Beaune et la patrimonialisation de la Bourgogne viticole. Le monde viticole, acteur de sa propre patrimonialisation

Index

Mots-clés

Beaune, Climats, Patrimonialisation, Vigneron, Négoce, Folklore

Keywords

Beaune, Climats, Heritage, Vintners, Negociants, Folklore

Plan

Texte

Introduction

Cette communication a pour propos de présenter le rôle de Beaune dans la définition et la valorisation de la culture et de l’identité viticoles bourguignonnes tout au long du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui et de comprendre comment Beaune a participé à la patrimonialisation du vignoble bourguignon.

En ce début de XXIe siècle, l’engouement pour le fait patrimonial ne se dément pas. Un objet devient patrimonial parce qu’il possède du sens pour une communauté ; son existence est le symbole d’une histoire, d’une mémoire collective ou de valeurs partagées par un groupe humain. Diverses motivations animent les acteurs d’une patrimonialisation : les motivations purement patrimoniales et de conservation, les motivations politiques, liées par exemple à la construction d’une identité régionale, et les motivations économiques et notamment touristiques en sont les principales.

Depuis une centaine d’années, avec une accélération du phénomène ces dernières années, la Bourgogne viticole n’échappe pas à cette mise en patrimoine ni à sa valorisation touristique et culturelle1. Nous pouvons sans risque affirmer que, depuis les années 1920 – 1930, la Bourgogne a clairement fait le choix du vin et de la gastronomie comme marqueurs identitaires, aux côtés de quelques monuments historiques et sites naturels emblématiques. Il nous a semblé pertinent de nous interroger sur la place de Beaune dans ce phénomène de patrimonialisation du vignoble. En effet, bien que petite commune2, Beaune possède une notoriété particulièrement forte et assurément liée à sa place au sein du système vitivinicole bourguignon. Connue pour abriter l’hôtel-Dieu, ce vieil hôpital créé au milieu du XVe siècle et merveille architecturale, Beaune (Illus.1) est traditionnellement désignée comme capitale du vin de Bourgogne et plateforme principale d’échanges commerciaux du vin depuis le Moyen-âge.

Vue de Beaune

Vue de Beaune

Crédits photos : photo de l’auteur.

Tenter de déterminer la place jouée par Beaune dans la mise en patrimoine et la valorisation touristique et culturelle du vignoble bourguignon revient à évoquer différents types d’actions et de phénomènes : nous évoquerons les actions de mise en tourisme, qui sont la résultante de la patrimonialisation, mais également la façon dont s’est matérialisée la prise de conscience de l’enjeu patrimonial parmi les acteurs qui animent Beaune.

Dans un premier temps, seront mises en avant les actions de valorisation de la culture viticole mises en œuvre par la filière vitivinicole elle-même. Ensuite, il sera question de la patrimonialisation réalisée par des acteurs extérieurs au monde vitivinicole. L’étude d’exemples particulièrement représentatifs permettra d’illustrer le propos, le musée du vin de Bourgogne sera ainsi un cas intéressant de muséification du patrimoine vitivinicole. D’autres cas concrets non développés dans cette communication pourraient bien évidemment la compléter. Enfin, un éclairage synthétique sera proposé sur un événement récent, à la dimension internationale et qui consacre cette patrimonialisation, l’inscription des Climats du vignoble de Bourgogne sur la Liste du Patrimoine mondial de l’Unesco le 4 juillet 2015, pour tenter de délimiter le rôle de Beaune dans la candidature de ce dossier et dans la quête de cette reconnaissance mondiale.

La création d’un objet patrimonial est l’œuvre de multiples groupes sociaux, plus ou moins institutionnalisés, parmi lesquels les acteurs politiques et culturels occupent généralement une place essentielle. S’agissant de la Bourgogne viticole, constatons d’emblée qu’elle est à la fois objet d’étude et de patrimonialisation et acteur de ce processus. En effet, à partir du début du XXe siècle, le monde viticole participe à ce mouvement de patrimonialisation ; entendons par le mot « monde viticole » les viticulteurs, le négoce et leurs organismes professionnels, autrement dit les professionnels du vin. L’investissement de la filière vitivinicole observée dans les diverses régions du globe se manifeste par plusieurs modes de mise en valeur : une participation à des opérations de folklorisation, de mise en scène et une mise en tourisme avec le développement d’activités oenotouristiques, une création d’espaces patrimoniaux, de « musées » du vin, le recours à des recherches historiques et à des partenariats d’ordre scientifique ou encore un appel à de grandes figures du monde de l’architecture et de l’art contemporain. A Beaune, l’intérêt pour le développement de l’attractivité touristique liée à l’image des vins et pour une exaltation du patrimoine vitivinicole s’observe essentiellement dans les décennies 1950 – 1970.

