Biens matériels, concept et croyances : quel éphémère pour l’archéologie?

DOI : 10.58335/shc.82

Résumé

Evoquer la notion d’«éphémère» dans le cadre d’une recherche archéologique, revient d’une part à distinguer deux types d’éléments constitutifs d’une civilisation: les biens matériels et immatériels, et d’autre part à essayer de comprendre, pour chacune de ces deux composantes, les phénomènes naturels ou humains ayant été susceptibles d’entraîner leur pertes. Ces considérations, qui pourraient sembler anodines, jouent en réalité un rôle majeur dans le travail de l’archéologue, dans la mesure où elles sont pour lui un guide prépondérant dans le développement de ses problématiques et de ses conclusions. Après avoir fait le bilan de ce qui a perduré et avoir pris en compte les raisons ayant pu participer à la pérennisation ou à la disparition des composantes d’une civilisation, l’archéologue devra en effet se demander en quelle mesure, «une partie» conservée et durable pourra être représentative d’un «tout» disparu et éphémère?

Texte

Si le terme « éphémère » s’applique à quelque chose qui ne dure pas éternellement et qui se caractérise par son caractère fugitif, alors l’éphémère est une notion que l’archéologue perçoit chaque jour à travers ses objets d’étude et qui va jusqu’à justifier l’existence même de sa profession. Car si tout pouvait durer, les hommes et les civilisations, les paysages et ceux qui les transforment, alors la nécessité de retrouver, de conserver, de protéger et de faire durer n’aurait pas raison d’être. C’est donc bien parce que tout est potentiellement éphémère que l’archéologie peut et doit exister. Ainsi les archéologues s’appliquent-ils quotidiennement à reconstituer un immense puzzle dont la plupart des pièces ont aujourd’hui disparu.

Dans le cadre de cette grande enquête sur l’Evolution de l’Humanité, la tâche du chercheur consiste donc à rassembler un maximum d’indices afin de dresser le portrait le plus fiable possible d’une époque révolue. Mais dans ce processus de reconstitution, et par un paradoxal effet de miroir, l’archéologue se trouve dans le même temps confronté à la notion de pérennité. Effectivement, les vestiges, considérés comme des témoins matériels concrets du passé, incarnent à l’inverse ce qui a survécu et ce qui a perduré à travers les siècles.

Mais pourquoi, alors, tout ne dure-t-il pas? Pourquoi certains traits de civilisation sont-ils destinés à devenir des vestiges durables, fossilisés de manière telle que des sociétés bien postérieures à leur création pourront les appréhender, tandis que d’autres sont irrémédiablement condamnés à disparaître? Pour répondre à cette question il convient de rappeler qu’une société se caractérise aussi bien par ce qu’elle produit et consomme que par ce qu’elle « pense ». Ainsi, on peut dire qu’une civilisation est constituée par différents éléments de natures diverses puisqu’il s’agit aussi bien de données matérielles concrètes que de concepts abstraits. L’une et l’autre de ces catégories, nous le verrons, sont bien évidemment inégales face à l’action du temps. Cependant, dans les deux cas, interviennent des phénomènes naturels ou socio- culturels pouvant décider de ce qui perdurera ou de ce qui sera perdu.

