Y a-t-il dans les lieux de pèlerinages en Bourgogne une composante éphémère ?

DOI : 10.58335/shc.76

Résumé

L’idée d’une pratique éphémère en histoire religieuse et particulièrement dans le cas des pèlerinages soulève d’emblée la question du traitement du temps. En effet, l’historien doit s’employer à mesurer l’évolution, le changement, les permanences et les ruptures. Le pèlerin lui entretient la mémoire de miracles millénaires, chemine vers les mêmes lieux que ses prédécesseurs, effectue des gestes immémoriaux, répète les mêmes cantiques, cherche à ancrer sa démarche dans une tradition. Tenter de dresser une histoire des pèlerinages c’est mesurer ce que les pèlerins jugent a priori incommensurable. C’est aussi comprendre le contexte religieux propre à l’émergence de chacun des sanctuaires pour en saisir la portée et le rayonnement.
À partir de quelques exemples bourguignons, la notion d’éphémère peut être discutée, en confrontant des arguments apologétiques, économiques, et archéologiques.

Plan

Texte

« […] nous apercevons bien les intervalles des temps, nous les comparons entre eux, et nous disons les uns plus longs, les autres plus courts; nous mesurons encore la différence; nous constatons qu’elle est double, triple, etc., ou nous affirmons l’égalité. Mais notre perception qui mesure les temps ne mesure que leur passage : car le passé, qui n’est plus, l’avenir, qui n’est pas encore, peuvent-ils se mesurer, à moins que l’on ne prétende que le néant soit mesurable ? ». St Augustin, Confessions, Livre 11, chapitre XXVI.

Introduction

La Bourgogne est marquée en son sol par de prestigieux lieux de pèlerinages1. Dès les premiers siècles du christianisme, les fidèles se sont pressés à Autun, Saulieu, Dijon, Alise, Auxerre vers les corps des premiers martyrs. À cette base tardo-antique se sont ajoutés les pèlerinages médiévaux vers les sanctuaires renommés de Tournus, Vézelay, Pontigny et peu à peu vers plusieurs centaines de pèlerinages modernes à travers la Bourgogne dont quelques-uns attiraient des pèlerins de tout le Royaume comme celui d’Alise-Ste-Reine puis au XIXe s., Paray-le-Monial vers ste Marie-Marguerite, à nouveau la basilique de Vézelay et récemment Nevers où plus d’une centaine de milliers de pèlerins viennent aujourd'hui vénérer ste Bernadette. Autour de ces lieux, s’est développé le recours aux saints et déjà au XIIe s., des associations de prières liaient des habitants de Chalon-sur-Saône au sanctuaire de St-Jacques à Compostelle2. La pratique pérégrine est attestée dans la noblesse bourguignonne, notamment chez les ducs de Bourgogne qui effectuaient parfois eux-mêmes des pèlerinages dans leur duché. À l’époque moderne, les gouverneurs comme les échevins engagèrent souvent ce type de pratique sous la forme de processions collectives dirigées vers des lieux privilégiés. Quelques évêques bourguignons se sont impliqués également en favorisant dans leur cathédrale des lieux de dévotion comme à Chalon-sur-Saône, Autun, Langres, mais aussi en incitant aussi les reprises au cœur des paroisses rurales.

Cette énumération traduit une importante présence des pèlerinages en Bourgogne dès le début de l’occupation chrétienne au IVe s. jusqu’à nos jours.

Chercher alors dans l’acte pérégrin une composante éphémère, une notion de brièveté, peut paraître a priori surprenant tant, au contraire, cette pratique paraît s’inscrire dans la durée, tant la silhouette du pèlerin nous est familière et semble parcourir les chemins depuis les premiers siècles.

Pourtant cette impression d’ensemble ne peut satisfaire qui voudrait vraiment comprendre l’évolution du phénomène, la durée réelle de chaque pèlerinage et les mécanismes qui les lient les uns aux autres3. Dans cette démarche, on se heurte d’emblée à un procédé singulier réservé à cette forme de piété par les témoins et les narrateurs et tout particulièrement au traitement de la notion de temporalité à la fois dans sa perception abstraite et dans l’interprétation chronologique des vestiges matériels.