Le premier constat qui peut être établi concerne la période contemporaine : Beaune est peu investie dans la spectacularisation du patrimoine viticole et du vignoble, tel qu’on l’apprécie depuis une quinzaine d’années dans de nombreuses régions viticoles. Il n’existe pas de grands équipements oenotouristiques, combinant geste architectural, scénographie immersive et divertissante et recours – parfois excessif – aux nouvelles technologies, à l’image de la Cité des Vins à Bordeaux3, du musée du barolo à Barolo (Piémont, Italie) ou, dans une dimension plus patrimoniale, du musée du vin Vivanco à Briones (Rioja, Espagne)4. L’intervention d’architectes stars n’est pas non plus une tendance revendiquée par Beaune5. De même, l’association entre vin et art contemporain reste modeste6, comparé à ce que l’on voit par exemple en Champagne (par exemples avec le domaine Pommery) ou dans le Sud de la France (la plus belle réussite étant le domaine et le château La Coste). Le seul équipement ayant axé sa communication et ses choix scénographiques sur des ressources innovantes est l’usine et le parcours de visite interprétatif de la Maison Veuve Ambal (Illus2 et 2 bis) (installés à Montagny-lès-Beaune, commune limitrophe à Beaune).

Site de la Veuve Ambal

Site de la Veuve Ambal

Avec l’aimable autorisation de la Veuve Ambal. Crédits photos : Veuve Ambal

Site de la Veuve Ambal

Site de la Veuve Ambal

Avec l’aimable autorisation de la Veuve Ambal. Crédits photos : Veuve Ambal

Ensuite, pour identifier d’autres lieux bourguignons ayant fait le pari de bousculer les lignes en termes de stratégies de valorisation, il faut se déplacer à Nuits-Saint-Georges avec l’Imaginarium conçu par Louis Bouillot et le groupe Jean-Claude Boisset7. Il semble que la construction et la cristallisation de l’image de cette région viticole associée aux valeurs de terroir, d’authenticité, de traditions, de lien viscéral à la terre et dans laquelle qualité, crédibilité, excellence des vins sont inconsciemment conditionnées à l’histoire longue de ce vignoble aient encouragé la frilosité des acteurs beaunois. S’ouvrir à des modes de promotion plus contemporains, faire évoluer l’image de la région revient à prendre le risque de porter atteinte à un discours patiemment édifié tout au long du XXe siècle et à – potentiellement – déstabiliser le client8. La réalisation de la Cité des Vins à Beaune9, depuis longtemps envisagée et désirée, pourrait faire évoluer ce positionnement plutôt traditionnel de la ville ces dernières décennies.

Si l’investissement des acteurs beaunois de la filière vitivinicole dans une mise en scène spectaculaire a été timorée ces dernières années, quelles ont été les positions de ces derniers face à l’important mouvement de création, de définition et d’animation d’un folklore vineux dans les années 1910 – 1950 ? Ce processus de développement d’un folklore vineux régionaliste à visée commerciale et touristique (la Foire gastronomique à Dijon en 1921, la Paulée de Meursault en 1923, la Confrérie des Chevaliers du Tastevin à Nuits-Saint-Georges en 1934, le Pavillon bourguignon à l’Exposition internationale de Paris en 1937) et de façonnage d’une image de la Bourgogne viticole jonglant entre tradition pour les valeurs et modernité dans l’approche a déjà été étudié, notamment avec brio par Gilles Laferté10. A partir des années 1920, Beaune et ses grandes institutions viticoles essayent de capitaliser sur ces nouvelles stratégies de communication à caractère folklorique mais demeurent à la traine par rapport aux initiatives dijonnaises et surtout nuitonnes. Toutefois, la vente des vins des hospices, créée au milieu du XIXe siècle, revendique une nouvelle facette, folklorique, populaire et festive qui vient s’ajouter à la stricte dimension économique. Désormais – et c’est toujours le cas – la vente des vins est insérée dans plusieurs jours de manifestations vineuses et culturelles : conférences, concerts, animations folkloriques. En 1936, c’est la création du Comité des Trois Glorieuses dans lequel Beaune, sa Vente des Vins, ses négociants et propriétaires viticoles s’associent à Meursault et sa Paulée et à Nuits et sa confrérie pour communiquer conjointement sur l’image des vins de Bourgogne et organiser au mieux la venue des journalistes. « Ces éléments ethnographiques donnent à voir une culture viniviticole spécifique dont Beaune se fait le centre » écrit Gilles Laferté11. En cela, on ne peut que constater la réussite sur le long terme de ce modèle de fête vineuse couplée à une manifestation commerciale : la vente des vins est aujourd’hui le rendez-vous incontournable de la Bourgogne viticole ; non seulement elle participe à son rayonnement économique mais également au rayonnement culturel de cette région.

