Un parcours et une expertise au sein de l’INAO : Jules Tourmeau

Plan

Texte

Avant-Propos

Ce texte est le résultat d'un entretien réalisé à l'Université de Bourgogne le 3 juillet 2008 avec Jules Tourmeau, agent de l'INAO durant 38 années, du 4 janvier 1965 au 31 mai 2003, date de son départ en retraite. En invitant ce témoin essentiel de l'histoire viti-vinicole française de ces quarante dernières années, nous proposons à la fois un retour sur un parcours individuel riche, une carrière dense, mais également un regard éclairé sur les évolutions successives de l'Institut et sur les enjeux passés et présent de la normalisation des productions viti-vinicoles de qualité. Engagé dans une période de restructuration majeure de l'INAO, avec notamment le décret n° 67-30 du 9 janvier 1967 relatif à la composition et aux règles de fonctionnement de l'Institut, la carrière de Jules Tourmeau s'achève quelques années après l'intégration des produits laitiers et agro-alimentaires à l'institution et à la veille de la mise en place de l'Institut National de l'Origine et de la Qualité (réforme des signes officiels d'identification de la qualité et de l'origine (SIQO)).

Avec l'accord de ce-dernier et dans un souci constant de restitution fidèle du propos, les lignes qui suivent ne sont pas la retranscription brute de l'entretien mais une exploitation structurée de l'échange. Trois temps ponctuent donc ce texte, le parcours personnel de Jules Tourmeau, la question de l'expertise et ses évolutions au sein de l'Institut, enfin le regard du témoin sur l'histoire, parfois très contemporaine, de l'institution.

Le parcours de Jules Tourmeau

Jules Tourmeau naît le 15 décembre 1942 à Tours. Issu d'une famille d'agriculteurs maraîchers, il grandit sur l'exploitation familiale implantée à Berthenay, village situé à l'embranchement du Cher et de la Loire. Après avoir déménagé en 1955 dans le Lochois pour suivre son père ayant repris en location fermage une ferme plus importante de 40 ha de la Gâtine tourangelle à Perrusson, il intègre en 1956 l'Ecole pratique d'agriculture de l'Oisellerie, à La Couronne, en Charente. Major de promotion à l'issue de la formation, il est inscrit automatiquement en 1958 à l'école de préparation aux Ecoles nationales d'agriculture du Chesnoy, près d'Orléans, conformément à la tradition de l'Oisellerie. Toutefois, à la demande de son père, il ne suit pas cette préparation pour revenir travailler sur l'exploitation familiale jusqu'en décembre 1964. Son parcours prend à cette date une nouvelle direction. Soucieux de son avenir et inquiet de la faiblesse des perspectives octroyées par la polyculture, il reprend alors contact avec son ancienne école dans le but de trouver un poste intéressant. Retenu à la fois sur un poste de contrôleur à Montpellier pour l'Institut des Vins de Consommation Courante (IVCC) et sur celui de contrôleur adjoint à Tours à l'INAO, son choix s'oriente vers le second en raison de la proximité géographique de l'exploitation familiale. Déplacé au dernier moment de Tours à Dijon, le poste accepté par Jules Tourmeau lui fait tout de même quitter sa région natale et le conduit le 4 janvier 1965 à la capitale bourguignonne. Sous la forme de l'anecdote, cet épisode relaté par Jules Tourmeau reste relativement intéressant pour la réflexion sur le parcours des agents de l'Institut et les considérations les ayant conduits à intégrer ce dernier.

Embauché en qualité de contrôleur adjoint, il fait alors la rencontre d'un personnage essentiel de son parcours, André Vedel, alors responsable du centre dijonnais de l'INAO. Jules Tourmeau se souvient d'un homme « extraordinaire [...] qui m'a accueilli comme si j'étais son fils, et qui m'a pris un petit peu sous sa coupe, qui m'a aidé beaucoup ». C'est ce dernier qui lui conseille, quelque temps après son embauche, d'enrichir son bagage scientifique en s'inscrivant à l'Université. Handicapé par un niveau d'étude trop faible lui interdisant théoriquement une inscription directe à l'Université, il parvient tout de même à l'intégrer en revendiquant une équivalence à la faveur de cours suivis par correspondance au Centre d'études techniques agricoles de Belfort. Recalé à l'examen du diplôme d'études agricoles du second degré et après avoir redoublé une première fois, Jules Tourmeau obtient son Diplôme national d'oenologue en 1969, en finissant deuxième de sa promotion. Toujours dépourvu de baccalauréat et de toute équivalence, il suit ensuite une licence de géologie et parvient à régulariser sa situation en 1970 en passant un examen spécial d'entrée en faculté des sciences. Son parcours universitaire est ensuite marqué par l'obtention du titre de maître ès sciences et enfin d'un diplôme de troisième cycle en biologie de la vigne en 1975.

