Wajdi Mouawad : un nouvel espace pour le théâtre

DOI : 10.58335/shc.361

Texte

L’emploi toujours plus systématique des nouvelles technologies de la communication est en train de subvertir la manière dont nous concevons les rapports spatio-temporels. Des paramètres psycho-physiques et culturels qui avaient été lentement élaborés au cours des siècles ont été balayés en l’espace de quelques décennies, renversant l’horizon de la vie humaine.

De nos jours, les NTIC (c'est-à-dire les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) nous permettent d’annuler toute distance et, par conséquent, de redéfinir le concept même de temps. En effet, nous sommes plongés dans un flux, dans un réseau informationnel continu, à l’intérieur duquel nous sommes constamment et planétairement en communication les uns avec les autres. Cette toile est désormais si substantielle pour nous qu’elle est passée du status de supplément du réel à véritable deuxième réalité.

Pendant cette période de changements radicaux, l’Art dramatique a été en mesure de défendre son rôle traditionnel de miroir de la réalité et d’espace privilégié de réflexion, ne se limitant pas à représenter cette (r)évolution, mais l’intégrant directement à l’intérieur de ses théories et ses procédés esthétiques. Cela a engendré un vrai bouleversement ontologique et structurel qui a conduit à une reforme de l’espace théâtral, à une révision complète de la signification de « scène », de ses limites et de ses possibilités. Comme l'ont préconisé certains metteurs en scène et théoriciens du théâtre, par exemple Vselovod Meyerhold, Edward Gordon Craig, Berthold Brecht ou encore Antoine Artaud, la scène théâtrale se révèle être déjà à partir du début XXème siècle un espace physique aussi bien que métaphysique, où les limites et les barrières ont complètement perdu la moindre raison d’être :

Nous supprimions la scène et la salle qui sont remplacées par une sorte de lieu unique, sans cloisonnement, ni barrière d’aucune sorte, et qui deviendra le théâtre même de l’action. Une communication directe sera rétablie entre le spectateur et le spectacle, entre l’acteur et le spectateur, du fait que le spectateur placé au milieu de l’action est enveloppé et sillonné par elle. Cet enveloppement provient de la configuration même de la salle.1

Ce nouveau langage spatial enrôle :

[…] Tout ce qui peut se manifester et s’exprimer matériellement sur une scène, et qui s’adresse d’abord aux sens au lieu de s’adresser d’abord à l’esprit comme le langage de la parole. ».2

Cet article a pour but celui de vérifier et d’analyser cette nouvelle conception spatiale à l’intérieur de l’œuvre de Wajdi Mouawad, l’une des principales figures du théâtre québécois contemporain. Mouawad est né au Liban le 16 octobre 1968 dans une famille chrétienne et aisée qui appartenait à un milieu occidentalisé. Au déclenchement de la guerre civile en 1975, la famille Mouawad se voit obligée d’abandonner le pays et de s‘établir au Québec. Là, le jeune Wajdi se passionne pour le théâtre et, une fois obtenu son diplôme de l’École nationale de Théâtre de Montréal, il débute sa carrière artistique par des nombreuses mises en scène et adaptations comme Macbeth de Shakespeare (1992), Trainspotting d’Irvine Welsh (1998), ou Les Troyennes d’Euripide (1999).

De même, Mouawad crée et met en scène des textes personnels, à l’exemple du :

Régisseur idéal, réunissant tous les talents en sa personne ; d’un homme qui aurait été acteur, puis dessinateur de décors et costumes ; qui connaîtrait les techniques de l’éclairage et de la danse, le sens des rythmes ; qui serait capable en un mot d’achever par son invention l’œuvre qu’au point de vue scénique, le poète avait laissé incomplète3

Parmi ses œuvres, on trouve son cycle Le Sang des promesses, une sorte de Bildungroman théâtral qui a appris à Mouawad, ainsi qu'il le dit-lui-même: « à lire, à écrire, à parler, à comporter, […] à penser »4.Le cycle est formé dequatre pièces, Littoral, Incendies, Forêts et Ciels5; cependant, ces œuvres ne sont pas une simple suite narrative, mais représentent plutôt la tentative de reconstituer et de raconter des histoires qui à l'origine sont brisées, à la manière des tesselles d’une mosaïque qui symbolise une réalité désormais parcellisée :