Néanmoins, la matérialisation la plus évidente de l’investissement du monde viticole dans la mise en patrimoine réside dans la montée en puissance des actions d’œnotourisme des années 1960 à aujourd’hui. A Beaune, cela se vérifie essentiellement par la part prise par le négoce, très visible à Beaune, dans l’activité touristique. Cette activité se décline en visites de caves, en parcours oenotouristiques  et dégustatifs, en stages d’initiation à la dégustation à destination d’un public varié (du touriste néophyte à l’amateur éclairé et au professionnel). Pour ces acteurs, le concept consiste à proposer à un large public une découverte historique, patrimoniale et sensorielle du vignoble, découverte forcément associée à une promotion de la maison de vin en question. Le précurseur de ce type de valorisation est sans contexte la Maison Patriarche (et son PDG André Boisseaux) qui, dès l’après-guerre, propose la visite de son site beaunois, l’ancien couvent des Visitandines et ses kilomètres de galeries de caves (Illus.3). Depuis, de nombreux lieux de négoce se sont ouverts à la visite, tels que La Reine Pédauque, la Maison Champy, le marché aux vins ou plus récemment la Maison Bouchard aîné et fils et la Maison Veuve Ambal (dans une approche beaucoup plus moderne). D’autres maisons de vin préfèrent quant à elles privilégier un contact plus limité avec la clientèle touristique, misant sur le côté sélectif et secret. L’approche de l’activité touristique s’est par ailleurs depuis longtemps professionnalisée : les prestations oenotouristiques sont qualitatives et font appel à des professionnels du tourisme et du vin. La présence d’un BTS tourisme au lycée beaunois du Clos-Maire et les formations diversifiées de la Viti contribuent à la pérennité de cette exigence qualitative dans l’accueil des visiteurs et dans la transmission des savoirs sur la Bourgogne viticole.

Caves du couvent des Visitandines, Maison Patriarche

Caves du couvent des Visitandines, Maison Patriarche

Avec l’aimable autorisation de la Maison Patriarche. Crédit photo : Jean-Louis BERNUY.

Enfin, une dernière initiative menée par le monde viticole est à prendre en compte : celle qui prône la recherche historique et la valorisation patrimoniale au cœur du discours marketting. Plusieurs réalisations peuvent être citées, telle la Maison Bouchard aîné et fils qui demande à l’historien Jean-Marc Bourgeon d’effectuer des recherches historiques dans l’optique de la publication d’un bel ouvrage sur l’histoire de la Maison en 200312. Mais nous prendrons ici un autre exemple, celui de la Maison Louis Latour qui, en juin 1997, pour le bicentenaire de la maison13, publie l’ouvrage En Bourgogne depuis 1797 (Illus.4).

Couverture de En Bourgogne en 1797, Maison Louis Latour

Couverture de En Bourgogne en 1797, Maison Louis Latour

Avec l’aimable autorisation de la Maison Louis Latour. Crédits photos : photo de l’auteur.

Pour concevoir et réaliser l’ouvrage, la maison missionne une jeune historienne, Laure Gasparotto14. La publication, destinée aux partenaires et à la clientèle de la maison et largement illustrée par des documents visuels, se donne pour ambition de relater et de reconstituer l’histoire de la Maison Louis Latour. La démarche peut s’apparenter à toute recherche scientifique  puisque l’auteur base son discours sur la source, le document, l’archive écrite ou visuelle, respectant la méthodologie de tout historien : travailler à partir de sources qui sont ensuite exploitées pour construire un récit. Certes, force est de constater que l’opération correspond aussi (et surtout ?) à un outil de promotion : on ne peut nier cette motivation commerciale et l’aspect « relations clientèle » ; certains faits de l’histoire de l’entreprise plus gratifiants sont d’ailleurs avantageusement mis en avant. De même, il n’est absolument pas singulier de faire reposer la communication d’une entreprise sur une référence à l’histoire : ancrer l’histoire d’une maison de vins dans la grande histoire de la Bourgogne viticole et donc dans une temporalité longue représente pour la clientèle un gage de qualité et de longévité, un enracinement dans l’histoire locale voire nationale. Toutefois, l’originalité de cet ouvrage promotionnel et de commande est de posséder certaines qualités rares à ce type d’ouvrages : l’étape préalable d’exhumation des archives est réalisée avec sérieux et discernement15, l’interprétation de ces archives évite de les cantonner à un simple rôle de faire-valoir illustratif. S’observe également une tentative de mettre en lien ces archives familiales avec les grands faits marquants et les principales étapes de développement du vignoble bourguignon : réactions des négociants face à la crise phylloxérique, témoignages sur l’expansion commerciale du négoce en Europe et sur les autres continents, présentation de prix-courants avec une différenciation progressive des appellations. Enfin, l’intérêt de l’ouvrage réside dans la diffusion d’archives privées portées à la connaissance d’un large public.

