La diffusion du culte d’Asclépios en Égée et en Asie Mineure

DOI : 10.58335/shc.335

Plan

Texte

La tradition littéraire s’accorde pour donner au dieu guérisseur grec Asclépios des origines thessaliennes1, que Strabon réaffirme en reconnaissant l’ancienneté et la renommée du sanctuaire (Asclepieion) de Tricca en Thessalie2. Si l’archéologie ne permet de confirmer ni l’antériorité ni l’importance de l’Asclepieion de Tricca, il est admis en revanche que les plus anciens vestiges archéologiques témoignant d’une activité cultuelle ancienne sont avérés dès la deuxième moitié du VIe s. a.C. à Épidaure en Argolide. A partir de la fin du Ve et au IVe s. a.C., son culte se répand dans tout le monde gréco-romain, au point que, selon J. Beaujeu dans son ouvrage paru en 1955, on dénombre, au IIe siècle de notre ère, 320 sanctuaires du dieu3. Or, il apparaissait nécessaire de reconsidérer ce chiffre à l’aune des récentes découvertes. Depuis quelques décennies, des chercheurs publient régulièrement des études régionales sur les Asclepieia et notamment ceux du Péloponnèse4. Mais aucune enquête n’a été menée systématiquement sur les cités de l'Égée et la zone côtière de l'Asie Mineure5. L’objectif de ma thèse était donc de rassembler, d'analyser et de commenter la documentation épigraphique, c’est-à-dire les textes inscrits, venant de cette vaste région. L’option de travailler l’ensemble du territoire anatolien avait été écartée, dans la mesure où trop peu de corpus sont encore réalisés pour envisager actuellement d’étudier les cités situées à l’intérieur des terres. Le cadre chronologique choisi, du IVe s. a.C. au IIIe s. p.C., compte tenu du matériel documentaire privilégié que sont les inscriptions, se justifie parfaitement, la documentation archéologique poussant largement dans le même sens.

Documentation et chronologie de la diffusion du culte d’Asclépios

Pendant toute l’époque hellénistique, le culte se propage dans les îles égéennes et le long du littoral occidental de l’Asie Mineure. Cette période est marquée par la construction de complexes parmi les plus célèbres du monde antique – Cos, Pergame et Lébèna, bien connus des chercheurs –, mais aussi une foule de sanctuaires moins importants dont l’influence est restée locale ou régionale. Une des interrogations posées était de savoir si la documentation à notre disposition met en lumière une diffusion du culte d’Asclépios des centres originels (Tricca, Épidaure) vers la Grèce égéenne et micrasiatique ?

Les sources épigraphiques restent la principale source de renseignements concernant l’existence, dans telle ou telle cité, d’un Asclepieion. Les témoignages littéraires sont généralement tardifs. Concernant les vestiges archéologiques, peu de sanctuaires ont été localisés et fouillés actuellement. Enfin, la numismatique est, à elle seule, d’un faible secours pour attester de l’existence d’un Asclepieion. Les types monétaires à l’effigie de divinités grecques se multiplient dans les cités sous l’Empire romain et attestent surtout de leur succès, mais ne témoignent pas obligatoirement de la présence d’un sanctuaire. Pour autant, ces types de sources n’ont pas été délaissés dans ma thèse et complètent l’information fournie par l’épigraphie.

Les premiers témoignages épigraphiques attestant d’un culte rendu à Asclépios dans l'aire géographique considérée remontent au IVe s. a.C. (annexe 1). L’absence de documents antérieurs s’explique par le fait que l’épigraphie ne se développe dans le monde grec qu’à la fin de l’époque classique. Il est en outre souvent difficile pour l’historien de dater avec précision les débuts de l’activité d’un culte et il n'est généralement guère possible de fixer autre chose qu'un terminus ante quem. Pour beaucoup de sites, la carence documentaire ne permet de déterminer ni les débuts de l’activité du culte ni son origine.