Prenez un enfant dont le jouet préféré se casse. Il essaie de recoller les morceaux, mais ce n'est jamais tout à fait comme avant. Maintenant […] imaginez que ce n'est pas le jouet qui se casse, mais sa conviction profonde que le monde dans lequel il vit est beau et merveilleux. La peine qu'il en éprouve est tellement profonde qu'il en a pour la vie à essayer de recoller. Et à chaque tentative, cela donne une pièce de théâtre6

Cette fragmentation implique que chaque pièce forme un espace narratif séparé et différent, dont le lien avec les autres volets reste toujours problématique aussi bien que nécessaire. Dans cette étude, nous avons pris en considération les premiers deux volets du Le sang des promesses, c'est-à-dire Littoral et Incendies, afin de nous garantir un point de vie privilégié pour saisir les caractéristiques principales du cycle et en entrevoir l’évolution.

Littoral est l'histoire de Wilfrid, un orphelin de mère d'origine libanaise émigré au Québec, qui décide, en apprenant la mort de son père inconnu, de lui offrir une sépulture dans son pays natal. Néanmoins, ce pays est ravagé par la guerre, les cimetières sont pleins et les proches de cet homme rejettent ses dépouilles. Grâce à l'aide de quelques jeunes rencontrés pendant le voyage, Wilfrid peut enfin inhumer son père en le confiant à la mère, et devenir ainsi adulte.

Au contraire, les protagonistes d’Incendies sont les jumeaux Jeanne et Simon qui découvrent à la lecture du testament de leur mère Nawal7 que leur naissance cache des secrets effrayants. En effet, en remettant à chacun une enveloppe, le testament les oblige à entreprendre un voyage dans leur pays d'origine (comme dans Littoral, le voyage commence en Québec pour se terminer au Liban) afin de leur faire rencontrer un père qu’ils croyaient mort et découvrir un frère dont ils ignoraient complètement l’existence. Pendant cette quête, les jumeaux sont confrontés à une vérité qui « brûle »8davantage: leur mère a été violée pendant la guerre civile et eux-mêmes sont les fruits de ce viol commis par un père-bourreau qui est en même temps aussi leur demi-frère, puisqu’il est en réalité le fils de leur mère et de son amoureux de jeunesse.

Dans les deux pièces, Mouawad développe une réflexion émouvante relative à la quête identitaire, en créant une vraie dramaturgie de l'en-quête. Pour l’artiste et ses personnages, le voyage est une thérapie contre la perte des origines causée par l'exil, une sorte d'Odyssée identitaire: après son arrivée au Québec, Mouawad s’aperçoit que le rapport de continuité avec ses origines s'est rompu et que la seule manière pour se réapproprier son passé et, de ce fait, redéfinir son identité est la redécouverte et l’affabulation de sa propre histoire.

L'événement principal qui éveille le besoin d'entreprendre cette quête est toujours la mort d'un parent, dans Littoral celle du père alors que dans Incendies c’est celle de la mère. Les premiers symptômes de l'instabilité initiale sont la nécessité de se déplacer, de faire quelque chose, quoi que ce soit, et un intense sentiment de rébellion. Dans Littoral, Wilfrid erre de lieux en lieux, il n’arrive pas à rester longtemps dans le même lieu. A partir de la nouvelle de la mort de son père, il commence à se promener dans Montréal (il va à la morgue, au peep show, au salon mortuaire, et à l'appartement de son oncle), en se déplaçant comme: « des voyageurs frappés par une soudaine distraction et qui ne savent plus rien de leur trajet »9. Wilfrid avoue :

Je ne suis pas resté à la maison parce que je voulais plus être quelque part. Je suis sorti pour trouver un ailleurs, mais ce n’est pas une chose évidente quand vous avez le cœur dans les talons, qui est une expression stupide. J'ai cherché partout un ailleurs, mais j'ai rien trouvé. Partout, c'était toujours ici, et c'était crevant10

Pour bien mettre en évidence l’importance de cet état d’âme et son rôle de déclencheur de la quête, Mouawad confronte sur scène ses acteurs avec un espace vide, réduit à quelques éléments où leurs corps doivent aussi jouer le rôle d'objets, donc de décor.