Le monde viticole a su investir et s’investir dans le secteur patrimonio-touristique. Cet investissement répond à plusieurs motivations : promotion commerciale de l’entreprise (stratégie de marque) bien évidemment mais également construction d’une image valorisante et revendication patrimoniale. Dans les choix de mise en scène et de mise en valeur, se dégage très souvent une politique qui repose sur le souhait de raconter l’histoire de l’entreprise en consonance intime avec celle de la Bourgogne viticole et d’écrire pour cela un discours dans lequel se mêlent vérités historiques et attestées par des preuves et récits mythifiés et parfois légendaires. Toutefois, il est indéniable qu’au-delà des impératifs commerciaux cet intérêt se fonde aussi sur le sentiment d’être dépositaire d’une histoire commune et d’une identité collective et sur la conscience partagée d’une responsabilité quant à la gestion, la protection et la transmission de ce patrimoine régional.

Une patrimonialisation par des acteurs extérieurs au monde vitivinicole

Dès lors qu’une prise de conscience de l’existence d’un héritage commun, collectif est en marche, le processus de patrimonialisation s’articule au sein de choix politiques et s’accompagne d’un travail scientifique d’étude basé sur la désignation, la description et l’analyse de l’objet patrimonial. L’intervention de la communauté scientifique issue des milieux universitaires, académiques, patrimoniaux permet d’apporter l’argumentaire scientifique indispensable au travail politique de désignation et d’appropriation d’un objet patrimonialisé. Cela répond à diverses motivations, de l’enrichissement et de la diffusion des connaissances au développement économique et touristique d’un territoire. A Beaune, ville non universitaire, la rencontre entre le monde politique et la communauté scientifique est l’origine de plusieurs initiatives très originales.

Au milieu du XXe siècle, la personnalité politique qui domine la cité beaunoise est son maire Roger Duchet16 qui prend conscience d’une part de l’engouement de l’opinion publique pour le discours axé sur le terroir et sur la valorisation du monde rural et d’autre part du potentiel touristique de Beaune en lien avec ces thématiques. La foire de printemps qui voit le jour en 1932 doit beaucoup à l’édile beaunois : imaginée comme un complément printanier aux festivités automnales de la Vente des Vins, la foire aux vins de Beaune se déroule du 1er au 2e dimanche de juin. A l’image d’autres foires aux vins, phénomène très à la mode dans les années 1930 – 1950, le concept associe valorisation de la boisson et présentation d’autres produits emblèmes de la France moderne : on y expose et vend du vin de Bourgogne, du matériel vitivinicole mais aussi des équipements domestiques ou industriels. Cette foire s’inscrit ainsi parfaitement dans cette exploration et cette définition de nouvelles représentations du vignoble entre références à des éléments rustiques, traditionnels et recours à la modernité, propres à l’entre-deux-guerres17. Quelques années plus tard, Roger Duchet encourage la création d’une Ambassade du Vin afin de promouvoir les vins de France en leur donnant des ambassadeurs aux noms prestigieux. L’acte de fondation, daté du 16 novembre 1946, est signé par Duff Cooper, Pierre Benoît, Fernand Gregh, Maurice Garçon, Luc Durtain, Emile Henriot, André Billy, Charles Richet, Léon Noël Duhamel, Roland Dorgeles, Jacques Trefouel, Jean de Lattre de Tassigny et Paul Chanson, héritier d’une des grandes maisons de négoce beaunoises. Pendant plusieurs années, l’Ambassade organise des banquets annuels dans la dernière salle du musée du vin de Bourgogne qui a hérité du nom, la salle dite des Ambassadeurs.