Des inscriptions datées du IVe ou plus largement des IVe-IIIe s. a.C. – l’écriture, qui est généralement le seul élément de datation, ne permettant pas d’être plus précis – ont été découvertes à Imbros et Thasos en mer de Thrace, Anaphè, Céos, Délos et Paros dans les Cyclades, Calymna, Chalkè, Cos, Lesbos, Nèsos et Rhodes voisines de l’Asie Mineure, mais aussi dans des cités du littoral anatolien : Colophon, Éphèse, Érythrées en Ionie, Cnide, Halicarnasse, Idyma, Thèra en Carie et Thyssanous dans la Pérée rhodienne.

A Cos et à Paros, des indices laissent néanmoins supposer une implantation encore plus ancienne. Cos possède un des Asclepieia les plus prestigieux du monde antique, construit à flanc de colline, sur quatre niveaux6. Les premières mentions épigraphiques datent du milieu du IVe s. a.C. Les fouilles menées sur le site ont montré que les travaux d’édification ont vraisemblablement débuté entre la deuxième moitié du IVe s. a.C. et la première moitié du IIIe s. a.C., sur un site occupé par un culte d’Apollon. On ignore la date exacte du début des travaux. Il n’y a donc pas de preuves matérielles d’un culte d’Asclépios dans l’île avant la reconstruction de la cité principale, qui coïncide avec le synœcisme de 366 a.C. F. Sokolowski suppose que le dème d’Isthmos, le plus important de l’île avant et après le synœcisme, abrite le berceau des Asclépiades qui seraient à l'origine du grand Asclepieion, et qui auraient contribué à la formation de la cité unifiée de Cos7. Le terme d’Asclépiades désigne d’abord les descendants d’Asclépios (génos) et par suite la communauté de médecins. L’hypothèse de F. Sokolowski incite à pousser plus loin les investigations. La tradition mythique rapporte qu’un des fils d’Asclépios, le prince thessalien Podalire, aurait fondé la cité de Syrnos en Carie à son retour de la guerre de Troie8. De là, il aurait ensuite formé les branches rhodienne, cnidienne et coaque du génos des Asclépiades, à l’origine de la création de deux écoles médicales parmi les plus célèbres de l’Antiquité, à Cos et à Cnide, où sont attestés des Asclepieia9. Il est dès lors probable que les Asclépiades au sens large ait joué un rôle dans la fondation d’Asclepieia dans cette zone. Cela prouverait d’une part que le culte d’Asclépios est un culte ancien dans les régions de Carie et du Dodécanèse, d’autre part que le culte coaque ne provient pas d’Épidaure, comme le laisse penser la tradition établie par le personnel du sanctuaire d’Argolide, mais serait issu de Tricca en Thessalie. Si, comme le mentionne Strabon, un sanctuaire ancien et renommé d’Asclépios existe à Tricca, il est possible que le culte se soit diffusé par l’intermédiaire de sa progéniture, d’une part de Thessalie jusqu’à Troie, d’autre part, de Troie jusqu’à Syrnos, et de là vers Cos, Cnide et peut-être Rhodes.

Dans d’autres sites, aucune inscription n’est antérieure au IIIe ou au IIe s. a.C., alors même qu’une implantation ancienne est attestée par d’autres sources. En Crète, la datation des vestiges archéologiques prouve que le culte d’Asclépios atteint la grande île dès la fin de l’époque classique : ce mouvement concerne la côte méridionale, à Lasaia, Lébèna et Lissos. A Lébèna, qui abrite le plus grand et le plus célèbre Asclepieion de Crète, si les inscriptions les plus anciennes datent du IIIe s. a.C., l’archéologie atteste en revanche d’une première phase de construction du sanctuaire remontant au milieu du IVe s. a.C.10. Suit une expansion du culte à partir du IIIe s. a.C. de cette zone vers l’intérieur des terres et vers l’extrémité orientale de l’île, et en dernier lieu en direction de la côte septentrionale.