1) « Le temps clos »

Les sources relatives aux pèlerinages sont assez hétérogènes, il existe parmi les séries d’archives ecclésiastiques, judiciaires ou notariales des bribes d’informations offrant quelques jalons, mais une part importante du matériau d’étude provient de la littérature religieuse émanant du clergé dont les motivations apologétiques altèrent l’appréciation du fait religieux, notamment dans sa dimension historique.

Les ouvrages où sont compilés les miracles opérés par tel ou tel saint et les pèlerinages qui se sont alors développés rendent compte de similitudes chez des auteurs qui ne sont pourtant pas contemporains et dont la formation théologique et la culture étaient dissemblables. Parmi les textes se rapportant par exemple à la Vierge Marie, que l’on lise l’énumération des miracles mariaux rédigée au XIIIe s. par le dominicain Vincent de Beauvais, l’édition des images miraculeuses par le jésuite Gumppenberg au XVIIe s., ou encore l’inventaire des lieux où l’on a vénéré la Vierge dressé au XIXe s. par le curé Hamon4, à chaque fois, l’effacement de la notion de temps frappe le lecteur. La Vierge est intervenue en un lieu pour guérir, aider, châtier, régler une affaire particulière et depuis on la vénère en cet endroit, mais il est rarement possible de dater directement son intervention, ce sont seulement le contexte ou la nature des personnes qui le permettent occasionnellement. Ces ouvrages sont destinés à louer les interventions terrestres mariales en tout endroit. Cette caractéristique est propre au genre hagiographique, où l’on fixe le lieu mais où le temps n’entre pas en jeu car il fragmenterait le pouvoir de Dieu, ce que M. de Certeau nomme le « temps clos5 » du monde chrétien.

Un autre élément de confusion renvoie à la nature même de l’action pérégrine. À cette forme particulière de piété qu’est le pèlerinage, effectué hors du cadre paroissial, les ecclésiastiques accordent volontiers les caractéristiques liturgiques qui consistent en la commémoration perpétuelle de l’Eucharistie, la répétition quotidienne de rituels des débuts de l’Eglise, la célébration continue des cycles de la vie du Christ et des saints. Les pèlerins, qui peuvent appartenir à tous les groupes humains, semblent marcher indéfiniment sur les pas de leurs prédécesseurs. En ce sens, le pèlerinage en tant que pratique spirituelle échappe, dans l’esprit du clergé, à la temporalité. Ainsi dans les archives religieuses de l’époque moderne, les curés connaissent très rarement l’élément fondateur d’un pèlerinage dans leur paroisse, ils signalent que cette dévotion s’effectue « de toute ancienneté », « de temps immémorial » comme si elle datait des origines mêmes de leur paroisse et que l’on doive la poursuivre indéfiniment. En ce sens, la marche pénitentielle d’un pèlerin vers un sanctuaire se confond avec son temps de vie qui est le pèlerinage terrestre.

Si les auteurs médiévaux et modernes ne se souciaient pas d’ancrer les pèlerinages dans le temps, en revanche les auteurs des XIXe et XXe s., pris d’intérêt pour la pratique historique naissante, commencèrent assez systématiquement à rédiger des notices historiques sur les pèlerinages en même temps que furent publiés des dictionnaires hagiographiques diocésains. Cette démarche imposait aux prêtres, à la différence de leurs prédécesseurs, d’approfondir les origines chronologiques de ces pratiques. Mais une nouvelle fois, la notion de temps est escamotée par l’inclination des promoteurs du culte à toujours repousser les origines des pèlerinages le plus loin possible en légitimant leur choix et leur fixisme par le poids de la tradition.

C’est le cas lors des vifs échanges développés au sujet du culte de Marie-Madeleine à Vézelay. Mgr Duchesne réfutait la présence de la sainte dès le VIIIe s. sur la base de lacunes documentaires trop importantes, tandis que ceux qui défendaient au contraire une présence précoce s’appuyaient sur la tradition, la « voix des peuples » jugée aussi fiable que l’écriture qui est « la voix intermittente d’une minorité »6.

Cette attitude se développe aussi pour les sanctuaires plus modestes et il n’est pas rare que les curés de campagne développent le même argumentaire.