Le regard porté par les professionnels du patrimoine a incontestablement participé à la construction d’une patrimonialisation de la Bourgogne viticole, de son outillage, de ses pratiques et savoir-faire, de son architecture rurale, de ses produis du terroir et de ses paysages. En cela, Beaune possède un atout particulièrement intéressant à souligner : disposer de ressources scientifiques et documentaires uniques grâce à plusieurs institutions qui ont su collecter, constituer des fonds permettant non seulement de reconstituer l’histoire de la Bourgogne viticole mais aussi de valoriser cette dernière sous un angle culturel et scientifique et de contribuer au dynamisme (oeno) touristique régional. Les établissements patrimoniaux municipaux que sont le musée du vin de Bourogne, les archives et la bibliothèque Gaspard Monge dominent ces activités de recherche et de transmission des savoirs. On peut y ajouter d’autres structures qui œuvrent à la recherche dans les domaines techniques de la filière vitivinicole : le pôle technique et le pôle documentaire du BIVB (bureau interprofessionnel des vins de Bourgogne, installé à Beaune) ou encore le lycée viticole et ses équipes enseignantes et pédagogiques.

L’exemple le plus abouti de mise en patrimoine avec des facettes scientifiques, culturelles, touristiques est certainement le musée du vin de Bourgogne, installé depuis 1946 – 1947 dans un monument prestigieux, l’ancien hôtel des ducs de Bourgogne (Illus.5 et 5 bis).

Hôtel des ducs de Bourgogne, Musée du vin de Bourgogne.

Hôtel des ducs de Bourgogne, Musée du vin de Bourgogne.

Crédits photos : Musées de Beaune.

Hôtel des ducs de Bourgogne, Musée du vin de Bourgogne.

Hôtel des ducs de Bourgogne, Musée du vin de Bourgogne.

Crédits photos : Musées de Beaune.

Premier musée français d’arts et traditions populaires dédié au vin, il a été et demeure un outil de reconnaissance et de normalisation des savoirs vitivinicoles. Ses collections portent sur la viticulture bourguignonne pré-phylloxérique et sur les manifestations culturelles et l’organisation sociale qui en résultent dans les communautés vigneronnes, sur les aspects historiques, géologiques et géographiques et sur les travaux de la vigne et du vin. Sa genèse s’inscrit dans un phénomène plus vaste d’étude et de mise en valeur des particularismes régionaux de la part des sciences humaines et de l’ethnologie, dominées par l’équipe parisienne des ATP et du musée de l’homme, à la fin des années 1930. Sous la houlette de Georges Henri Rivière, créateur du musée national des arts et traditions populaires à Paris, muséologue réputé à la fois pour ses mises en situation d’objets et pour les enquêtes folkloriques qu’il lance dans diverses provinces, le musée du vin de Bourgogne est installé dans l’hôtel des ducs de Bourgogne au lendemain de la seconde guerre mondiale. Au cœur de la légitimité attribuée à ce musée se révèle la nécessité de sauver de l’oubli, en les collectant et en les exposant, des témoins matériels de la civilisation viticole rurale et traditionnelle, victime de mutations profondes. Bénéficiant d’un large soutien du maire de Beaune, Rivière peut compter sur le travail de collecte et d’enquêtes mené par André Lagrange, ethnologue et chargé de mission au MNATP, qui part à la rencontre des communautés viticoles bourguignonnes et amasse un formidable ensemble d’objets, de photographies et de témoignages oraux transcrits sur des fiches cartonnées18. Cet ensemble constitue un matériau irremplaçable sans lequel une large partie des connaissances sur les travaux de la vigne et du vin, les gestes, les outils avant la crise phylloxérique en Bourgogne auraient été perdus19. Ce musée est le témoin de ce phénomène de mise en patrimoine d’une culture et de muséification des objets du quotidien et des outils. Reflet des principes muséologiques et de l’approche ethnographique de Georges Henri Rivière, totalement nouveaux pour l’époque, l’objet est choisi comme un témoin d’une culture matérielle, de faits sociaux et culturels et doit refléter la place de l’homme dans sa dimension spatiale et chronologique. Subissant le désintérêt d’une grande partie des acteurs beaunois des années 1970 aux années 2000, le musée du vin de Bourgogne devrait désormais établir des ponts entre le passé viticole et les problématiques actuelles de la région et s’affirmer comme un outil de lecture et d’interprétation du vignoble bourguignon et des sociétés vigneronnes contemporaines.

Les Archives municipales (Illus.6), autre structure patrimoniale de la Ville de Beaune, sont devenues au fil du temps, grâce à des dons et collectes, un pôle de ressources majeur sur la Bourgogne viticole, essentiel pour la connaissance de cette dernière.