A Pergame, dans la région de Mysie, les plus anciens documents épigraphiques mis au jour dans le sanctuaire sont datés du milieu du IIIe s. a.C., au moment où le culte d’Asclépios devient un culte civique et que les premières structures du sanctuaire sont construites. Or, d’après Pausanias, écrivain et voyageur du IIe s. p.C., la fondation du culte est d’abord une initiative privée, intervenant à la fin du IVe s. a.C., et qui fait suite à la guérison à Épidaure d’un Pergaménien, un certain Archias fils d'Aristaichmos11.

La documentation à notre disposition infirme donc l’hypothèse d’une vague unique de diffusion du culte d’Asclépios ou de plusieurs vagues successives, d’ouest en est, depuis la Grèce continentale. Il n’a pas atteint d’abord les îles puis les cités côtières. Le culte d’Asclépios ne provient pas non plus directement ou systématiquement d’Épidaure ou de Tricca. Il s’agit d’un mouvement de diffusion complexe, qui s’est très certainement fait à l’intérieur d’une même région – insulaire ou côtière – ou encore d’une région à l’autre, pour ensuite pénétrer à l’intérieur du territoire anatolien. Les grands Asclepieia de Cos, Lébèna et Pergame notamment ont nécessairement joué un rôle dans la propagation du culte. Pausanias raconte par exemple que l’Asclepieion de Smyrne est une succursale de Pergame, qui est lui-même une filiale d’Épidaure ; de la même manière nous pouvons supposer une parenté de Pergame avec certains sanctuaires de Troade. Mais il reste encore de nombreuses zones d’ombre sur cette question de l’origine et de la diffusion du culte d’Asclépios.

Répartition régionale des sanctuaires d’Asclépios

Le premier ensemble régional considéré est l’archipel des Cyclades (annexe 2). L’étude des sanctuaires d’Asclépios dans cette zone est difficile pour plusieurs raisons. D’abord, plusieurs îles n’ont livré qu’une faible documentation épigraphique, de surcroît essentiellement composée de dédicaces (Céos, Mélos et Syros), aussi bien pour la période hellénistique que romaine. A Anaphè et à Ténos, des inscriptions mentionnent respectivement une consécration et un dépôt de stèles dans l’Asclepieion de la cité. L’existence d’un Asclepieion est encore attestée par l’épigraphie à Andros et à Théra, mais apparaît très incertaine à Amorgos au vu des sources à notre disposition12. Ensuite, parce que les sites antiques, souvent établis sous les villes modernes, n’ont pas encore été identifiés. Les deux Asclepieia de Délos et Paros, bien documentés, font néanmoins figure d’exception. Le petit îlot de Délos possède dès la fin du IVe s. a.C. un Asclepieion étendu, construit sur le promontoire nord de la baie de Phourni, sur la rive occidentale de l’île13. L’Asclepieion de Paros a été édifié sur la côte occidentale au début du IVe voire à la fin du Ve s. a.C., sur un site occupé par un culte d’Apollon ; le sanctuaire occupe le niveau inférieur d’un vaste complexe composé de trois terrasses14.

En Crète, île située au sud des Cyclades, une ou plusieurs inscriptions attestent d’un culte rendu à Asclépios dans les cités d’Arkadès, Chersonèse, Cnossos, Hiérapytna, Itanos, Lasaia, Lébèna, Lissos et Olous. Des fouilles ont été réalisées à Lissos et à Lébèna, où un vaste complexe a été mis au jour, considéré du reste comme le plus ancien, le plus important et le plus célèbre de l’île. L’épigraphie, et notamment le catalogue de récits de guérison affiché sur le portique d’incubation, et la littérature confirment la renommée du sanctuaire : Pausanias le range parmi les sanctuaires les plus fameux du dieu (τὰ ἐπιφανέστατα) avec ceux d’Athènes, Pergame, Smyrne et Balagraï en Cyrénaïque15 ; Philostrate en fait le principal Asclepieion de Crète et lui reconnaît une dimension panhellénique16.

