De la tauromachie en peinture : usages et imaginaires de Goya à Albarracín

DOI : 10.58335/shc.333

Plan

Texte

Intitulée De la tauromachie en peinture : usages et imaginaires de Goya à Albarracín, ma thèse de doctorat est le fruit de quatre années de recherches. Toutefois, elle s’inscrit dans la continuité de mes travaux de Master I et de Master II. Le premier, dirigé par Julie Ramos, portait sur Goya, Hemingway et la tauromachie. Le second, dirigé par Bertrand Tillier, traitait de L’art et la tauromachie.

Ce sont ces deux confrontations successives avec l’objet « tauromachie vue par les artistes et les écrivains », qui m’on poussé, avec le soutien de mon directeur de Master II, puis de thèse, à approfondir ces problématiques.

Deux constatations essentielles ont motivé ce travail. D’abord, le désintérêt dont souffre l’iconographie taurine au sein de l’histoire de l’art, malgré une production artistique très importante sur le sujet, tant du point de vue qualitatif que quantitatif. Ensuite, la nécessité de dépasser les approches monographiques de ce thème – du type « Goya et la corrida » ou « Picasso et la corrida » –, ainsi que les travaux de synthèses, la plupart seulement descriptifs.

En dépit d’une riche bibliographie consacrée à la corrida dans les arts plastiques1, un certain nombre d’interrogations demandaient en effet à être formulées. C’est dire que même dans les ouvrages ou catalogues d’exposition les plus aboutis, il manquait une problématique plus générale, une confrontation et une mise en perspective des différentes œuvres.

Le fil conducteur de ce travail a été de comprendre la complexité de l’iconographie taurine, et la persistance de l’intérêt des artistes pour la corrida, dans des contextes artistiques, politiques et historiques différents.

De ce point de vue, les travaux d’Erwin Panofsky2 et ceux de Hans Robert Jauss3 ont constitué des cadres théoriques particulièrement pertinents. Le premier, pour l’analyse iconologique, élaborée à partir d’une lecture qui élargit progressivement le cadre de compréhension des œuvres d’art. Le second, pour l’intérêt porté à la réception des œuvres, à la compréhension des horizons d’attentes propres à chaque contexte historique.

Cette volonté de proposer une appréhension générale et diachronique de la représentation de la corrida, m’a amené à l’étudier sur un temps long, de Francisco de Goya à nos jours4, et à construire ma thèse en trois parties.

D’abord, l’étude de l’image de la corrida prise pour elle-même, ainsi que l’analyse des éléments qui en déterminent la réception. Ensuite, la mise en perspective historique et politique des œuvres consacrées à la tauromachie. Enfin, l’analyse des mythes auxquels l’image de la corrida peut être rattachée, et la définition de la poétique à l’origine de nombre de ses représentations.

Première partie : Corrida esthétique, corrida sémantique ?

La première partie de la thèse a donc eu pour objet de déterminer comment sont appréhendées les œuvres consacrées à la tauromachie, et d’identifier les grands thèmes qui constituent l’iconographie taurine. Parmi les éléments qui déterminent et altèrent la réception des œuvres, l’espagnolade, la richesse plastique, la violence et le détournement, figurent au premier plan.

L’espagnolade, parce qu’elle a joué un rôle important dans le discrédit jeté sur les thèmes de la tauromachie et du flamenco. Le terme espagnolade désigne en effet les représentations pittoresques, caricaturales, voire grossières, des coutumes espagnoles. Or, son incroyable expansion au fil du XIXe siècle, parfois relayée par des artistes d’envergure comme Gustave Doré et Édouard Manet, a lassé une partie du public et de la critique. L’espagnolade a ainsi contribué à faire de la corrida un sujet second, mineur et déprécié.

La richesse plastique de la corrida – couleurs vives, foules dans les gradins ou costumes chatoyants des toreros –, parce que cette caractéristique des courses de taureaux a nourri les lectures selon lesquelles la tauromachie constitue pour les artistes un simple prétexte à des recherches formelles, au même titre que les autres motifs. Une telle lecture a donc parfois fait oublier la spécificité de la corrida – où la mort occupe une place prépondérante –, ainsi que la singularité de sa représentation, y compris au sein de l’art moderne.

La violence, parce que sa présence au sein du spectacle taurin, a donné lieu à des interprétations erronées, réduisant la représentation de la tauromachie à sa dénonciation. Même quand le goût de l’artiste pour les courses de taureaux est documenté, certains ont perçu leurs œuvres comme des critiques de la corrida. La réception des œuvres de Goya ou de Lucien Clergue illustre bien cet aspect.

Le détournement, enfin, parce que la dimension critique dont il peut être porteur, a également altéré le jugement de certains spectateurs. Le regard porté sur les œuvres de Fernando Botero, pour sa peinture toute en volume, ou sur les œuvres de Pilar Albarracín, pour ses recherches dotées d’un fort caractère ironique, ont par exemple donné lieu à des quiproquos quant aux intentions de l’artiste.

Concernant les grands thèmes qui composent l’iconographie taurine, ils sont principalement au nombre de sept : le portrait de torero, les tauromachies, le torero mort, le tercio de varas, la figure du taureau, les toreros dans l’arène et les différentes suertes5.

Le portrait de torero peut prendre plusieurs formes, parmi lesquelles on compte le portrait de matadors célèbres, le portrait de toreros fictifs, le portrait de groupe ou encore le portrait de la torera. Leur analyse avait pour but de montrer comment certains portraits sont porteurs d’un véritable discours, où les conceptions esthétiques de l’artiste et du torero portraituré, se fondent l’une dans l’autre. En atteste les grands portraits de toreros réalisés par Ignacio Zuloaga, Daniel Vázquez Díaz ou encore José Gutiérrez Solana.