Concernant la topographie indiquée dans les textes, Littoral et Incendies présentent deux sensibilités bien différentes. Dans le premier volet, le minimalisme se juxtapose à l’hermétisme, et la spatialité repose sur une opposition continue entre un ici correspondant au Québec et un là-bas se référant au Liban natal :

WILFRID […] Vous [le juge] saurez que moi, je ne suis pas né dans le même pays que mon père. Lui, il est né là-bas, tout là-bas, et moi ici. Ce sont les circonstances.11

Bien évidemment, Mouawad ne fait jamais mention directe du Liban, et les villages et les régions sont désignés par des indications simples comme « le village du haut », « le village bleu », « le village du bas de la vallée » au lieu de leurs véritables appellations. A ce propos, l’auteur lui-même nous fournit quelques éclaircissements:

J'ai besoin de ne pas nommer trop les choses, de laisser une certaine ouverture pour que les gens ne se disent pas "Ah, tiens, c'est sur la guerre au Liban!" Au fond, ce n'est jamais ça qui est vraiment important, c'est surtout un contexte dans lequel évoluent des personnages qui sont pris par des questions autres, l'amitié, l'amour, la promesse, la mort, les relations humaines.. Ce ne sont pas des pièces qui traitent de la guerre, ce sont des pièces qui parlent de la tentative de rester humain dans un contexte inhumain.12

Tout au contraire, Incendies est caractérisé par une vraie obsession pour les toponymes. Dans cette pièce, le procès de réappropriation identitaire se réalise justement grâce à la mémoire des lieux et de leurs noms originaux, ainsi Mouawad choisit dans ce cas d’indiquer à maintes reprises l’onomastique des villages et des territoires, comme par exemple « Nabatiyé »13 et « Kfar Rayat, village du haut, village bleu ou village du bas de la vallée»14.

Au départ, la situation d'ignorance et le silence cachent aux personnages leurs vraies identités, les aveuglent. Pour décrire cet état d’âme, Mouawad recourt dans Incendies à un double parallélisme: physiquement, nous assistons sur la scène à une parataxe des dialogues entre Simon et Jeanne, tandis qu’une tentative de compréhension de cet aveuglement s'appuie aussi sur une approche scientifique, notamment grâce à la théorie des graphes (pour Jeanne) et celle de la vision périphérique (pour Simon). Voici comment la première théorie est exposée:

JEANNE. Le problème est le suivant: pour tout polygone simple, je peux facilement tirer son graphe de visibilité et son application théorique. Maintenant, comment puis-je, en partant d'une application théorique, celle-ci par exemple, tirer le graphe de visibilité et le polygone concordant? Quelle est la forme de la maison où vivent les membres de cette famille représentée par l'application?15

En appliquant cette théorie à elle-même, Jeanne se demande:

Quelle est ma place dans le polygone? Pour trouver, il me faut résoudre une conjecture. Mon père est mort. Ça, c'est la conjecture. Tout porte à penser qu'elle est vraie. Mais rien ne le prouve. Je n'ai pas vu son cadavre, pas vu sa tombe.16

Mouawad matérialise sur scène la théorie de la vision périphérique à travers la métaphore de la boxe. Pendant un entrainement plutôt intense, le coach Ralph incite constamment Simon à faire davantage d'efforts, lui donne des conseils et lui recommande surtout de faire attention aux coups qu'il reçoit latéralement, étant donné que, en citant un passage de Forêts, pour le jeune la vérité se : « [situe] au point exact de mon angle mort, mon point aveugle, je ne pouvais pas la voir et voilà qu'elle surgit. »17Cette quête le portera directement: « au cœur même du polygone, Jeanne, au cœur même du polygone »18. Comme il a été affirmé précédemment, Mouawad est un homme de théâtre polyédrique. Cette génialité provoque chez lui une schizophrénie:

Être le metteur en scène de son propre texte a des avantages, c'est sûr, mais cela n'aide pas au recul puisque auteur et metteur en scène sont pour le moins impliqués dans le projet, Le désavantage, c'est de ne pas pouvoir s'en remettre à l'autre, demander conseil et encouragement. Le plus grand avantage, c'est la magnifique schizophrénie dans laquelle ça met. Wajdi rentre à l'hôtel après un enchainement [filage en France] qui prouve, par a + b = c, qu'il va tout droit vers le mur, et trouve Wajdi qui l'attend :
Alors, connard, tu as encore massacré mon texte! Si le texte était mieux écrit, je pourrais peut-être arriver à quelque chose!19