La présence d’un Asclepieion est en revanche moins assurée à Aptère, Gortyne, Lato, Lyttos, Phaistos, Priansos et Pyloros. Soit la documentation épigraphique, fragmentaire, n’autorise que des conjectures ; soit les sources retrouvées – monnaies, matériel icononographique – n’ont pas été identifiées avec certitude ou sont, à elles seules, d’un faible secours pour attester de l’existence d’un Asclepieion dans ces cités.

Dans les régions du Dodécanèse et du littoral carien, un grand nombre d’Asclepieia est attesté. Toutefois, la plupart d’entre eux n’ont pas été localisés sur le terrain et notamment dans les îles d’Astypalaia, Carpathos, Chalkè, Rhodes et Symè. Près de quarante inscriptions trouvées à Rhodes font état de trois foyers du culte : dans la cité de Rhodes à l’extrémité nord de l’île, à Camiros sur la côte nord-ouest et à Lindos, ville côtière établie au sud-est. La situation est analogue à Cos, où on dénombrerait trois sanctuaires du dieu : dans les dèmes d’Isthmos (actuelle Céfalos) au sud, d’Halasarna (actuelle Cardamena) au sud-est, et de Cos au nord qui est le plus important de la région.

En Carie, les sanctuaires sont essentiellement répartis dans les deux presqu’îles sud-cariennes et sur le littoral égéen. La plus méridionale des presqu’îles, qui correspond à la pérée rhodienne, c’est-à-dire le territoire appartenant à Rhodes sur le continent à l’époque hellénistique, les Asclepieia de Phoinix, Thyssanous et Syrnos sont regroupés sur une aire d’une douzaine de km2 ; la cité de Syrnos, rappelons-le, serait le point de départ à partir duquel son fondateur Podalire aurait formé les branches rhodienne, cnidienne et coaque du génos des Asclépiades, peut-être à l’origine de la fondation d’Asclepieia dans le Dodécannèse. Ensuite, malgré l’existence d’une célèbre école de médecine, la péninsule cnidienne, actuelle presqu’île de Datça, n’a livré que peu de documentation concernant la présence d’Asclepieia. Seules une copie romaine d’une statuette d’Asclépios datée du IVe s. a.C. ou de l’époque hellénistique, quelques monnaies impériales et deux inscriptions du IVe ou du IIIe s. a.C. ont été mises au jour à Cnide. Ces documents attestent néanmoins de l’existence d’un lieu de culte à proximité de la ville, mais dont la localisation exacte reste encore à déterminer. Au nord de la péninsule, l’existence de sanctuaires est confirmée le long des côtes, à Halicarnasse (actuelle Bodrum) et à Iasos, mais demeure hypothétique à Idyma, Thèra, Bargylia et Mylasa.

Au nord de la Carie, en Ionie, les sanctuaires d’Asclépios, nombreux sur le territoire, sont surtout implantés dans les anciennes cités grecques du littoral : (du sud au nord) Didymes, Milet, Priène, Éphèse, Colophon – dont le port Notion possède peut-être également un Asclepieion –, Érythrées, Smyrne et Phocée. Toutefois, aucun n’a été fouillé jusqu’à présent : à Éphèse par exemple, l’Asclepieion, en ruine, a servi de carrière et n’a pu être localisé avec précision. Les témoignages de Pausanias et d’Aelius Aristide donnent par contre des indications concernant Smyrne : le Périégète signale au livre VII un sanctuaire d’Asclépios construit de son temps près de la mer17 ; Aristide décrit aussi l’Asclepieion de la ville et indique dans le Discours I que le sanctuaire « est au gymnase » ; au Discours IV, il explique que « le temple (d’Asclépios) proche du port était encore en construction »18. C. J. Cadoux pense qu’Aristide parle d’un seul et même lieu de culte, tandis que pour P. Debord, que nous suivons, il existe deux sanctuaires distincts du dieu dans la ville : un près du port, l’autre au gymnase19.