Ainsi, le curé de Jours-en-Vaux commence la notice du pèlerinage de sa paroisse comme ceci : « on n’invente pas les traditions, on les recueille, leur autorité ne se discute pas, elle s’impose. Quand un souvenir est sur les toutes les lèvres et que la langue des générations l’a pour ainsi dire consacré, il commande l’adhésion au même titre que l’histoire elle-même »7, Dans le cas à Jours-en-Vaux comme dans beaucoup d’autres, les notices historiques sont unies à un guide ou un manuel de pèlerin dont la dimension apologétique est une élément fort, notamment en période de restauration de l’Eglise.

Ce poids de la tradition est constitutif de la pratique historique de ces prêtres pour lesquels « il ne peut y avoir de contradiction entre l’histoire et les traditions d’Eglise : la première ne peut qu’inévitablement confirmer les secondes8 ».

Cette propension traditionaliste n’est toutefois pas le propre des prêtres historiens qui partagent l’esprit du XIXe s., où selon une tendance générale spécialement prononcée, on a construit dans de nombreux domaines (l’éducation, les institutions…) des rituels réguliers, des commémorations, où l’on a entretenu les références passéistes, assurant des repères face à l’accélération de la modernité9.

Les auteurs anciens comme les prêtres du XIXe s. ont ceci en commun qu’ils racontent le passé mais qu’ils n’écrivent pas l’histoire. En revanche, le système narratif des seconds ne s’appuie pas uniquement sur des souvenirs oraux mais également sur des éléments tangibles, des supports visibles qui entourent la dévotion. Toutefois dans l’interprétation des traces matérielles, l’esprit prosélyte ou simplement la nostalgie ont pu l’emporter sur le travail critique et la réserve méthodologique de sorte que l’on est parfois parvenu à échafauder une chronique à partir de bribes d’informations mises bout à bout.

2) Le temps faussé

Le XIXe s. a contribué à faire découvrir le Moyen Âge et le goût des vestiges de cette époque a motivé une phase sans précédent de restauration, de mise au jour de sites, notamment de pèlerinages. Le recours aux objets a cependant entraîné quelques raccourcis de l’histoire.

Si l’objet de la dévotion s’effectue dans une chapelle romane, par déduction immédiate, on supposait que la dévotion l’était aussi, comme on l’a établi pour Notre-Dame-du-Chemin près de Beaune par exemple, alors que les éléments fiables attestant l’existence d’un pèlerinage en ce lieu ne se recoupent pas avant le XVe s.

Le cortège de statues de la Vierge découvertes par miracle fait aussi l’objet de simplifications historiques. Que la statue soit médiévale et la dévotion le devient aussi dans les notices de pèlerinages, peut-être par volonté de rattacher de modestes sanctuaires locaux aux célèbres pèlerinages mariaux de Rocamadour ou du Puy. Or, dans bien des cas, ces statues miraculeuses avaient été remisées ou enterrées et la dévotion est consécutive à leur découverte qui a pu se produire plusieurs siècles après leur réalisation.

À la faveur des premières fouilles archéologiques, de nombreux sites ont été renseignés par des éléments matériels - ex-votos, sépultures, blocs architecturaux, etc…- qui ont enrichi la connaissance des édifices chrétiens. Toutefois, des défauts de méthode ont pu là encore concourir à biaiser la chronologie des vestiges. En effet, la lecture stratigraphique était parfois négligée de sorte que lors de la découverte de tuiles gallo-romaines sous une chapelle médiévale on pouvait conclure avec empressement à la destruction d’un temple païen, par saint Martin de préférence, et de l’édification d’une chapelle à sa mémoire, même si plusieurs siècles séparaient la couche de tuiles des fondations de la chapelle10. Il suffit alors de trouver quelques monnaies étrangères disséminées dans les pelletées de terre pour imaginer les pèlerins affluer vers ce lieu. Si l’on découvre une sépulture d’enfant (quelque soit son âge d’ailleurs) on conclut à l’existence d’un sanctuaire à répit pour offrir une chance aux enfants morts sans baptême de revivre le temps de leur bénédiction.

Le foisonnement de trouvailles a permis d’établir les connaissances de base sur l’occupation du sol, mais a parfois entraîné des débordements interprétatifs tenaces empreints de nostalgie vis-à-vis d’un Moyen Âge rappelant l’époque d’une chrétienté unie.

