptalisation est présente, sans limite, ce qui engendre une surchaptalisation ! c’est à ce moment-là que la Répression des Fraudes fait une offre financière assez conséquente pour que les laboratoires puissent engager des recherches sur la surchaptalisation… la RMN (Résonnance Magnétique Nucléaire) apparaît au début des années 1980. L’utilisation abusive du SO2 est monnaie courante dans les caves. Et que penser, à cette époque, des discours syndicaux qui préconisent d’arracher le chenin ??? Alors la recherche de cépages dits complémentaires est engagée. Les cahiers des charges des AOC Anjou et Saumur préconisent le Sauvignon et le Pinot Chardonnay en cépages complémentaires.

Moi-même, j’ai travaillé dix années à étudier l’aspect technologique de cépages des 4 coins de France implantés sur le domaine viticole INRA de Montreuil-Bellay, pour aboutir….. à rien !

Mais durant cette période, il apparait nécessaire d’engager des cycles de formation pour les jeunes qui s’intéressent à la viticulture. L’implantation du Lycée Viticole de Montreuil-Bellay, à la fin des années 1960, permet de sensibiliser les jeunes à une meilleure connaissance de la viticulture et de l’œnologie.

Combien de vignerons en Anjou-Saumur, encore actuellement, sont passés par le Lycée Viticole Edgar Pisani ??

Et puis le Diplôme National d’œnologue, créé en 1959, assure des compétences de haut niveau scientifique et technique dans le domaine viticole et oenologique qui font toujours référence en France et à l’étranger ; actuellement il est de niveau Bac + 5.

Enfin Chenin retrouvé ! 1985 – 2015

Des vignerons n’ont pas dérogé aux concepts exigeants qui conduisent à des vins de Chenin de grande classe. Ils sont vinifiés en fines bulles, en secs, voire en moelleux ; et cela sur des zones d’AOC aux facteurs naturels divers et variés où l’ardoise et le tuffeau se rencontrent fréquemment, selon les régions, d’Ouest en Est.

Ces quelques vignerons (qui se comptent sur les doigts d’une main…) n’ont pas délaissé les coteaux et récoltent par tries. Par ailleurs, quelques téméraires recolonisent les coteaux, les structurent en terrasses, je pense au coteau de la Madeleine à Rablay..

Et le Chenin est retrouvé car, à l’époque, une poignée de jeunes vignerons prend des responsabilités professionnelles et s’investit sans compter pour la viticulture en Anjou-Saumur.

J’ai aussi assisté à « des coups de gueule » mémorables. A l’occasion de la visite des Ministres de l’Agriculture européens en Anjou lors d’une réception à la Préfecture où sont servis du Champagne et du Médoc… comme si l’Anjou-Saumur n’avait pas l’équivalent en types de vins… Et puis un autre « coup de gueule » d’un jeune Président de la Fédération qui, à l’occasion d’une réunion des services techniques à l’ONIVINS, trouvent que la manne financière n’était pas assez conséquente, incite l’ensemble de la salle à quitter la séance… Et puis, celui, mémorable, du défunt Président du CIVAS à l’époque, seul sur l’estrade du Palais des Congrès d’Angers, qui déclenche les Etats Généraux de la Viticulture devant plus d’un millier de vignerons…

La reconquête des Coteaux est lancée. A l’initiative du Groupement de Développement Départemental de la Viticulture, des vignerons font le déplacement en Alsace, dans le Valais en Suisse, pour s’imprégner des vignobles en forte pente. C’est ainsi que le terrain de moto cross, à l’entrée de Thouarcé, est aménagé en terrasses avant d’être redestiné à la vigne.

Pour réapprendre à récolter par tries, un groupe de vignerons n’hésite pas à faire appel à des spécialistes du Bordelais. C’est aussi à ce moment-là que la chasse à la machine à vendanger est engagée pour ce type de vins. Mais, au final, ces actions permettent de respecter et de faire admettre le cahier des charges « récolte par tries ».

Et puis je n’oublie pas la mise en place des études recherche-développement qui fédèrent tous les services scientifiques et techniques viticoles de l’Anjou-Saumur (INRA – ITV – ATAV – GDDV – INAO). Je rappellerai les expérimentations de l’époque à Maligné : « L’effet clone avec régulation de la charge », puis à Rablay « Effet porte greffe sur sables et graviers », et, bien sûr les études Terroir qui se déplacent du Cabernet Franc vers le Chenin.

Toutes ces études ont pu se faire grâce à la volonté des professionnels dont certains n’ont pas hésité à s’investir et ont largement aidé la technique par des soutiens financiers, mais aussi moraux, qui ont eu pour effet un encouragement sans faille.

Je n’oublie pas non plus l’inauguration de la Godeline d’Angers « l’Hôtel des Vins » en avril 1987. La veille, dans la salle des Pas Perdus du Palais de Justice, un somptueux repas réunit 500 convives qui peuvent découvrir en apéritif, un « Moulin Touchais 1872 »… inoubliable…. Et que dire du lendemain, où toutes les appellations de l’Anjou et de Saumur déambulent dans les rues d’Angers à cheval ou charrettes… mémorable !

Les instances territoriales ne sont pas en reste, le livre blanc de la viticulture, sous l’initiative de la Chambre d’Agriculture, préconise certaines directions à prendre, tant sur le plan technique qu’économique. Et puis, pour marquer la fin du siècle et le début d’un autre, la Préfecture d’Angers, avec à sa tête le Préfet Boucault, et avec l’aide de l’ONIVINS, la « Charte de la Viticulture en Anjou-Saumur 2000 » est signée par les divers partenaires de la filière (production – négoce – coopérative…).