La documentation épigraphique atteste aussi de la présence d’un sanctuaire du dieu dans les îles de Samos et de Chios, situées en face des côtes ioniennes. A la ligne 7 d’une inscription fragmentaire non datée provenant de Samos, on peut lire le nom du dieu au génitif (’Ασκληπιοῦ) ; le terme ἱ̣[ερόν---] a été restitué à la suite, mais n’est aucunement assuré vu la longueur de la lacune. Une autre inscription indique qu’une statue de culte est consacrée sous Trajan. A Chios, le document le plus ancien est une dédicace du IIe s. a.C. ; un décret honorifique d’époque impériale mentionne une restauration dans l’Asclepieion de la cité.

Il est difficile de déterminer l’existence ou l’importance des sanctuaires d’Asclépios dans la plupart des cités d’Éolide, à cause de la nature même de la documentation. Les inscriptions y font le plus souvent défaut. Les seules sources disponibles dans les villes de Cymé, Myrina, Néonteichos, Pitane et Temnos sont des monnaies d’époque impériale. Les deux inscriptions retrouvées à Élaia, située à l’embouchure du Caïque, sont des « pierres errantes » qui proviennent en réalité de l’Asclepieion de Pergame. Actuellement, Aigai est la seule cité ayant livré plusieurs documents, datés de l’époque impériale, attestant de la présence d’un Asclepieion de quelque importance au IIe s. p.C., mais qui serait déjà en activité à l’époque hellénistique20.

Treize inscriptions témoignent de l’existence d’un sanctuaire d’Asclépios à Mytilène, cité principale de l’île de Lesbos. L’épigraphie couvre une chronologie étendue, prouvant que l’Asclepieion a connu une longue activité, de la fin de l’époque classique ou du tout début de l’époque hellénistique jusqu’à l’époque romaine. Deux inscriptions datées du IVe s. a.C. sont capitales pour la connaissance du sanctuaire. La première fixe les modalités de l’extension du temple d’Asclépios dans les années 330/300 a.C., établissant ainsi son ancienneté. Le texte, en distinguant la fondation, l’assise de réglage et la krépis en place de la nouvelle fondation adjacente, atteste d’une construction préexistante. La seconde, qui date du milieu du IVe s. a.C., honore un certain Athanadas pour avoir permis l’acheminement de l’eau à l’intérieur de la ville et dans l’Asclepieion. Le développement du sanctuaire s’inscrit vraisemblablement durant cette période. Un faisceau d’indices laisse à penser qu’il pourrait se situer dans un espace important de la cité, à l’emplacement actuel de l’église de St Syméon ou dans ses environs immédiats ; mais cela reste encore à démontrer21. Il est probable que le culte d’Asclépios à Mytilène soit issu de la Grèce du nord. J. Bérard a montré que l’origine du peuplement lesbien est majoritairement béotien22. Deux inscriptions d’époque hellénistique témoignent en outre de l’existence de relations étroites et anciennes avec la Thessalie : il est notamment question d’une décision de la Confédération thessalienne d’envoyer une ambassade (théorie) et des animaux sacrificiels aux fêtes d’Asclépios (Asclepieia) de Mytilène23.

L’île de Nèsos, à l’est de Lesbos, a livré un décret honorifique daté de la fin du IVe s. a.C., dans lequel est mentionné le prêtre d’Asclépios, confirmant ainsi l’existence d’un culte public du dieu au début de l’époque hellénistique. La cité mysienne de Pergame abrite un des complexes cultuels les plus monumentaux et les plus célèbres de l’Antiquité, et cela jusque sous Caracalla. Si le culte d’Asclépios est devenu public à partir de la seconde moitié du IIIe s. a.C., il faut cependant attendre l’impulsion des empereurs romains, avec Hadrien surtout, et de notables locaux, pour que l’Asclepieion situé hors les murs de la ville devienne un des lieux de culte les plus fréquentés du monde antique, avec pour corollaire des travaux d’aménagement monumentaux, réalisés d’après un plan ambitieux et cohérent qui intègre les structures d’époque hellénistique24. Marc-Aurèle considère qu’il s’agit alors de « la station de cure la plus renommée de l’empire »25.