Ce dédoublement apparaît au moment des entrelacements des répliques des personnages (on en a un exemple dans Incendies avec Jeanne et Simon) ou du rapprochement de spatio-temporalités différentes. Dans Incendies, on peut assister simultanément à la présence sur scène de:

Il pose le nez de clown. Il chante.
Nawal (15 ans) accouche de Nihad.
Nawal (45 ans) accouche de Jeanne et Simon
Nawal (60 ans) reconnaît son fils.
Jeanne, Simon et Nihad sont tous les trois ensembles.20

Le fait que les trois frères aient la possibilité de se rencontrer sur la scène théâtrale, physiquement aussi bien qu’à travers des projections vidéo ou des photographies, reflète ce que Mouawad soutient dans la préface de Littoral, c’est-à-dire que le théâtre est surtout l’espace de la rencontre: « c'est-à-dire [de] ce besoin effrayant de nous-mêmes en permettant à l'autre de faire irruption dans nos vies et de nous arracher à l'ennui de l'existence ».21

Cette réflexion renvoie directement à ce qu’Artaud annonce à propos de son Théâtre de la cruauté :

Nous comptons baser le théâtre avant tout sur le spectacle et dans le spectacle nous introduirons une notion nouvelle de l’espace utilisé sur tous les plans possibles et à tous les degrés de la perspective en profondeur et en hauteur, et à cette notion viendra s’adjoindre une idée particulière du temps ajoutée à celle du mouvement:
Dans un temps donné, au plus grands nombre de mouvement possible, nous joindrons le plus grands nombre d’images physiques et de significations possible attaquées à ces mouvements.
Les images et les mouvements employés ne seront pas là seulement pour le plaisir extérieur des yeux ou de l’oreille, mais pour celui plus secret et plus profitable de l’esprit.
Ainsi l’espace théâtral sera utilisé, non seulement dans ses dimensions et dans son volume, mais, si l’on peut dire, dans ses dessous.
Le chevauchement des images et des mouvements aboutira, par des communions d’objets, de silences, de cris et de rythmes; à la création d’un véritable langage physique à la base de signes et non plus de mots.22

Une autre spécificité du théâtre mouawadien est l’emploi que l’auteur fait des nouvelles technologies. En effet, Mouawad développe à l’intérieur de ses pièces différentes formes d'écriture et de théâtralité, il recherche des nouveaux canaux communicatifs comme les photographies, la projection vidéo, les voix off ou les téléphones portables, outils qui faciliteraient le rapport texte-auteur-action.

Par conséquent, nous voyons bien que ces nouveaux dispositifs techniques comportent un éclatement de l’espace théâtral sans précédents. Pendant des siècles, le théâtre a été un espace fermé, aussi bien délimité physiquement que dans les consciences des hommes, il comprend désormais également les écrans, les photos, les lumières ou les effets sonores: la fragmentation et la relativisation du concept-même d’espace théâtral a rendu tout lieu susceptible d'accueillir les acteurs et les représentations au même titre de la scène classique. Finalement, nous devons reconnaître qu‘une nouvelle intimité entre public-acteurs-auteur est créée de cette manière .

Selon Mouawad, ces technologies ne se limitent pas à offrir de simples solutions pour résoudre ou améliorer la mise en scène, mais ont l’ambition de supprimer les barrières spatio-temporelles afin d’aider les protagonistes dans l’accomplissement de leurs tâches. Exemplaire à ce propos est le cas des photos, lesquelles, même si nous ne pouvons pas les considérer tout à fait comme des NTIC, marquent en même temps la présence et l'absence de la personne représentée et permettent de découvrir des témoignages et des liens cachés en interrogeant les personnes proches de ceux de la photographie (cette dernière caractéristique sera ultérieurement développée dans Forêts, où les photographies montreront les visages mais pas les liens entre les présents).

Ces photos ne sont pas simplement évoquées ou montrées par les acteurs, mais elles sont aussi projetées aux murs. Le spectateur qui a assisté à Incendies n’a sans doute pas oublié la projection sur tous les murs du théâtre, devant, derrière, à droite, à gauche de lui, des diverses photos des protagonistes et de leur mère, comme le passage suivant le suggère: « Antoine et Jeanne à l'université. La photo de Nawal (40 ans) et Sawda projetée au mur »23.