En poste à l'INAO depuis 1965, assurant officieusement les fonctions de chef de centre depuis la nomination d'André Vedel comme chef de service en 1974 jusqu'en septembre 1978, il peut alors prétendre au cadre des ingénieurs conseillers techniques mais doit pour cela quitter Dijon et choisir entre Mâcon, Colmar et Angers. Sa préférence s'oriente vers Angers, centre alors laissé quelque peu à l'abandon par l'ingénieur en poste et permettant la mise en place de vastes travaux de reconversion du vignoble d'appellation d'origine. Période charnière de sa carrière, Jules Tourmeau la présente ainsi : « J'ai eu une période d'application terrain qui était très intéressante en Anjou parce que je suis arrivé dans un centre où on faisait quand même un million d'hectolitres de vins d'appellation d'origine dont 500 000 hectos se vendaient 2 francs 50 le litre à ce moment-là, [...] pour couvrir les frais d'exploitation il fallait produire plus de 80 hl à l'hectare. Et donc tout de suite je me suis vraiment posé la question de la légitimité de cette production [...] comme elle existait, on ne pouvait pas la supprimer d'un trait de plume [...]. Et donc la reconversion cela a été l'avènement des vins rouges qui n'existaient pas, la reprise des vins liquoreux tels qu'ils pouvaient se faire correctement à l'ancienne, avec les tries successives, la redélimitation des territoires parce qu'on avait classé toutes les terres à chou pour faire du rosé d'Anjou qui se vendait 2 francs 50 et que tout le monde s'en foutait, le fait de repenser un peu le système d'exploitation et en particulier les structures d'exploitation [...] on avait fait un slogan avec mes adjoints en disant vous êtes ridicules, vous avez 20 ha de vignes vous ne couvrez pas les frais d'exploitation avec vos vignes et nous on vous propose de reconvertir votre exploitation sans changer l'encépagement à partir d’autres vins (vins rouges, vins blancs secs, vins liquoreux), en disant on fait 5000 bouteilles à l'hectare à 15 francs la bouteille. [...] Et en fait, c'est ce qui a fait démarrer le système. [...] ça a été une période très intéressante pour moi parce que ça a été une période où je me suis vraiment confronté au vocabulaire de l'appellation d'origine avec les producteurs qui n'étaient pas convaincus du tout au départ. ». Symbole de ce travail, c'est durant cette période qu'il rencontre René Renou, futur président de l'INAO : « par ce que René Renou quand je suis arrivé en Anjou en 1978, il n'existait pas, ni en tant que producteur, ni en tant que responsable professionnel. Et on s'est rencontré en 80-81 à l'occasion d'une réunion syndicale des Bonnezeaux [...] et puis on a sympathisé et je pense qu'il a épousé totalement le langage appellation que moi je véhiculais et que nous avions et il est devenu à ce moment-là un grand défenseur des appellations et ensuite il a été président de l'INAO. Donc je veux dire, c'est une belle satisfaction. ». Remplaçant Jean-Marie Mas au poste de chef de région du quart Nord-Ouest en décembre 1984, il quitte l'Anjou en juillet 1985 pour devenir chef de région du quart Nord-Est. Chargé à la fois du secrétariat des différentes commissions d'enquête et de l'administration des centres d'Epernay, Colmar, Dijon, Mâcon, Villefranche-sur-Saône et temporairement Chambéry, c'est à ce poste que Jules Tourmeau vit l'intégration des produits autres (laitiers et agro-alimentaires) à l'INAO. Lors de la suppression des chefs de région, le 1er janvier 1998, il devient délégué national aux conditions de production. Désormais et jusqu'en 2002, ses efforts se concentrent sur la mise en place d'une procédure de reconnaissance en AOC pour les produits carnés à partir de règles de production, mettant ainsi à profit l'expérience acquise dans la gestion des productions viti-vinicoles : « Alors c'était quelque chose de passionnant parce qu'effectivement à ce moment-là, alors que je n'y avais probablement pas pensé avant, m'est venue l'idée qu'il n'y avait pas de raison que dans les produits carnés, dans les produits laitiers on s'en doutait un peu, mais que dans les produits carnés en particulier on ne puisse pas reconnaître des appellations d'origine, parce qu'il n'y avait pas de raison qu'il n'y ait pas des différences aussi sensibles que dans les produits végétaux et en particulier le vin. Et donc j'ai surtout beaucoup travaillé dans cette période-là sur la mise en place d'une procédure de reconnaissance en appellation d'origine à partir de règles de production sur les produits carnés, la viande. ». La dernière étape de la carrière de Jules Tourmeau au sein de l'INAO s'inscrit enfin dans la période 2002-31 mai 2003, où il exerce la charge d'inspecteur général chargé des vins, mission de contrôle de l'application des règles définies aux différentes AOC.