En Troade, l’épigraphie témoigne de leur présence dans les cités d’Alexandrie de Troade et de Lampsaque, sans pour autant qu’ils aient été localisés sur le terrain à cause de l’urbanisation. En l’absence d’autres témoignages, les deux inscriptions découvertes respectivement à Kemalli et à Ilion n’apportent aucune confirmation de l’existence d’un lieu de culte. De la même manière, la découverte de monnaies d’époque impériale à l’effigie du dieu à Assos, Gargara, Abydos et Parion ne sont pas non plus des preuves suffisantes.

En mer de Thrace, le culte atteint les îles d’Imbros et de Thasos dès le IVe s. a.C. La présence d’Asclepieia est attestée dans les deux cas par la documentation. A Thasos, l’existence d’une prêtrise d’Asclépios et la célébration d’un concours supposent un sanctuaire de quelque importance, mais qui n’a pu être identifié avec certitude, car il se trouve sous l’habitat moderne26. A Samothrace, nonobstant une dédicace fragmentaire datée de la fin du IIe s. a.C., aucun document ne confirme la présence d’un sanctuaire d’Asclépios dans l’île.

Conclusion

Pour conclure, l’analyse de la documentation à notre disposition permet de démontrer que le mouvement de diffusion du culte d’Asclépios, essentiellement urbain, ne présente aucune chronologie proprement linéaire. Elle met aussi en évidence une répartition inégale des Asclepieia : on constate une plus forte concentration dans les îles et les cités du centre et du sud de la mer Égée et de l’Asie Mineure (Cyclades, Crète, Dodécanèse, Carie et Ionie) ; la répartition des sanctuaires apparaît plus diffuse dans les régions septentrionales (Mysie, Troade et îles de la mer de Thrace), qui abritent cependant des centres importants (Pergame et Mytilène), et leur présence demeure très incertaine dans les cités d’Éolide. Le nombre élevé d’Asclepieia dans l’espace considéré s’explique avant tout par le succès rencontré par Asclépios, mais aussi par les contacts fréquents et variés du monde insulaire et des anciennes cités du littoral anatolien avec la Grèce continentale, considéré comme le berceau du culte. Ce rassemblement de données fut un préalable, dans ma thèse, à une enquête sur la fréquentation des sanctuaires (aspects sociologiques), sur leur organisation (histoire institutionnelle) et sur les pratiques et les croyances religieuses (histoire des religions).

Annexe

Annexe

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Notes

1 Pindare, IIIe Pythique ; Phérécydes, FGrH 102a et FGrH 3 F 35 ; Hymne homérique à Asclépios ; Apollonius de Rhodes, Argonautique, IV, 616-17 ; Strabon, IX, 5, 22 et XIV, 1, 39 ; Ps. Apollodore, Bibliothèque, III, 10, 3, 5-4, 1 ; Hygin, Fables, XIV, 21 ; Eusèbe, Préparation évangélique, III, 14, 6 ; Théodoret de Cyr, Thérapeutique des maladies helléniques, VIII, 19-23. Retour au texte

2 Strabon, IX, 5, 17 : « Tricca qui possède le plus ancien et le plus célèbre sanctuaire d’Asclépios ». Retour au texte

3 J. Beaujeu, La religion romaine à l'apogée de l'Empire. La politique religieuse des Antonins, Paris, Les Belles Lettres, 1955, p. 301. Retour au texte