Afin de démarrer la quête, la première chose à faire est de briser le silence initial qui cache la vérité. Dans Incendies, ce mutisme est concrétisé directement sur scène (mais peut-être serait-il plus adapté de parler d'espace de représentation) à travers les cassettes enregistrées avec le silence de la mère. D'une manière très significative, nous lisons que: « Jeanne écoute dans un walkman les cassettes qu'Antoine [l'infirmier] lui a données. Le silence de sa mère emplit toute sa tête »24. Elle explique à Simon : « Là, écoute. On l'entend respirer. On l'entend bouger.[…] C'est son silence à elle. Derrière ce silence, il y a des choses qui sont là mais qu'on n'entend pas »25.

Pour pouvoir résoudre le mystère scellé par ce silence, les protagonistes doivent impérativement partir et entreprendre un voyage à la recherche de la vérité. À la fin de la pièce; nous comprenons que ce silence initial s’était produit à partir d’un épisode traumatique et du choc d'une révélation inattendue, et nous comprenons que justement grâce à cette découverte les personnages peuvent finalement reformuler leurs identités : désormais, l'autre n'est désormais plus pour eux seulement l'étranger, mais ils découvrent qu’en réalité eux-mêmes sont des inconnus à leurs propres yeux. Dans cette explosion de l'horizon et du champ des possibles, l'altérité est avant tout l'altération et le basculement des identités fixes, de la place que chacun occupe.

Néanmoins, cette découverte n'est pas facile. Au contraire, elle est dans une première phase niée, et, pour qu’elle soit acceptée, des supports psychologiques doivent intervenir. Dans Littoral, il s'agit du monde onirique où se plonge Wilfrid. En effet, le jeune croit tout le long de la pièce d'être suivi par une équipe de cinéma qui est en train de tourner un film à l’intérieur duquel il joue son propre rôle. Cet expédient rend possible l'entrée du gros plan sur la scène de théâtre et d'un changement de prospectives pour Wilfrid. Après avoir appris la mort de son père, le jeune avoue :

Je suis resté longtemps, longtemps, longtemps dans ma tête, j'ai fait venir mon équipe de cinéma pour qu'elle puisse procéder au tournage de routine, puis elle est partie, quelque part, là-bas, dans un pays éloigné, tout au fond de ma tête26.

Comme le dit Mouawad lui-même, ce monde onirique est le symbole d'un:

Désir ardent de vouloir colmater les déchirures, les peines et l'ennui profond que je ressens devant le monde dans lequel je vis. Ce monde m'ennuie et me violente et je n'ai d'autres moyens de lui résister qu'en créant des choses qui n'existent pas. C'est la seule voie qui me redonne un lien avec l'enchantement27.

Son état de rêverie, qui met en scène physiquement son propre espace mental, est la concrétisation de la fêlure du je protagoniste: Wilfrid se fait son cinéma, aux sens propre et figuré de l’expression, et ceci est: « une manière de montrer le sujet pris dans un cadre, figé dans l'espace de son moi et dans un monde fantasmagorique dont il est incapable de sortir »28.

En effet, il y a une schizophrénie du sujet qui est à la fois l'être qui pense et l'être observé et pensé, le sujet acteur et le sujet spectateur. Le sujet est pris entre deux regards qui l'obligent sans cesse à se redéfinir: regard de soi sur soi, regards de l'autre sur soi. Le sujet est habité par la contradiction: il est celui qui ne cesse de se destituer en même temps qu'il se constitue :

LE RÉALISATEUR. Wilfrid, je n'existe pas, je le sais bien, mais, mais est-ce que tu sais de façon certaine si tu existes toi-même? As-tu plus de vie réelle que moi? Marche, Wilfrid, marche. Nous tous ici nous n'existons que dans tes gestes, tes résonances, ton mouvement […]29.