Parcours riche, couvrant de nombreux aspects de la réalité de l'Institut et de ses évolutions, cheminant d'un poste local de début de carrière jusqu'aux responsabilités nationales, d'orientation et de définition de l'expertise, des règles de travail, l'itinéraire de Jules Tourmeau constitue à lui seul un objet de réflexion. Dans ce cadre, l'échange permit également la mise en lumière d'éléments importants liés à la problématique de l'expertise proposée par l'INAO au cours de ces quarante dernières années, et ce selon plusieurs niveaux de compréhension. Ainsi, il s'agit aussi bien de la question des experts, de l'expertise à hauteur humaine, que de celle de l'orientation générale des pratiques de l'Institut, selon les contextes successifs.

La question de l'expertise et ses évolutions au sein de l'Institut

Le recueil du témoignage de Jules Tourmeau, outre la connaissance stricte de son parcours universitaire, nous permet d'accéder à une réalité de la formation des experts bien souvent absente des sources écrites. Il s'agit de la coïncidence entre la prise de fonction au sein de l'Institut et la poursuite d'une formation supérieure. Durant les dix premières années de sa carrière, Jules Tourmeau enrichit son bagage scientifique et ses connaissances théoriques. Incité par André Vedel dans cette voie, c'est toute l'importance de la volonté de l'ingénieur conseiller technique, et donc des échelons intermédiaires, quant à la formation des agents qui est observable dans cet exemple. Cette coïncidence des temporalités de la formation de l'expert et de la mise en application est ainsi présentée par le témoin : « une première période où j'ai fait ma formation en général, [...] en même temps que je suivais mes études, mes cours à l'université, j'allais sur le terrain et j'ai suivi un cursus universitaire qui correspondait à mes besoins, et puis quand j'étais sur le terrain j'avais une explication du cursus universitaire. ».