En outre, un texte particulièrement connu aujourd’hui a servi d’assise à de nombreux développements rendus caducs car la compréhension du texte a longtemps été erronée et sa portée surestimée. Le Guide du pèlerin de Compostelle vraisemblablement rédigé au milieu du XIIe s. n’a pas connu le succès qu’on lui prête et c’est en réalité au XXe s qu’il a été réellement diffusé11. La seule version proposée par J. Vieillard en 1938 a connu depuis quatre rééditions, sans compter la duplication massive de la carte où sont tracés les quatre chemins ralliant de grands centres de pèlerinages français au site espagnol. Or, bon nombre d’auteurs se sont fondés au XXe s. sur ce texte pour ajouter un ancrage médiéval à différents lieux plus ou moins rapprochés de ces voies. Il s’avère pourtant que ces pèlerinages ne sont souvent pas antérieurs à l’époque moderne, moment où le pèlerinage de St-Jacques était fort concurrencé par Rome, Lorette et Trèves par exemple, dont les routes ne pouvaient pas être similaires à celle du Guide. Par conséquent, l’enracinement que les auteurs souhaitaient historique s’avère pour partie anachronique.

3) « Le temps retrouvé » des pèlerinages

Après avoir tenté de montrer comment la littérature des pèlerinages est partiale dans son rapport au temps, à la fois atemporel et biaisé, il convient de replacer alors les centres de dévotion dans leur juste durée. Voyons alors à partir de quelques exemples bourguignons comment cette notion de brièveté a pu se traduire.

Il existe les lieux éminemment connus qui ont eu des fortunes diverses comme l’abbaye de Vézelay. Une partie de l’abbatiale romane a été bâtie pour accueillir les pèlerins : rois et humbles pendant près de deux siècles sont venus se recueillir autour des restes de Sainte Marie-Madeleine. Cependant, diverses raisons ont concouru à miner la dévotion dès le premier siècle du pèlerinage. Le train de vie démesuré des moines bénédictins est apparu de plus en plus incompatible avec l’accompagnement pénitentiel, les différents juridiques avec les princes, tant les comtes de Nevers que les ducs de Bourgogne, les rivalités avec les évêques voisins, l’affront contre les bourgeois de Vézelay, les différents spirituels avec Cluny sont autant de facteurs de chute de la renommée. Parvenu dans cet état d’affaiblissement le pèlerinage a connu un coup de grâce porté par l’essor du pèlerinage dédié à la même sainte en Provence, à la Ste-Baume. Dans ce lieu, les instaurateurs du culte ont réussi à découvrir le corps de Marie-Madeleine, à l’offrir en vénération aux pèlerins ce qui n’a pas tardé à provoquer des miracles et à supplanter le pèlerinage bourguignon dans l’esprit des fidèles accueillis là-bas par des dominicains. L’ensemble de ces évènements politiques, économiques et spirituels ont concouru à considérablement diminuer l’aura du lieu au cours du XIIIe s., puis à enrayer son rayonnement en Occident pendant près de cinq cents ans, jusqu’à sa relance après les grands travaux de Viollet-le-Duc et le succès de la croisade internationale pour la paix au lendemain de la seconde guerre mondiale.

D’autres lieux ont connu une célébrité encore plus courte. C’est le cas durant le XVIIe siècle, d’une véritable multitude de pèlerinages pour lesquels une phase paroxystique a presque immédiatement laissé place à l’oubli. À Beaune, par exemple, il s’est développé une dévotion spéciale autour de la carmélite Marguerite du St-Sacrement. Cette religieuse fut marquée d’une relation personnelle très intime et mystérieuse avec la figure de l’Enfant-Jésus, notamment par l’intermédiaire d’une statue miraculeuse. Des faits prodigieux lui ont été attribués de son vivant, tels que la naissance tant espérée du fils de Louis XIII en 1638. Après la mort de cette femme en 1648, des foules se sont pressées près de sa sépulture en quête de miracles et une abondante correspondance empreinte de dévotion est parvenue au Carmel de tout le Royaume. Cependant, le pèlerinage n’a duré qu’une vingtaine d’années et à la fin du XVIIe s. le Carmel de Beaune était en voie de désaffection12. Quelques raisons peuvent expliquer la brièveté du culte, notamment la personnalité complexe de Marguerite du St-Sacrement dont la vie a été racontée dans plusieurs ouvrages peu de temps après sa mort. Ses mortifications, les séquelles de trépanation qu’elle a conservées ont peut-être séduit le milieu ecclésiastique féminin de l’époque mais ont probablement gêné le peuple qui pouvait trouver à cette époque non loin de là dans le pèlerinage de Ste-Reine une forme de sainteté plus traditionnelle et moins mortifère. Par ailleurs, Marguerite du St-Sacrement liée au cardinal de Bérulle a probablement essuyé les réticences d’une partie du clergé à l’égard ce personnage. On préféra à cette religieuse assez obscure la piété réformatrice et la pastorale des saints fondateurs de la Visitation, François de Sales et Jeanne-Françoise de Chantal.