Tout d’abord, en ce qui concerne les données matérielles, il convient de rappeler que la préservation des vestiges dépend autant de l’environnement dans lequel ils ont été maintenus que du matériau dans lequel ils ont été réalisés. Les objets fabriqués en matériau périssable (bois, os, corne, etc…) auront effectivement beaucoup plus de chance de disparaître que des vestiges réalisés à partir de matières plus résistantes comme les métaux ou la pierre, sauf s’ils sont placés dans un environnement spécifique et dans un terrain présentant des caractéristiques favorables à leur conservation. L’endroit où ils ont été ensevelis et les phénomènes naturels auxquels ils ont été confrontés pendant leur période d’enfouissement sont également des facteurs qui décideront de leur pérennité ou de leur disparition. En effet, si on analyse l’impact des processus naturels d’érosion sur un environnement donné, on constate par exemple qu’un site implanté en plaine ou sur un plateau sera davantage préservé qu’un site placé au beau milieu d’une pente. De ce constat découle l’importance, pour l’archéologue, de prêter une attention soutenue à ce qui est matériellement attesté comme à ce qui ne l’est pas (ou à ce qui l’est moins) puisque l’absence de certains vestiges ne signifient donc pas forcément qu’ils n’ont jamais existé. Cet argument est tout particulièrement valable en matière de restes végétaux, animaux, humains ou encore en matière de denrées comestibles. La fossilisation d’un vestige dépend donc entre autres choses de ses caractéristiques intrinsèques tout comme du milieu dans lequel il a attendu qu’on le découvre.

A ces premiers facteurs pouvant entraîner la disparition de données concrètes, s’ajoutent les cas de ré-utilisation d’objets et de ré-occupation des sites. Effectivement, toute société a tendance à recycler et à « récupérer », en une certaine mesure, ce qu’elle produit. Ces processus sont particulièrement notables en ce qui concerne les productions métalliques, pouvant être refondues et le métal ré-employé à de nouvelles fins plus adaptées aux besoins du moment. De ce fait, un grand nombre de vestiges métalliques ont pu disparaître tout simplement parce qu’ils ont été transformés. De la même manière, les espaces habitables peuvent connaître différentes phases d’occupation, ces étapes successives se traduisant soit par la mise en place d’une stratigraphie très nette et permettant de faire correspondre chaque couche fossilisée avec une période donnée, soit par la destruction des habitats les plus anciens alors supplantés par le nouveau réseau urbain. Dans ce cas, certaines phases de la vie du site peuvent donc être elles aussi caractérisées d’ « éphémères». Il arrive aussi qu’un site soit pillé et ses matériaux ré-utilisés pour la construction de nouveaux édifices.

A ce propos, il convient de rappeler l’avantage que présentent les découvertes en contexte funéraire. En effet, dans ce cas, les vestiges ont été volontairement déposés à un moment donné dans un espace bien défini et donc volontairement mis hors de portée du monde extérieur. Identifier une sépulture revient effectivement à reconnaître des gestes funéraires intentionnels destiné à l’accompagnement du défunt puisque prendre la peine d’ensevelir ses morts revient à vouloir les préparer et les représenter d’une manière particulière à la fois dans le monde des vivants et dans celui des défunts. Ainsi les découvertes relatives au domaine funéraire permettent-elles de figer dans l’espace et dans le temps des gestes et des objets bien précis. Pour bien des sociétés, ce type de vestiges constitue d’ailleurs la principale source d’informations dont nous pouvons disposer. En outre, la tombe présente l’avantage de préserver son contenu du monde extérieur puisqu’il est rare, sauf exceptions, qu’elle soit ré-utilisée a posteriori à moins qu’elle ne soit victime de pillage ou de bouleversements naturels (mouvements géologiques) ou artificiels (labours, travaux d’aménagement du territoire, etc….).

En revanche, si nous pouvons avoir accès à des objets et à des structures matérielles, les mentalités, les croyances et les usages qui sont à l’origine de leur mise en œuvre ne peuvent, de par leur nature, que nous échapper. Bien sur, la littérature vient parfois pallier cette lacune, mais en ce qui concerne les sociétés n’ayant pas légué de textes, il y a souvent beaucoup de distance entre les restes concrets et les pensées qui les légitiment. Dans ce cas, nous nous heurtons donc au problème de la représentativité des trouvailles par rapport à l’univers culturel global des civilisations.