4 Cf. notamment les travaux de P. Sineux, Recherches sur les sanctuaires et le culte d’Asclépios dans le Péloponnèse de la fin de l’époque archaïque à la fin de l’époque hellénistique, Thèse inédite de doctorat, Paris IV, 1994, et de M. Melfi, I santuari di Asclepio in Grecia, I, Studia archeologica 157, Rome, L’Erma di Bretschneider, 2007 [l’auteur a annoncé la publication d’un second volume consacré à la Grèce du Nord] ; Il santuario di Asclepio a Lebena, Atene, Scuola archeologica italiana, 2007. Retour au texte

5 L’ouvrage en 2 volumes de J. W. Riethmüller, Asklepios. Heiligtümer und Kulte, Heidelberg, Verlag Archäologie und Geschichte, 2005, propose des descriptions archéologiques des Asclepieia les plus importants et revient sur la question du mythe et de l’origine de la diffusion du culte dans le monde égéen, disputée entre les deux plus anciens sanctuaires du dieu : Épidaure et Tricca. Mais l’auteur laisse de côté les sanctuaires dits mineurs ; le catalogue des sources proposé à la fin du volume 2 vise l’exhaustivité, mais ne donne pas lieu à un commentaire historique Retour au texte

6 En dernier lieu, E. Interdonato, Le culte d’Asclépios à Cos. Le sanctuaire, la ville, le territoire, Thèse de doctorat, Rennes 2, 2006 (en cours de publication). Retour au texte

7 F. Sokolowski, LSCG, n° 169. Retour au texte

8 Pausanias, III, 26, 10. Retour au texte

9 Théopompe, ap. Photius, Bibl., 176, 120 b. Retour au texte

10 Cf. dernièrement M. Melfi, Il santuario di Asclepio a Lebena, Atene, Scuola archeologica italiana, 2007. Retour au texte

11 Pausanias, II, 26, 8. Retour au texte

12 Amorgos n’a livré aucune inscription relative au culte d’Asclépios. L’interprétation selon laquelle une monnaie datant de l’époque hellénistique représenterait Asclépios et deux têtes en marbre appartiendraient à des statues du dieu et de sa fille Hygie n’est pas assurée. Les deux têtes peuvent tout aussi bien figurées Zeus et Arcésiné. Ce ne sont en outre pas des preuves suffisantes pour garantir qu’un culte est rendu à Asclépios et à Hygie dans l’île. Retour au texte

13 Les premières campagnes de fouilles ont été effectuées entre 1924 et 1926. Les résultats ont été publiés par F. Robert, « Trois sanctuaire sur le rivage occidental », EAD, XX, 1952, p. 51-108. Sur le sanctuaire et le culte d’Asclépios à Délos, cf. Ph. Bruneau, Recherches sur les cultes de Délos à l’époque hellénistique et à l’époque impériale (BEFAR 217), Paris, de Boccard, 1970, p. 355-77, et M. Melfi, I santuari di Asclepio in Grecia, I, Studia archeologica 157, Rome, L’Erma di Bretschneider, 2007, p. 456-79. Retour au texte

14 Le site de l’Asclepieion a été identifié par O. Rubensohn, « Paros III. Pythion und Asklepieion », AM, 27, 1902, p. 189-238. Cf. depuis la publication de M. Melfi, op. cit., p. 433-56. Retour au texte

15 Pausanias, II, 26, 8. Retour au texte

16 Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane, IV, 34, relate que le sanctuaire, établi sur la mer de Libye, est fréquenté notamment par des Libyens. Retour au texte

17 Pausanias, VII, 5, 9. Retour au texte

18 Aelius Aristide, Discours sacrés, I, 17-21 et IV, 102. Retour au texte

19 C. J. Cadoux, Ancient Smyrna. A History of the City from the earliest Times to 324 A. D., Oxford, Basil Blackwell, 1938, p. 181 et 205 ; P. Debord, Aspects sociaux et économiques de la vie religieuse dans l’Anatolie gréco-romaine (EPRO 88), Leiden, E. J. Brill, 1982, p. 30 n. 35. Retour au texte