Un autre genre de pèlerinage temporaire est formé par les sanctuaires bâtis pour dupliquer d’autres lieux plus célèbres où des évènements miraculeux se sont produits. C’est le cas des grottes répliques faites sur le modèle du lieu où la Vierge apparut à Bernadette Soubirous. En Bourgogne, et particulièrement dans la Nièvre ces répliques ont connu un réel succès. Comme le « sanctuaire-mère » elles sont but de pèlerinage, on y dépose des ex-votos.

L’élan de piété nivernais est compréhensible grâce à l’entrée en religion de Bernadette chez les Sœurs de l’Instruction Chrétienne de Nevers en 1866. Déjà à Ouroux, un sanctuaire est dédié à Notre-Dame-de-Lourdes juste après la guerre de 1870 ; en 1884 une grotte commémorative est aménagée à Nevers non loin de la sépulture de Bernadette, puis lors de la reconnaissance des reliques de la bienheureuse en 1925, Nevers devint véritablement un relais pour les pèlerins sur le chemin de Lourdes. Après la canonisation de sainte Bernadette, la grotte de Lourdes est répliquée dans des proportions beaucoup plus modestes à Beaumont-Sardolles et bénie par l’évêque en 1939. D’autres tentatives de ce type ont été engagées dans le diocèse, toutefois, ces pèlerinages de proximité qui ont profité d’un élan de dévotion mariale ne représentaient parfois qu’un ersatz du sacré et ont souffert du développement des transports qui a permis de rallier aisément les grands sanctuaires renommés13.

Ces trois manifestations de pèlerinages temporaires ont permis de détailler quelques obstacles à la survivance d’un culte qu’il s’agisse au Moyen Âge de la ruine morale et financière des bénédictins de Vézelay ; au XVIIe s. à Beaune d’une dévotion par trop insolite, pas assez populaire ; et encore dans la Nièvre contemporaine où la démultiplication d’une copie d’un lieu sacré n’a pas pu se substituer longtemps au lieu lui-même.

Finalement que représente l’éphémère pour cette forme de foi ? Parfois il semble que le pèlerinage ne dure pas plus d’une génération. Si l’on considère le mot « éphémère » dans son sens étymologique (qui ne vit qu’un jour et par extension dont la fin est déterminée dès l’origine) alors le pèlerinage chrétien ne semble pas être par nature éphémère puisqu’il est un lieu où la manifestation de Dieu, par des miracles opérés directement ou par l’intermédiaire des saints, est susceptible d’être répétée et les miracles reconnus dignes d’être honorés. Le récit de ces faits extraordinaires est ensuite transmis par les témoins, commémoré, pour devenir le souvenir et la tradition du pèlerinage. Néanmoins, ces lieux de culte pris en tant que produits d’une époque, d’un groupe, d’un contexte social plus large que celui de la religion sont la volonté d’apporter une solution à un besoin (thérapeutique, institutionnel, pastoral, etc.). Par conséquent, le succès et la durée sont en grande partie dictés par la survivance du besoin lui-même. Si les pèlerinages ne sont probablement pas immédiatement appelés à disparaître, dans l’esprit de leur promoteur pour le moins, ils s’avèrent soumis à des effets de mode, à l’usure du sentiment religieux et ils s’avèrent souvent temporaires ou intermittents.

Conclusion

Loin d’être seulement un fait individuel, cet acte a une portée collective souvent « politique » que le milieu catholique a parfois utilisé comme un outil apologétique tandis qu’il a été vilipendé dans d’autres milieux. Cela peut alors expliquer que cette forme de dévotion ait, plus que d’autres peut-être, cristallisé les flammes de la récusation à la hauteur de celles de la ferveur. Dans cet esprit, le fait pérégrin a bénéficié non seulement d’un traitement littéraire délibérément orienté, mais il a aussi été déformé par des défauts méthodologiques. Si la pratique existe de façon plus ou moins continue dans une fraction de la population, en revanche les lieux, les points d’ancrage fluctuent en fonction de l’évolution de l’objet de la dévotion et du support de son culte. La réussite est la volonté d’un groupe, le produit d’une communauté.