A travers cette question, un autre élément majeur de la problématique de l'expertise de l'INAO ressort, celui de la cohérence du système au niveau national. Evoquant une période beaucoup plus récente, Jules Tourmeau met en avant les écarts de fonctionnement qui perdurent entre les différentes régions à la fin des années 90 : « le premier problème de cohérence que l'on avait était que l'on était cinq chefs de région et qu'en fait ça correspondait, on a eu un audit d'inspecteurs généraux de l'agriculture qui a démontré qu'il y avait des fonctionnements un petit peu différents selon les régions, et ça c'était quand même pas bon pour l'organisme, et c'est vrai qu'on avait des personnalités un peu différentes et qu'on gérait de manière différente les agents des régions, les différentes questions relatives à l'INAO. [...] Et donc ce premier problème de cohérence c'était le problème de la gestion homogène des problèmes de l'INAO au niveau de chaque région ». Problèmes de cohérence géographique, problèmes de cohérence également entre les différents produits. A cet égard, le témoignage de Jules Tourmeau est tout à fait clair sur l'importance qu'a pu avoir l'intégration des produits laitiers et agro-alimentaires dans l'évolution de l'expertise de l'institut. « Le deuxième problème de cohérence c'était qu'on avait intégré les produits agro-alimentaires en 91, produits laitiers, produits agro-alimentaires, que dans l'exposé des motifs qui avait prévalu à donner la mission à l'INAO de gérer ces produits-là il avait été dit, et ça avait été accepté parce qu'il y avait eu un questionnement des viticulteurs, que ça devait être géré comme les produits viticoles. Et là, on se retrouvait au bout de six ou sept ans de fonctionnement avec des divergences, parce qu'en fait l'approche historique des appellations d'origine par les gens des produits laitiers en particulier était un peu différente, il y avait beaucoup plus d'industriels dans le lait que dans le vin et donc ils voulaient prendre un petit peu la main, et on avait des difficultés de cohérence. ». L'INAO, sous l'impulsion de son directeur de l'époque : Jean-Daniel BENARD, repense alors totalement son système de fonctionnement et son mode de gestion des appellations d'origine, notamment par la suppression des postes de chef de région et l'apparition des délégués nationaux devant instaurer des règles de fonctionnement horizontales pour tous les produits (délimitations, conditions de production, procédures d'agrément, relations entre l'organisme et les organismes satellites, la recherche, l'INRA, etc.).

Le renouveau dans la manière de penser et de pratiquer l'expertise des produits d'appellation d'origine touche également au tournant des années 90-2000 les commissions d'enquête, à la faveur cette fois-ci non seulement de l'intégration des nouveaux produits mais également d'épisodes plus douloureux pour l'INAO tels que l'affaire du Château d'Arsac. Sur ce point, Jules Tourmeau souligne tout d'abord l'originalité du système des commissions de l'INAO : « les commissions professionnelles ont toujours été des commissions indépendantes du milieu, prises à l'extérieur, avec des gens qui n'avaient pas d'intérêt dans le milieu. C'est de plus en plus difficile dans certains produits. [...] Ensuite les experts ne sont pas payés, mal payés, je ne sais pas combien c'est aujourd'hui, mais ils sont mal payés et ils constituent des commissions compétentes avec une pluralité d'approche. Je prends la Champagne comme exemple puisque je travaille beaucoup sur la Champagne, vous avez un historien, un géologue, un botaniste, un sociologue, un agronome spécialisé en viticulture, ils apportent des compétences, des capacités complètement différentes et ils ont toujours le même esprit, c'est-à-dire, aboutir à une homogénéisation des critères pour définir le milieu où se produit l'appellation d'origine. ». Puis, sur la question d'une période significative dans l'évolution des pratiques : « le renouvellement c'est parce qu'on s'est aperçu, peut-être d'ailleurs à la faveur de certains procès, notamment sur des délimitations, que l'on était un peu léger sur certains trucs [...] C'est Arsac, sur la délimitation, donc c'est essentiellement la délimitation. [...] alors en parallèle si vous voulez on a des équipes internes et externes qui ont travaillé sur la notion de typicité, sur la notion de terroir, sur la notion d'appellation à proprement parler. Et donc on s'est aperçu à ce moment-là que quand on parlait du terroir à n'importe qui, on comprenait : c'est le terrain. Or, en fait, dans la notion de terroir définie aujourd'hui, celle qui est issue des groupes de travaux qui ont eu lieu avec l'INRA, etc., et par la réflexion qu'ont pu avoir différents chercheurs, c'est bien sûr des éléments du milieu naturel mais également des éléments du milieu humain. Et donc ça, c'est une intégration qui s'est faite après les produits autres. Je crois que cela a été un apport de la gestion des produits autres, produits laitiers, produits agro-alimentaires. ».