Mais Dame Nature a bien aidé… En effet, 1989 et 1990 sont deux millésimes d’anthologie pour la région et marquent encore les esprits. Le Chenin est mis à l’honneur, de somptueux vins sont élaborés, en Anjou et en Saumurois, que ce soit en vins secs ou en moelleux. L’AOC Coteaux de Saumur a pu être ainsi revisitée et la mention « Sélection Grains Nobles » apparaît officiellement en 2002.

Sur le plan scientifique, nombre de thèses ont été financées par la Région Pays de Loire aidée par la profession.

Le premier Colloque « Terroirs Viticoles » voit le jour en 1996, et il perdure… En 2014, il s’est tenu à Tokay, et en 2016 il est prévu aux USA dans l’état de l’Orégon. Ce Colloque s’est accompagné d’un autre, « Paysages de Vignes et de Vins » en 2003, à l’Abbaye de Fontevraud.. La Charte dite de Fontevraud voit le jour et elle est signée au Palais des Congrès d’Angers par les Ministères de tutelle. C’est actuellement l’IFV d’Epernay qui en assure la gestion.

Suivent les « Rendez-vous du Chenin » qui se sont tenus jusqu’en 2006.

Ces évènements ont permis une description sensorielle innovante des divers types de vins produits, du Val de Loire à l’Afrique du Sud (repris en Suisse d’ailleurs).

Et encore, que dire de la cartographie effectuée par la Cellule Transfert des Terroirs Viticoles pour tout le vignoble angevin et saumurois ?… Elle s’est étendue aux Fiefs Vendéens, à Montlouis, à Azay le Rideau, à Quincy, à Reuilly, à Jasnières, dans les Coteaux du Loir, Chinon, dans le Muscadet Cotes de Grand Lieu. Cette cartographie a été effectuée à grande échelle et, jusqu’à présent, n’a jamais été engagée aussi finement dans d’autres vignobles. Chaque commune dispose ainsi d’un atlas où sont répertoriées les diverses « Unités Terroir » ; ces atlas sont accompagnés d’itinéraires techniques permettant d’adapter le cépage, le porte-greffe, le clone, l’entretien du sol, la fertilisation, la conduite de la vigne jusqu’aux types de vins à élaborer. Un modèle de terrain est préconisé, « Roche mère, altération, altérite » qui permet d’apporter des éléments explicatifs engendrant la vigueur, la fertilité, la précocité, le stress…

La profession a ainsi à sa disposition un guide référentiel qu’aucune région au monde ne possède.

Ce « Chenin retrouvé » a eu aussi son heure de gloire au Concours Mondial des Vins à Bruxelles, un « Bonnezeaux 1996 » obtient le titre de meilleur moelleux du Monde !

La viticulture angevine et saumuroise devient plus professionnelle, les vins sont de plus en plus irréprochables ; il faut relever bien sûr que les moyens techniques mis à la disposition de la profession deviennent de plus en plus performants. Les meilleurs coteaux ont été reconquis, les caves se sont structurées, se sont équipées en cuverie, en matériels (pressoir à membrane, filtration tangentielle, gestion du froid, du chaud…). Les œnologues deviennent des conseillers précieux auprès des vignerons qui sont de plus en plus diplômés, donc au fait des connaissances actualisées.

Et encore plein de choses que j’ai en mémoire et que je pourrais retracer…

Cette région a consenti de très gros efforts ces trente dernières années, c’est certainement la région viticole de France (avec le Languedoc) qui a le plus progressé. Elle doit et devrait en tirer profit à terme.

Et maintenant

Alors, j’imagine divers scénarii qui seraient profitables, à mon avis, à la viticulture angevine et saumuroise. Pourquoi ne revendiquerions-nous pas le « zéro chaptalisation » ? (car le changement climatique est bien là…) Et puis, ne pourrait-on pas faire apparaître des zones de cru, en Layon, en Aubance, en Coteaux de la Loire, et pourquoi pas en Anjou et Saumur secs ? L’Alsace l’a bien revendiqué… et pourtant elle n’a pas à sa disposition l’outil que l’Anjou et le Saumurois possèdent… les Atlas Terroirs, seule région au monde qui possède ce référentiel sur le plan éco-géo-pédologique, à grande échelle (1/10 000).

Je formule également un vœu pour que le Musée de la Vigne et du Vin de St Lambert devienne plus fonctionnel, qu’il soit la vitrine de ce qu’a été notre vignoble, de ce qu’il est, de ce qu’il deviendra… en utilisant les nouvelles technologies de communication qui apparaissent. Je compte sur les collectivités pour transformer ce qui est « dans les cartons » actuellement et depuis un bon moment déjà ! Car l’enjeu économique de la filière viticole en vaut la chandelle, et, pour notre département, elle est est aussi importante, voire plus, que le « végétal », en considérant son antériorité.

Peut-on rêver ?

Le Chenin mérite bien qu’on s’y intéresse, il nous donne tellement !!!

Citer cet article

Référence électronique

Christian Asselin, « Notre Chenin… », Territoires du vin [En ligne], 7 | 2016, publié le 01 janvier 2016 et consulté le 29 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=853

Auteur

Christian Asselin

Ancien Directeur URVV – Centre INRA ANGERS, Ancien Directeur Technique Interloire, Recteur de l’Union des Œnologues de France

Droits d'auteur

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