Car comment reconstituer les caractéristiques exactes de la culture d’un peuple à partir de ses seuls objets ? Lorsqu’ il évoque la notion de culture, E.B.Tylor (TYLOR 1873)1 définit la culture comme « un tout complexe qui inclue les connaissances, les croyances, l’art, la morale, le droit, les coutumes ainsi que toutes les autres dispositions acquises par l’homme en tant que membre de sa société ». En d’autres termes, il définit la culture comme la totalité de ce que qu’une société a pu accumuler comme expérience dans un milieu et pour une période donnée. Parmi ces différentes composantes de la culture, les produits issus de l’art et de l’économie productive sont bien sûr d’une grande importance dans le domaine de l’archéologie puisqu’ils constituent la majorité des vestiges. Cependant, il convient de distinguer la « culture matérielle » d’une population de sa « culture » au sens large : la première n’est effectivement qu’un des aspects de la seconde. Elle ne saurait donc la définir à elle seule. Pour la reconstituer de la manière la plus fiable possible, l’archéologue devra donc s’appuyer sur tous les types de données dont il dispose (textes, objets, iconographie, etc…) mais pourra rarement en restituer une image totalement conforme à la réalité.

Un problème identique se pose d’ailleurs lorsqu’on tente de comprendre le rapport à la mort d’une population et sa conception de l’au-delà. Certes, les découvertes en contexte funéraire nous informent sur la manière dont une population conçoit la mort , la vit et l’exprime. Elles portent également la trace de ce qu’un peuple a voulu préserver et de ce qu’il a voulu transmettre. Les témoins partiels et indirects que sont les pratiques funéraires (pratiques de préparations du corps, de la fosse, pratiques de dépôts d’offrandes, de mobilier ou d’habillement) traduisent en effet les gestes qui ont été accomplis par les vivants au moment de l’utilisation de la tombe. Cependant, s’il ne possède pas de texte pour l’expliquer, le « rituel », en tant qu’association de la pratique et de la croyance nous échappe immanquablement. L’objet matériel n’est qu’un reflet limité de l’attitude des hommes face à la mort et il ne saurait donc traduire à lui seul les traditions et les idées qui le justifient. L’univers spirituel des sociétés, qui ne peut pas se comprendre sur la base de données uniquement matérielles, est donc destiné à disparaître à moins qu’il ne soit mentionné et expliqué par d’autres types de sources que les objets archéologiques.

De même, il n’est pas évident de comprendre ce qui a incité les vivants à déposer un objet en accompagnement d’un défunt ni ce qui a décidé de la composition d’une tombe. Certes, les biens matériels réunis dans la tombe répondent à une détermination bien particulière des vivants de rendre hommage au mort. Mais dans ce cadre, le choix du mobilier déposé à l’intérieur d’une tombe peut dépendre de critères aussi divers que variés tels que la personnalité du défunt, sa place dans la société, son statut social, sa richesse, ses goûts et son prestige personnels. Son âge et son sexe peuvent également être des paramètres déterminants. Citons encore sa conception de l’au-delà et les traditions de son peuple, qui sont eux aussi des facteurs de choix importants. Enfin, ces vestiges seront à mettre en relation avec le contexte socio-culturel et historique dans lesquels ils se placent (résultent-ils de phénomènes de mode ?). Il faudrait donc pouvoir saisir, sur la base des trouvailles archéologiques, lequel ou lesquels de ces critères ont été prépondérants et pouvoir expliquer de choix en rapport avec les mentalités qui lui sont contemporaines, tâche pour le moins délicate.

Notes

1 TYLOR 1873. E.B. Tylor- Die Anfänge der Cultur Untersuchungeri Uber die Entwicklung der Mythologie, Philosophie, Religion Kumst und Silte, Winter 1983. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Marion Esposito, « Biens matériels, concept et croyances : quel éphémère pour l’archéologie? », Sciences humaines combinées [En ligne], 1 | 2007, publié le 01 octobre 2007 et consulté le 25 avril 2024. DOI : 10.58335/shc.82. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=82

Auteur

Marion Esposito

Doctorante en Archéologie, Artehis UMR 5594