D'un point de vue global et selon une perspective historique plus large, Jules Tourmeau propose une interprétation de l'évolution de l'expertise de l'INAO tout à fait intéressante, mettant en avant l'idée d'un passage d'un système de connivence à un système de contrôle. Pour comprendre cette évolution, un élément du discours du témoin ressort en premier lieu, l'apparition en 1974 du certificat d'agrément sur la simple dégustation née du règlement communautaire : « pour moi le certificat d'agrément dans le vin était inique, il fallait le supprimer, et je voulais qu'on vienne à la gestion de l'agrément tel qu'il se fait aujourd'hui, c'est-à-dire depuis la plantation de la vigne jusqu'à la sortie de la bouteille avec le produit, pareil pour tous les autres produits, alors qu'en fait on délivrait un certificat d'agrément sur la simple dégustation des vins [...] procédure qui avait eu son utilité en 74, peut-être parce que cela nous a permis de juger du niveau de qualité générale de l'appellation, peut-être de faire entrer les œnologues dans les caves pour celles qui ne l'avaient pas, etc., de gommer un petit peu tous les défauts. Mais cela inhibait un peu les problèmes de qualité, surtout à mon avis cela inhibait l'esprit volontariste du système des appellations que le producteur pouvait avoir. ». Expliquant son point de vue quant au système de la certification et des dangers possibles de ce dernier dans le cadre des appellations d'origine, Jules Tourmeau revient un peu plus tard sur les éléments de compréhension de l'apparition du certificat d'agrément : « moi j'ai toujours été opposé à parler de cahier des charges pour les appellations d'origine contrôlée, pourquoi, parce que j'ai toujours pensé que l'appellation d'origine contrôlée était une démarche volontariste et que donc la certification n'était pas nécessaire. Bon à présent, on est rentré dans le système de la certification. Est-ce qu'on a bien fait, est-ce qu'on a mal fait, je n'en sais rien, on le verra. Il me semble que ce n'était pas nécessaire, de la même manière qu'en 74 il n’était pas nécessaire de passer à la dégustation obligatoire. On est passé à la dégustation obligatoire parce qu'on s'est dit, les VDQS, qui sont des labels, sont dégustés de manière générale et les appellations ne sont même pas dégustées. Effectivement il y a des mauvais vins dans les appellations, mais à ce moment-là, je pense que ce que l'on a manqué c'était d'être capable d'expliquer et de convaincre les producteurs que c'était eux qui devaient définir leurs règles de qualité, et non pas une directive qui standardise, plus ou moins, en tout cas qui est coûteuse. ». Cette prise de position soulève toute la question de l'essence même de la notion d'AOC et du sens de l'expertise, du type de normalisation proposée par l'INAO. Interrogé sur la problématique de l'évolution du centre de gravité de l'INAO entre ses différents corps constitutifs, Jules Tourmeau s'engage alors dans un exposé synthétique extrêmement intéressant, mêlant expérience personnelle et conceptualisation du système, sur le déplacement historique d'un type d'expertise de l'AOC vers un autre. « Pour moi c'est très clair, on est passé d'un système de connivence à un système de contrôle. C'est-à-dire que pour moi le système des appellations d'origine ne peut bien fonctionner que s'il est volontaire et s'il est reconnu par les producteurs. C'est l'essence même de l'appellation d'origine, c'est-à-dire c'est la gestion, c'est une autogestion en fait du produit par les producteurs sur toute la filière, sur toute la ligne. Et je pense que le système ne peut bien fonctionner que s’il y a une connivence. Moi j'ai toujours appelé ça une connivence entre les producteurs et entre les techniciens qui gèrent le système. [...] je suis un homme de terrain, donc je l'ai vécu beaucoup sur le terrain, même lorsque j'ai été un petit peu plus éloigné avec des responsabilités nationales. Quand vous avez un problème relatif soit à la qualité du produit, soit à son originalité par rapport à son lieu de production, on ne le règle pas par un procès ou par un déclassement ; ça c'est le pire qui arrive, c'est le plus mauvais résultat et de toute façon vous avez ensuite un opposant ou quelqu'un qui n'adhère pas au système. Donc tant que l'on a été en connivence avec les producteurs, tant qu'on a eu des agents de terrain qui comprenaient ce que les producteurs souhaitaient et qu'ils mettaient en musique, en page, etc., et qui faisaient la définition des décrets, qui allaient les trouver, qui disaient pourquoi vous demandez telle et telle chose, comment cela se fait que votre vin n'a pas telle et telle qualité, etc., les problèmes étaient réglés comme çelà. J'en ai réglé des quantités, parce que j'ai visité toutes les caves de mon secteur, toutes les exploitations viticoles, presque toutes les vignes. Je peux dire par exemple, quand j'étais à l'INAO à Chablis il y avait 1500-2000 ha de vignes, j'ai visité toutes les parcelles de vignes. Dans la Côte je ne les ai pas toutes visitées mais presque, je connaissais toutes les caves. Là, on a une véritable connivence, on a une véritable confiance et on avance effectivement dans la définition. Et on arrive, alors ce que l'on n'a peut-être pas fait suffisamment c'est mobiliser les professionnels pour qu'ils deviennent responsables et qu'ils soient les vrais gérants de leur appellation. À partir du moment où on entre dans un système certifié, où on n’a plus qu'à remplir les cases, cela signifie que le producteur doit obligatoirement bien raisonner son type de production. Donc si jamais il raisonne son type de production en fonction de la propriété collective qu'il est en train de faire vivre, ça va. Mais s’il raisonne à titre personnel, il remplit la case et puis c'est tout, il satisfait le besoin point. [...] Le système de contrôle ne peut pas fonctionner dans le système des appellations d'origine si c'est l'administration qui contrôle. C'est une erreur monumentale et je crois que le Ministère de l'Agriculture a fait une véritable erreur en voulant gérer le système des appellations d'origine. ». A travers ces lignes, Jules Tourmeau, grâce à l'expérience de l'acteur, du témoin de premier ordre de l'évolution du système, formalise un élément central de la problématique et des interrogations pouvant se poser autour de la normalisation des productions de qualité. Il termine d'ailleurs sur ce point par les propos suivants, ancrant la réflexion à la fois dans le passé mais également dans le présent et dans l'avenir : « il ne devrait n'y avoir que deux catégories, les AOC et les autres, et dans les autres il faudrait laisser la même liberté que tous les pays producteurs, de façon à ce que les gens puissent se battre sur un pied d'égalité. Mais dans les AOC rester très intransigeant parce que c'est une démarche philosophique qui est totalement différente. Et çà, l'ordonnance de 2006 met un terme à la différence qu'il y a dans la démarche, dans le raisonnement. Est-ce que ça se produira, est-ce que ça s'établira dans les faits, est-ce que les gens sortiront de la démarche AOC pour venir dans une démarche plus générale, je n'en sais rien parce que c'est trop récent, mais c'est le grand danger qu'il y a pour moi. ».