20 Une dédicace datant du règne d’Antonin le Pieux, faite à Asclépios et à Hygie Paliourchoi, a été retrouvée à Messine ; or, L. Robert, JS, 1973, p. 183, démontre que sa provenance est plus sûrement Aigai. Une monnaie d’Aigai représente la statue cultuelle d’Asclépios et de Télésphore dans un temple hexastyle : cf. F. Imhoof-Blumer, Kleinasiatische Münzen, Wien, A Hölder, 1901-02, p. 428 n° 18. Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane, I, 7-13, donne un tableau très vivant de la vie du sanctuaire à son époque. Eusèbe de Césarée, Vie de Constantin, III, 56, insiste sur l’ancienneté et sur l’importante fréquentation du sanctuaire sous l’empire romain. Eusèbe raconte ensuite que l’Asclepieion devient un symbole de résistance du paganisme vivace dans les milieux intellectuels contre le Christianisme qui triomphe parmi les masses populaires. Retour au texte

21 L’hypothèse de D. Evangélidis, AD, 9, 1925 (1927), p. 44, semble validée par la découverte de plusieurs inscriptions hellénistiques in situ, dont on sait, par leur contenu, que certaines étaient entreposées dans l’Asclepieion (IG, XII, 2, n° 15, 16 et 25). La permanence des lieux de culte est bien connue et peut s’appliquer ici. Mais cette localisation reste conjecturale et doit encore être démontrée : cf. G. Labarre, Les cités de Lesbos aux époques hellénistique et impériale, Paris, de Boccard, 1996, p. 208-11. Retour au texte

22 J. Bérard, « La migration béotienne », RA, 1959, p. 1-28. Cf. aussi G. Labarre, op. cit., p. 14-5. Retour au texte

23 IG, XII Suppl., n° 3 ; G. Labarre, op. cit., p. 273-4 n° 14. Concernant la datation, L. Robert, « Notes d’épigraphie hellénistique », BCH, 49, 1925, p. 233-8 n° 12 = OMS, I, p. 27-32, explique que « ce serait donc peu après 196 a.C. que les Mytiléniens auraient donné plus d’éclat aux Asklepieia ». Il note toutefois qu’il faut être prudent : « car il se peut que les Mytiléniens aient transformé les Asklepieia à une époque antérieure, au cours du IIIe siècle, et que lors de la reconstitution de la Confédération thessalienne, en 196, leurs ambassadeurs aient seulement invité le nouvel ethnos à se faire, lui aussi, représenter aux fêtes amplifiées ». Cette dernière proposition est celle retenue par A. Tziafalias et B. Helly, « Deux décrets inédits de Larissa », BCH, 128-9, 2004/5, p. 400-2. Retour au texte

24 Sur la topographie du sanctuaire, cf. notamment W. Radt, Pergamon. Geschichte und Bauten einer antiken Metropole, Cologne, Primus Verlag, 1988, p. 220-42 et G. de Luca, « Il culto di Asklepios in Asia Minore. L’esempio di Pergamo », dans E. de Miro, G. Sfameni Gasparro, V. Cali (éds.), Il culto di Asclepio nell’area mediterranea (Attidel Convegno Internazionale, Agrigento, 20-22 nov. 2005), Roma, Gangemi Editore, 2009, p. 97-111. Retour au texte

25 Fronton, ad Caesarem, III, 10. Retour au texte

26 Sur la question de la localisation de l’Asclepieion thasien, cf. F. Salviat, « Le problème topographique de l’Asklépieion thasien », BCH, 82, 1958, p. 353-7. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Emilie Piguet, « La diffusion du culte d’Asclépios en Égée et en Asie Mineure », Sciences humaines combinées [En ligne], 12 | 2013, publié le 01 septembre 2013 et consulté le 28 mars 2024. DOI : 10.58335/shc.335. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=335

Auteur

Emilie Piguet

Docteure en Histoire, ISTA - EA 4011 - UFC