Néanmoins, il y a un autre personnage fictif qui aide davantage Wilfrid à vaincre ses difficultés, c'est-à-dire le Chevalier de Guiromelan30 :

WILFRID. Mon cœur vide, chevalier, comme un seau percé. Qui est mon père? Qui est donc ce cadavre qui a été mon père? Est-ce que ton père est mort, toi, chevalier?
LE CHEVALIER. Mon roi est malade. Une sombre mélancolie l'a gagné, in ne répond plus, son cœur est sombre. Il est désespéré.
WILFRID. Qu'est-ce qu'on va faire?
LE CHEVALIER. Rêver.
WILFRID. Ça fait un peu mal de rêver toujours. Ça rend fou, mais ce qu'il y a de plus douloureux dans le rêve, c'est qu'il n'existe pas31.

Le chevalier intervient chaque fois que Wilfrid se trouve en difficulté, comme par exemple à la morgue quand imaginairement il tue le médecin qui lui interdit de voir le corps de son père.

Cependant, cette présence simultanée de différentes réalités et de différents rêves, qui représentent l’intériorisation des doubles fictifs, disparaît à la fin de la pièce. Wilfrid comprend, qu'au fond :

WILFRID. Qu'est-ce que ça change, ça ne change rien! Moi je ne compte pas! Moi je ne suis qu'un personnage, quelqu'un qui vit dans le monde du rêve. Mais dernièrement, il y a eu un étrange accident qui m'a précipité ici, dans la réalité. C'est une situation très pathétique pour le rêve d'être prisonnier dans un monde vulgaire32.

Après la quête et la découverte de leur véritable identité, les protagonistes rentrent définitivement dans le monde des adultes. Pendant sa jeunesse, Wilfrid appelait le chevalier toutes les fois qu'il avait peur, mais maintenant, il a désormais changé, et après avoir enterré son père tous ces êtres fantastiques sont destinés à disparaître:

Bien évidemment, ce monde onirique forme avec le recours aux NTIC un parallélisme fort intéressant. Les deux plongent le personnage et les spectateurs dans des réalités et des lieux, formant un double de la réalité33 qui, bien qu'il n’ait pas le même status physique, conserve la même véridicité et la même importance : il s’agit d’un support venant à l'aide du protagoniste-metteur en scène-régisseur-spectateur, utilisé et modulé selon la volonté et l’expérience de Mouawad. Ce, justement grâce à ces outils que le spectateur peut voir; il peut ainsi juger les faits représentés sur scène.

Cependant, Mouawad n’est pas seulement certain qu'« À la croisée des chemins, il peut y avoir l'autre! »34, mais aussi que pour connaître cet autre (et dans la poétique de Mouawad cela signifie aussi se connaître soi-même) il faut quêter, communiquer et comprendre. Et pour lui, il n'y a qu'une clé qui permette une réelle communication entre les hommes du monde entier, c'est-à-dire l'Art. Néanmoins, ce passe-partout peut désormais être complété par les NTIC et ainsi nous aider à franchir les barrières et retracer les véritables liens : une nouvelle réalité identitaire, culturelle et spatiale qui peut et doit donc être fondée et représentée artistiquement, un moyen pour comprendre une vérité cachée et en même temps fragmentaire, déformante et déformée, qui le contraint à :

ULRICH. Avancer toujours, même si on n'y croit plus. Avancer malgré la perte du but, avancer malgré la raison qui nous fige, nous immobilise, malgré la futilité que l'on découvre même dans ce qu'avancer veut bien signifier. Avancer même si l'on a perdu toute fierté, toute capacité à espérer. Avancer.3536

Notes

1 A. Artaud, Le théâtre de la cruauté, dans Le théâtre et son double, Gallimard, Paris, 1964, p.148. Retour au texte

2 A. Artaud, « La mise en scène et la métaphysique », dans Le théâtre et son double, op. cit, pp. 55-56. Retour au texte

3 E. G. Craig, De l’Art du Théâtre (deuxième dialogue, dans De l’Art du Théâtre, Editions Lieutier, Paris, s. d., p.159. Retour au texte

4 Ibid, p. 8. Retour au texte

5 W. Mouawad, Littoral, Actes Sud, Arles, 1998 ; Incendies, Actes Sud, Arles, 2003 ; Forêts, Actes Sud, Arles, 2006 ; Ciels, Actes Sud, Arles, 2008. Retour au texte