Cet extrait du propos de notre interlocuteur permet de rappeler que l'échange fut aussi l'occasion de recueillir un témoignage, un regard tout à fait précieux sur certains moments de l'histoire de l'INAO, y compris pour la période la plus contemporaine.

Le regard du témoin sur l'histoire de l'institution

Cette dernière facette de l'entretien remet en perspective l'histoire de l'institution et les différents contextes, les différentes problématiques qui ont pu la jalonner. Le regard du témoin est l'occasion ici non pas de retracer de manière exhaustive les moments clés de l'histoire de l'INAO mais d'éclairer d'une lumière singulière certains d'entre eux.

Ne respectant pas la chronologie historique, ce sont tout d'abord les considérations recueillies sur l'histoire très contemporaine de l'INAO, sur l'Institut National de la Qualité et de l'Origine, que nous transcrivons. Là encore, l'intérêt du propos tient à la connaissance stricte de l'institution, mais également à l'affranchissement de tout discours officiel convenu pour atteindre une certaine liberté dans la prise de position. « ce qui est bien c'est l'institut national de la qualité, je trouve qu’il est bien que l'on mette sous la même bannière, tous les signes qui ont, qui présentent une forme de qualité. Mais il fallait à l'intérieur conserver l'INAO avec sa structure telle qu'elle était, c'est-à-dire peut-être l'alléger parce que 75 personnes au comité national des vins c'est trop lourd à porter, c'est trop cher à faire vivre, l'alléger comme il l'a été fait d'accord, mais lui laisser toutes ses prérogatives, c'est-à-dire conserver à l'intérieur de l'Institut National de l'Origine et de la Qualité l'ancien INAO qui ne concerne que les AOC. Je crois que c'est une erreur que de ne pas l'avoir fait. Parce que l’on a voulu gérer de la même manière les labels, les attestations de spécificité, les AOP et les appellations d'origine contrôlée, et ce n'est pas la même démarche, cela n'est pas du tout la même démarche. ». De la même façon Jules Tourmeau profite de l'entretien pour appuyer le principe de la mise en place récente des Organismes de défense et de gestion : « Aujourd'hui, si vous voulez, le système qui a été mis en place par le Ministère de l'Agriculture n’est pas mauvais, celui des ODG, l'ODG c'est vraiment la responsabilisation du syndicat professionnel vis-à-vis de son produit. », tout en regrettant l'essoufflement historique d'une partie du syndicalisme viti-vinicole, concrétisé selon lui au moment de la discussion sur l'ordonnance de 2006 : « si on a eu un changement aussi radical et qu'on a redonné le pouvoir au Ministère de l'Agriculture, c'est-à-dire à l'administration, sur les appellations d'origine, c'est bien parce que les professionnels n'ont pas été présents à cette époque-là ou parce qu'ils ont troqué contre, peut-être des moyens de fonctionner, leur pouvoir. ».