Archives municipales de Beaune.

Archives municipales de Beaune.

Crédits photos : Archives municipales de Beaune.

Outre certains documents fondamentaux entrés dans les archives en tant qu’archives publiques (registres paroissiaux, archives municipales), il faut souligner la démarche continue, coordonnée et qualitative de l’équipe des Archives municipales de procéder  à des collectes de fonds privés en lien avec la vigne et le vin, ceci depuis une vingtaine d’années. Il a en effet pu être constaté que beaucoup de documents permettant de retracer l’histoire de la Bourgogne viticole et notamment de l’époque contemporaine sont en mains privées (maisons de vins, propriétaires viticoles, syndicats, particuliers…). Le rôle des Archives municipales de Beaune est tout d’abord de veiller à faire prendre conscience de l’intérêt à conserver, préserver, bien conditionner et transmettre ces documents. Cela  peut ne pas être le cas dans certaines structures privées ou chez certains particuliers qui non seulement  ne connaissent pas les bonnes pratiques de conservation et qui surtout n’ont pas pris conscience que tout document, jugé a priori « sans intérêt »,  peut devenir archive et témoin matériel d’un fait historique. Collecter les archives de fonds privés en lien avec la vigne et le vin revient à parfaire la connaissance de l’histoire de la Bourgogne viticole et  préparer l’écriture de l’histoire de la fin du XXe et du XXIe siècle. C’est ainsi que des archives privées et tout particulièrement de grandes maisons de vin de Beaune et de ses environs sont aujourd’hui conservées et consultables aux archives municipales de Beaune (fonds Jaffelin, fonds du Comité d’Agriculture et de Viticulture de Beaune, fonds Calvet, fonds Pierre Poupon, fonds André Lagrange, fonds Moingeon-Ropiteaux, fonds Affre-Lavirotte, fonds Patriarche effectivement, fonds Bouchard Ainé… ). La politique proactive de démarchage, de sensibilisation auprès des propriétaires privés et de collecte de ces archives privées s’inscrit pleinement dans les missions des services d’archives et correspond également à une politique d’urgence, de veille permanente et de sauvegarde de documents en voie d’abandon ou de destruction parfois.   Par leur action, ces services veillent à entretenir et enrichir les conditions d’étude de la Bourgogne viticole et d’établissement d’une histoire selon des méthodes de travail scientifiques. Reste à ce que les historiens se saisissent du sujet et viennent travailler dans les services afin de légitimer cette intervention aux yeux du public et des décideurs.20

L’exemple du musée du vin de Bourgogne et celui des archives municipales démontrent la place essentielle de ces acteurs non issus du monde viticole dans l’enrichissement et le renouvellement du regard posé sur la Bourgogne viticole.

Beaune et ses forces vives au service d’un projet de territoire : « l’inscription des Climats »

Depuis une dizaine d’années, de nombreux acteurs de la Côte de Nuits et de la Côte de Beaune dont la Ville de Beaune ont participé à une démarche commune de quête de reconnaissance internationale de leur terroir viticole via l’Unesco et son programme de Patrimoine mondial, considéré désormais comme une liste réunissant les symboles d’une identité culturelle mondiale et plurielle. Le 4 juillet 2015, le Comité du Patrimoine mondial de l’Unesco, lors de sa 39e session, à Bonn, en Allemagne, a reconnu la Valeur Universelle Exceptionnelle de ce territoire désigné sous l’appellation des Climats du vignoble de Bourgogne. Les climats sont désormais inscrits sur la prestigieuse Liste du Patrimoine mondial au titre des « paysages culturels ».

Il n’est pas question ici ni de revenir sur les étapes de la candidature ni d’évoquer l’argumentaire développé pour construire la valeur universelle et exceptionnelle21 ni même de lister les enjeux liés à une telle inscription. Avec encore peu de distanciation à l’égard de cet événement très récent, nous pouvons esquisser une première analyse de la mobilisation de la cité beaunoise derrière ce projet d’inscription. Rappelons préalablement que Beaune est comprise dans le périmètre des climats en tant qu’élément urbain spécifique du système des climats associé notamment aux activités commerciales.