6 F. Darge, « Waidi Mouawad: le théâtre comme antidote à l'exile », Le Monde 28 octobre 2006, p. 27. Retour au texte

7 Les origines moyen-orientales sont claires aussi dans cette œuvre. Retour au texte

8 « Ils sont brûlés. Enflammés par la vérité que vous êtes à leur yeux », dans W. Mouawad, Incendies, op. cit, p. 85. Retour au texte

9 W. Mouawad, Littoral, op. cit., p. 16. Retour au texte

10 Ibid, p. 15. Retour au texte

11 Ibid., pp. 24 25. Retour au texte

12 J.-F. Perrier, Entretien avec Wajdi Mouawad : « www.evene.fr/theatre/actualite/wajdi-mouawad.avignon-2009-littoral-ciel-2060.php » (28 septembre 2013). Retour au texte

13 W. Mouawad, Incendies, op. cit., p. 38 Retour au texte

14 Ibid., 42 Retour au texte

15 Ibid, p. 20. Retour au texte

16 Ibid, p.21. Retour au texte

17 W. Mouawad, Forêt, op. cit., p. 7. Retour au texte

18 W. Mouawad, Incendies, op. cit., p. 49. Retour au texte

19 J.-F. Perrier, Entretien avec Wajdi Mouawad, op. cit. Retour au texte

20 W. Mouawad, Incendies, op. cit., p. 85. Retour au texte

21 S. Baillargeon, Wajdi Mouawad. Le survenant, Le Devoir, 31 avril 1999. Retour au texte

22 Le théâtre de la cruauté [2ème manifeste].191 192 ] Retour au texte

23 I, p. 42. Retour au texte

24 Ibid, p. 33. Retour au texte

25 Ibid, pp. 36 et 37. Retour au texte

26 L, p. 20. Retour au texte

27 Extrait du Journal N° 8 du Théâtre Forum Meyrin, disponible à la page internet: « http:www.forum-meyrin.net/journal/dp_seuls.pdf » (14.08.2010) Retour au texte

28 L. Lenne, Le poisson-soi: de l’aquarium du moi au littoral de la scène, Agôn Dossiers, N° 0 : En quête du sujet, disponible à la page internet « http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=328 » (15.08.2010). Retour au texte

29 W. Mouawad, Littoral, op. cit., p. 16. Retour au texte

30 Voici comme ce personnage est présenté: LE CHEVALIER. Je suis le chevalier de Guiromelan. Au service d'Arthur, mon roi malade. Parti à la recherche du très saint-Graal, Morgane m'a capturé et m'a emporté sur ses ailes de corbeau en me hurlant aux oreilles: « toi, je ne te tuerai pas. Mais je t'enverrai tout vivant en enfer.» Que l'on arrête ces gémissements. […] je suis un chevalier devant Dieu et je viens d'un monde qui ne connaît pas la lâcheté du regard. Ôtez-vous de mon chemin, images découvertes. Agenouillez-vous, souillures, agenouillez-vous! (W. Mouawad, Littoral, op. cit., p. 23). Retour au texte

31 W. Mouawad, Littoral,op. cit., p. 29. Retour au texte

32 Ibid, p. 124. Retour au texte

33 Au contraire, ce double qui permet de commencer la redéfinition de sa propre identité est joué dans Incendies par le motif de la gémellité entre Jeanne et Simon. Cette caractéristique tient compte de cette difficile acceptation par une subjectivité de sa propre altérité: en effet, les jumeaux sont deux êtres à la fois profondément semblables et irrémédiablement différents, étant donné qu'ils sont incarnés dans deux corps qui se font face comme deux miroirs: le jumeau est donc celui qui peut voir, en son reflet, sa propre altérité, en incarnant ainsi la figure symbolique de l'alter ego. Retour au texte

34 W. Mouawad, Littoral, op. cit., p. 68. Retour au texte

35 Phrase citée par S. G. Kellmann, dans The translingual imagination, University of Nebraska Press, Lincoln, 2000, p. 11. Retour au texte

36 W. Mouawad, Littoral, op. cit., p. 81 Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Massimo De Giusti, « Wajdi Mouawad : un nouvel espace pour le théâtre », Sciences humaines combinées [En ligne], 13 | 2014, publié le 01 mars 2014 et consulté le 29 mars 2024. DOI : 10.58335/shc.361. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=361

Auteur

Massimo De Giusti

Doctorant en Lettres modernes, CPTC - EA 4178 - UB

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