En considérant strictement les pèlerinages dans leur époque sans chercher à les maquiller, certes ils perdent leur attribut presque merveilleux, mais ils rendent compte, beaucoup plus qu’il n’y paraît dans leur légendaire, des aspirations et des craintes de leur temps. En s’éloignant de la puissance sacrale et de la « benoîte sainteté », on se rapproche de la société des hommes.

Notes

1 J. Marilier, 1991, Histoire de l’Eglise en Bourgogne, Dijon, Editions du Bien Public, 202 p. Retour au texte

2 J. Richard, 1995, « Pèlerins de st Jacques en Bourgogne chalonnaise (XI-XIIe s.) » dans Pèlerinages et Croisades, Actes du 118e congrès des Sociétés Savantes, Paris, Editions du CTHS, pp. 47-51. Retour au texte

3 Cette démarche a été encouragée pour l’ensemble des phénomènes religieux par D. Julia dans son « Histoire religieuse » parue in J. Le Goff, P. Nora (dir.), 1974, Faire de l’Histoire. II Nouvelles approches, Gallimard, p. 184-224. Retour au texte

4 V. de Beauvais, 1965 (fac-similé d’un ouvrage de 1665), Speculum historial, Akademische Druck v. Verlagsanstalt Graz, Austria, 134 p. ; G. Gumppenberg, Atlas Marianus, 1672, Munich, 3 volumes ; A.-J.-M., Hamon, 1861-66, Notre Dame de France, Paris, H. Plon, 7 volumes. Retour au texte

5 M. de Certeau, 2002 (1ère éd. 1975), L’écriture de l’histoire, Paris, Editions Gallimard, Folio- Histoire, p. 331-335. Retour au texte

6 Discours d’E. Lamy lors de l’entrée de Mgr Duchesne à l’Ecole Française de Rome en 1888, cité dans A. Pissier, 1923, Le culte de ste Marie-Madeleine à Vézelay (Yonne), Paris, Demoulin, pp. 1-3. Retour au texte

7 L. Servange, 1884, Mémorial et manuel du pèlerin au sanctuaire de Notre-Dame-du-Bon-Secours de Rouvray à Jours-en-Vaux (Côte-d’Or), Dijon, Imprimerie de l’Union typographique Mersch et Cie, p. 10. Retour au texte

8 S. Milbach, 2000, Prêtres historiens et pèlerinages du diocèse de Dijon (1860-1914), Dijon, EUD, p. 111. Retour au texte

9 E. Hobsbawn, T. Ranger (ed.),1988 (1983 1ère éd.), The invention of tradition, Cambridge, Cambridge University Press, Past and present publication, 320 p. Retour au texte

10 J.-G. Bulliot, F. Thiollier, 1892, La mission et le culte de Saint Martin d'après les légendes et les monuments populaires dans le pays Éduen, Autun, Dejussieu , 482 p. Retour au texte

11 P. Gerson, 1998, « Le guide du pèlerin de st Jacques de Compostelle : auteurs, intentions, contextes » dans Le culte des saints à l’époque préromane et romane, Actes des XXXe journées romanes de Cuixa, Les cahiers de St-Michel-de-Cuxa, p. 5-16. Retour au texte

12 J. Roland-Gosselin, 1969, Le Carmel de Beaune 1619-1660, Rabat, Imprimeries françaises et marocaines, 645 p. Retour au texte

13 M. Lagrée, 1997, « Les répliques de la grotte de Lourdes. Suggestions pour une enquête », Homo Religiosus, autour de J. Delumeau, Paris, Fayard, pp. 25-33. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Diane Carron, « Y a-t-il dans les lieux de pèlerinages en Bourgogne une composante éphémère ? », Sciences humaines combinées [En ligne], 1 | 2007, publié le 01 octobre 2007 et consulté le 29 mars 2024. DOI : 10.58335/shc.76. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=76

Auteur

Diane Carron

Doctorante en Histoire, Artehis UMR 5594