Lancée en 2006 – 2007, la candidature a rencontré progressivement une mobilisation, collective et individuelle, issue d’initiatives institutionnalisées ou individuelles et spontanées. Les principales communautés socio-professionnelles ainsi que la population se sont reconnues dans cette candidature : le projet a rapidement été perçu et entendu comme valorisant et fédérateur pour le territoire. Cette forte appropriation du dossier de candidature s’est matérialisée de différentes manières : participation à des événements de promotion de la candidature, adhésion au comité de soutien, actions de mécénat, renouvellement de l’intérêt pour le patrimoine viticole…

Plusieurs institutions beaunoises se sont trouvées au premier rang des actions de sensibilisation et de médiation de la candidature : le BIVB, les services patrimoniaux de la Ville de Beaune, l’Office de tourisme intercommunal, le lycée viticole. Prenons l’exemple du musée du vin de Bourgogne qui n’a cessé de programmer un ensemble de manifestations et d’actions permettant à chacun de comprendre les enjeux de l’inscription et de s’approprier la notion des climats, loin d’être évidente lors des prémices de la constitution du dossier. Ont ainsi vu le jour des panneaux informatifs sur la candidature, un parcours « climats » dans les collections permanentes du musée, un programme « climats » dédié au jeune public (livret-jeu de découverte du musée, ateliers en temps scolaires, périscolaires ou extrascolaires), des visites guidées des collections sous l’angle des climats. Un cycle de conférences consacré à la Bourgogne viticole a par ailleurs été proposé par la direction du Patrimoine culturel, en partenariat avec d’autres structures, le lycée viticole, l’association des Climats, la Maison des sciences de l’Homme-MSH de l’Université de Bourgogne, le BIVB, le Centre d’histoire de la vigne et du vin-CHVV, pour faire vivre la candidature et enrichir le débat scientifique sur cette région viticole. De manière générale, on a pu observer sur tout le territoire destiné à être inscrit un regain d’intérêt scientifique et culturel pour la Bourgogne viticole comme sujet d’étude. Retenons l’idée de cette démarche participative avec beaucoup d’initiative locales, individuelles ou collectives, et beaucoup de ressources mises en commun pour assumer collectivement le développement d’un territoire. Rares sont les opportunités pour un territoire de se fédérer ainsi derrière un tel objectif de rayonnement et de reconnaissance internationaux.

Par ailleurs, avec cette candidature et cette inscription, toutes les étapes du processus de patrimonialisation ont été mis en œuvre sur une période relativement courte : la prise de conscience de l’intérêt patrimonial, la sélection et la justification patrimoniales, le plan de gestion pour conserver et valoriser et enfin la labellisation (en l’occurrence l’obtention de l’appellation Patrimoine mondial de l’Unesco). Assurément, l’inscription sur la Liste du Patrimoine mondial de l’Unesco est l’aboutissement et la consécration la plus aboutie de patrimonialisation d’un territoire.

Pour conclure, l’exemple de Beaune permet de prendre conscience des différences de perceptions et d’usages du patrimoine. Le choix de s’intéresser et surtout de participer à la mise en patrimoine du vignoble répond tant à des motivations scientifiques – d’approfondissement des connaissances scientifiques –, qu’à des stratégies commerciales et économiques, à une recherche d’animation touristique et culturelle et de développement d’un territoire et à des problématiques politiques (en lien avec la construction identitaire de la cité). L’étude de plusieurs cas dans cette communication permet d’observer que ces diverses motivations peuvent se rejoindre, que patrimonialisation collective et patrimonialisation individuelle peuvent être amenées à se rencontrer et qu’une patrimonialisation aboutie est une œuvre collective. Si la coordination des acteurs peut être lente à se mettre en place, le processus est éminemment collectif. L’inscription des Climats le démontre : face à un enjeu de visibilité et un signe de reconnaissance d’une telle ampleur, les énergies savent s’unir. A l’image du musée du vin de Bourgogne dans les années 1950 qui sut associer recherche scientifique et animation culturelle et touristique et partenaires publics et privés, une structure touristique, culturelle, fédérative et moderne serait la bienvenue : aux côtés du riche et dynamique réseau existant d’actions oenotouristiques, elle serait à la fois pôle de ressources autour de la construction historique de la Bourgogne viticole, pont entre le passé et l’avenir, plateforme commune pour les acteurs du territoire. Les prochaines années diront sur le projet de Cité des vins de Bourgogne à Beaune deviendra réalité et pourra remplir ce rôle.