Ce rapport de l'Institut aux syndicats professionnels pose la question plus générale des relations entre l'INAO et les acteurs des autres institutions au cours de son histoire (Chambres d’Agriculture, I.T.V., O.N.I.VINS, D.D.A., D.R.A.F.). Loin d'un discours de la continuité, de l'immuabilité, ce sont les tensions, les modifications de l'équilibre du système en fonction de son environnement historique qui sont observables dans le propos du témoin. C'est le cas par exemple lors de l'évocation de la place de l'INAO vis-à-vis des autres acteurs institutionnels du monde viti-vinicole durant les années 70 : « Alors on a été plutôt opposé aux chambres d'agricultures, j'ai vécu un petit peu cela dans les années 70 [...] très souvent on avait de gros conflits avec les techniciens des chambres d'agriculture dans le domaine viticole, y compris même avec les techniciens de l'ITV, l'Institut Technique de la Vigne et du Vin, qui avaient des démarches différentes des nôtres, et même avec l'O.N.I.VINS, (ex IVCC). Avec l'IVCC, on était, j'étais, en pétard permanent avec les gens de l'IVCC, dans les sélections clonales, dans le choix des greffons, des porte-greffes, etc. ».

L'évolution importante de la structuration de l'Institut au début des années 70 renvoie ainsi au moins en partie à cet environnement institutionnel et aux nouvelles attentes de la normalisation viti-vinicole : « le tournant c'est 73 avec la création des divisions parisiennes, c'est-à-dire une structuration de l'INAO qui s'est faite à cette époque-là [...] une division technique avec une recherche d'organisation technique au sein de l'INAO, parce qu'on se rendait bien compte qu'on avait un besoin aussi d’imposer notre propre technicité, une division économique pour essayer de gérer un peu les AOC de manière économique ; ça a été la période de l'avènement de la loi de 75 sur les organisations interprofessionnelles, c'était la période aussi où, à l'INAO on voulait avoir un contre-pouvoir en disant : les appellations d'origine au niveau national ne se gèrent pas forcément comme les appellations d'origine au niveau régional [...] on était à côté d'organismes comme l'O.N.I.VINS, par exemple, (l'IVCC devenu ONIVIT , puis ensuite O.N.I.VINS), qui étaient beaucoup mieux structurés que nous. En fait on était un petit peu les parents pauvres, autant au départ l'INAO avec peu de personnel était bien doté au niveau des salaires, autant quand les organismes parallèles se sont structurés, on s'est retrouvé moins bien lotis tant au niveau budgétaire qu’au niveau des personnels, on avait deux catégories, contrôleur adjoint, ingénieur chef de centre, point terminé, alors qu’à l’O.N.I.VINS. par exemple, il y avait davantage de moyens budgétaires, grâce à la distribution des deniers européens et une meilleure structuration des services avec beaucoup plus de personnels… ».