Notes

1 Marie Delaplace, Elsa Gatelier, « Patrimonialisation individuelle et collective et développement de l’oenotourisme en Bourgogne », Territoire en mouvement, Revue de géographie et aménagement, 2014, http://tem.revues.org/2283. Retour au texte

2 Près de 22 000 habitants en 2012, selon le site internet de l’INSEE. Retour au texte

3 Cf article du Journal des Arts n° 459, du 10 au 23 juin 2016. Retour au texte

4 Guide du Musée de la culture du Vin, Dinastia Vivanco, Briones, 2004. Retour au texte

5 La Rioja est à la pointe de ce mouvement avec la construction de bâtiments à destination vitivinicole et/ou touristique par Franck Gerhy et Santiago Calatrava. Le bordelais a aussi fait appel à des architectures célèbres ces dernières années pour l’édification de chaix. Retour au texte

6 L’installation d’ « œuvres contemporaines » présentées par la galerie Bartoux et le Marché aux vins dans l’espace public beaunois en 2015 et 2016 est une tentative pour surfer sur cette mouvance qui associe vin et création contemporaine, vus comme deux signes de distinction sociale. Retour au texte

7 Le groupe Boisset innove également avec l’architecture et la conception de sa nouvelle cuverie présentée comme un projet novateur et d’envergure (inauguration fin 2016) ; http:// www.jcboisset.com. Retour au texte

8 Christophe Lucand, Les négociants en vins de Bourgogne de la fin du XIXe siècle à nos jours, Editions Féret, Bordeaux, 2011. Retour au texte

9 http://www.vins-bourgogne.fr. Retour au texte

10 Gilles Laferté, La Bourgogne et ses vins : image d’origine contrôlée, Belin, Paris, 2006. Retour au texte

11 Gilles Laferté, La Bourgogne et ses vins : image d’origine contrôlée, Belin, Paris, 2006. Retour au texte

12 Jean-Marc Bourgeon, Frédérique Crestin-Billet, Une épopée bourguignonne, Bouchard aîné et fils, une grande maison de vin en Bourgogne, Beaune, 2003. Retour au texte

13 L’année de création avancée de la Maison Louis Latour est 1797 mais aucune preuve historique ne vient le confirmer. Cette date serait plus probablement liée à l’histoire de la Maison Lamarosse, rachetée en 1868 par la Maison Louis Latour. Cette dernière trouve néanmoins ses origines dans le monde viticole dès le XVIIIe siècle à Aloxe. Retour au texte

14 Laure Gasparotto est devenue ensuite une critique oenophile reconnue, travaillant pour de célèbres quotidiens et hebdomadaires français et publiant des ouvrages sur le vin. Retour au texte

15 Nous pouvons confirmer que ces archives présentant un intérêt patrimonial ont été conservées et mises à l’abri avec précaution par la Maison Louis Latour. Rappelons aussi la passion de Louis Latour (1932 – 2016) pour l’histoire de la Bourgogne viticole. Louis Latour, Vin de Bourgogne. Le parcours de la qualité, Ier siècle au XIXe siècle. Essai d’œnologie historique, Editions de l’Armançon, Précy-sous-Thil, 2012. Retour au texte

16 Maire de Beaune de 1932 à 1944 puis de 1945 à 1965. Retour au texte

17 Philip Whalen, « Représentations et mises en scène du terroir viticole bourguignon : du Pavillon bourguignon au Hameau du Vin », Cahiers du CHVV, numéro 9, 2009, CHVV, Beaune. Retour au texte

18 Le fonds André Lagrange est désormais conservé aux Archives municipales de Beaune, grâce au don de son fils. Retour au texte

19 André Lagrange, Musée du vin de Bourgogne à Beaune, salle des travaux de la vigne et du vin et des métiers auxiliaires, Catalogue Arts et Traditions Populaires, n°2, G.-P Maisonneuve et Larose, Paris, 1965. Retour au texte

20 Je remercie Sonia Dollinger, directrice du Patrimoine culturel et responsable des Archives municipales de Beaune, de son aide pour la rédaction de cette partie consacrée aux Archives municipales de Beaune. Retour au texte

21 Pour plus d’informations sur cette valeur universelle exceptionnelle : http:// www.climats-bourgogne.com et Jean-Pierre Garcia (sous la dir. de), Les Climats du vignoble de Bourgogne comme patrimoine mondial de l’humanité, EUD, Dijon, 2013. Association pour l’inscription des climats du vignoble de Bourgogne au Patrimoine mondial de l’Unesco (sous la dir. de), Climats du vignoble de Bourgogne, un patrimoine millénaire exceptionnel, Editions Glénat, 2013. Retour au texte

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Laure Ménétrier, « Beaune et la patrimonialisation de la Bourgogne viticole. Le monde viticole, acteur de sa propre patrimonialisation », Territoires du vin [En ligne], 8 | 2018, publié le 01 février 2018 et consulté le 20 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=1368

Auteur

Laure Ménétrier

Responsable des Musées de BEAUNE

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