C'est très certainement sur la question de la difficile construction des normes de qualité au niveau international et plus particulièrement européen que le témoignage se fait le plus riche, en tant qu'élément complémentaire des sources écrites pour la compréhension d'un moment clé de l'histoire des AOC et de l'INAO. Voici donc le récit, la vision personnelle de Jules Tourmeau de cette période : « Il y a eu deux étapes. La première étape ça a été l'organisation en France du système des appellations d'origine qui date de 1989, [...] Henri Nallet, alors Ministre de l’Agriculture, demandant à l'Union européenne de protéger les appellations d'origine autres que le vin, se fait refouler parce que les pays du nord notamment disent : c'est une mascarade votre truc, c'est de la protection pure et simple qui repose sur un système mal défini, donc on n'est pas d'accord. Et M. Nallet dit effectivement, nous avons un système en France qui n'est pas homogène. On avait 36 types de forme de reconnaissance d'appellation, des vins qui eux étaient clairs avec un règlement de 1919, 1927, 1935 qui était au point, et puis ensuite on avait l'organisation des produits laitiers avec la loi de 1958, des appellations judiciaires comme Roquefort qui était de 1925, le Comté qui est né en 1953, c’est à dire des systèmes différents, basés sur des références juridiques différentes. [...] Alors M. Nallet dit je veux convaincre les ministres européens que les appellations d'origine contrôlée en France ce n'est pas du bidon, donc j'organise un conseil des ministres de l'agriculture en Bourgogne, en octobre 1989. J'ai participé très activement à la mise en place de ces réunions-là puisque j'étais une cheville ouvrière de cette organisation, où là on a reçu tous les ministres de l'agriculture avec tout leurs staffs et où on a défini et présenté ce que c'était que les appellations françaises. Parallèlement il avait confié à M. Jolivet, qui était directeur de la qualité au Ministère de l'Agriculture, la mission de faire l’inventaire de l'ensemble des appellations revendiquées en France afin de pouvoir les harmoniser. C'est à partir de là qu'est née la loi de 1990. Donc ça c'est la première étape.

A la suite du Conseil de 1989, au niveau européen, un certain nombre de ministres se sont dit puisqu'on a des appellations en France, alors on peut, comme on l’a fait en 1970 pour les vins (règlement VQPRD), définir une règle européenne pour les autres produits agro alimentaires, et en 1992 on reconnaît les IGP, les AOP. [...] Alors au niveau européen effectivement on a les trois catégories : l'AOP, l'IGP, l'attestation de spécificité. Après je crois que le système a bien fonctionné, le système des appellations, (de la reconnaissance des appellations d'origine jusqu'en 1998) et la loi sur les labels et les IGP, jusque-là.

Mais moi j'ai toujours pensé que ce qui se met en place aujourd'hui dans le cadre de la politique communautaire qui consiste à rassembler, à avoir une seule catégorie d'appellation d'origine contrôlée (A.O.P.) se ferait. J'ai toujours pensé que c'était une ineptie que d'avoir d'une part les VQPRD en vin et d'autre part les AOP en autres produits. [...] ma grande crainte aujourd'hui, c'est que le système des appellations d'origine contrôlée se trouve noyé dans tous ces signes de reconnaissance parce que la question qui se pose est de savoir s'il va conserver les moyens de fonctionner de manière autonome telle qu'il fonctionnait entre 1935 et 1990, je ne sais pas. ». Le témoin, s'il n'apporte pas d'éléments historiques précis sur la problématique des relations entre les différents cadres de normalisation des productions de qualité, transmet en revanche assez bien l'extrême difficulté qu'a pu éprouver ce système des AOC, historiquement construit, inscrit dans un ensemble de réalités nationales, à se réinventer, se projeter dans de nouveaux cadres de référence. Aujourd'hui témoin privilégié et non plus acteur de l'histoire de cette institution, Jules Tourmeau nous invite par son propos à concevoir comme l'une des clés essentielles de l'avenir de l'INAO mais également de son histoire, sa capacité à se réinventer dans un monde viti-vinicole en perpétuelle évolution tout en gardant scrupuleusement sa base philosophique originelle, faite d'esprit volontariste, de garantie de la qualité des produits par les producteurs eux-mêmes et d'un équilibre du rapport de force entre les différents acteurs du système.

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Florian Humbert, « Un parcours et une expertise au sein de l’INAO : Jules Tourmeau », Territoires du vin [En ligne], 1 | 2009, publié le 01 février 2009 et consulté le 18 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=1445

Auteur

Florian Humbert

Doctorant en Histoire, Centre Georges Chevrier - UMR CNRS 5605 - Université de Bourgogne

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