Les tauromachies sont le plus souvent des séries gravées, qui proposent un regard global sur la corrida, soit en retraçant son histoire, soit en restituant son déroulement6. Florissante au XIXe siècle puis au XXe siècle, elles ont souvent offert l’occasion aux artistes de dialoguer avec leurs prédécesseurs, parmi lesquels se détache la figure de Goya. Ce dernier est en effet l’auteur de la première tauromachie moderne, caractérisée par un regard tragique, d’où sont exclus les détails anecdotiques. Pablo Picasso, Lorenzo Goñi ou Antonio Saura ont d’ailleurs en partie construit leurs tauromachies selon leur rapport à la tradition goyesque.

La figure du torero mort a également donné lieu à de nombreuses citations artistiques – de Goya à Botero, en passant par Manet, José Villegas Cordero, Picasso ou Vázquez Díaz. Elle a permis de conférer une valeur héroïque et parfois universelle à la figure du torero, porteur de valeurs comme le courage, l’abnégation devant la mort ou encore l’engagement total de l’artiste dans son œuvre7.

Le tercio de varas a, quant lui, davantage servi à énoncer la violence des courses de taureaux. Certains peintres hostiles à la corrida, tel Darío de Regoyos avec son célèbre Víctimas de la fiesta, ont choisi d’en montrer les conséquences les plus funestes pour le cheval. Toutefois, la violence de ce sujet n’est pas toujours le fruit d’une dénonciation, comme l’atteste les photographies de Clergue ou les œuvres de Juan Barjola. De ce point de vue, l’analyse du tercio de varas a permis de rappeler la difficulté de lire la représentation artistique de la corrida.

Enfin, l’identification du motif du torero dans l’arène, ou des différentes suertes d’une corrida, nous a donné l’occasion de dégager l’existence d’une part singulière de la production artistique consacrée à la corrida. Production qui a connu un succès important auprès du public, mais qui n’a pas été tenue en haute estime par l’histoire de l’art.

Le motif du torero dans l’arène est principalement le fait de peintres du XIXe siècle – tels Villegas Cordero, Jules Worms, Eduardo Zamacois, etc. –, qui se sont attachés à représenter toute la partie anecdotique de la corrida, et dont les œuvres étaient destinées à la bourgeoisie européenne et américaine.

Les peintres spécialisés dans les suertes, appelés aussi les peintres taurins, sont quant à eux les artistes dont la plus grande partie de la production est consacrée à la corrida. À l’instar des grands spécialistes du genre tels Roberto Domingo ou Ruano Llopis, ils tendent à en restituer chaque détail et à retranscrire l’émotion vécue par le spectateur averti. Leur principal public est d’ailleurs constitué d’aficionados, qui retrouvent dans leurs œuvres les scènes et les personnages auxquels ils sont attachés.

Deuxième partie : Corrida polémique, corrida politique ?

Une fois identifié les différents éléments qui perturbent la réception de l’iconographie taurine, et après avoir défini les grands thèmes qui la composent, il était enfin possible de procéder à une mise en perspective historique des œuvres. L’enjeu était d’apprécier les similitudes et les différences de la représentation artistique de la corrida, en fonction des différents contextes.

En effet, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la représentation de la tauromachie n’est pas close sur elle-même et n’existe pas uniquement à travers des images figées, relayant les accidents ou les grands moments d’une course de taureaux.

L’importance de la corrida pour l’histoire de l’Espagne a notamment été mise en lumière par des écrivains8. Dans cette optique, c’est d’un point de vue politique que la tauromachie occupe une place de rang en Espagne. L’essayiste Pérez de Ayala explique par exemple, non sans ironie, que l’évolution de la corrida à la fin du XVIIIe siècle en Espagne, correspond à celle que connaissent, sur le plan politique, d’autres grandes nations9. À ses yeux, la révolution démocratique espagnole eut lieu dans les arènes, et non dans les parlements.

Une telle analyse intéresse, car elle replace la Tauromaquia de Goya au cœur de la représentation moderne de la tauromachie. La série goyesque retrace en effet l’évolution des courses de taureaux, d’origine populaire, mais accaparée par la noblesse, et finalement « reconquise » par le peuple espagnol à la fin du XVIIIe siècle.

La valeur politique d’une telle conception de l’histoire de la tauromachie, mise en image par Goya, présente l’intérêt de faire de la corrida – et donc de sa représentation – un miroir de la société de son temps.

Mais la tauromachie est également un phénomène social, que beaucoup perçoivent négativement10, notamment à partir de la fin du XIXe siècle et de la génération dite de 1898, celle d’une Espagne qui traverse de nombreuses crises.

C’est dans une optique régénérationniste – c’est-à-dire selon laquelle l’Espagne est en déclin et qu’il est impérieux de la relever – que la corrida fait débat. Pour certains – Eugenio Noel, Pérez de Ayala, etc. –, la barbarie de ce spectacle est néfaste pour les spectateurs, parce qu’elle les pervertit et les pousse aux débordements.

Une telle vision donne lieu à ce qu’on appelle en Espagne l’antiflamenquisme, mouvement hostile à tout ce qui s’associe aux cultures taurines et flamencas, perçues comme barbares, fainéantes et indolentes.

Autant d’aspects perceptibles dans la représentation de la corrida – voir les œuvres de Goya, Zuloaga ou encore Solana – et dont les interprétations varient, selon qu’on considère qu’elles font l’apologie ou qu’elles critiquent ce qu’elles donnent à voir.

D’un point de vue social, la pauvreté des milieux taurins, dont atteste également son iconographie, indigne. En effet, l’importance de la corrida dans la société espagnole serait nocive. La tauromachie ferait miroiter gloire et fortune, alors qu’elle n’est synonyme, pour la plupart, que de mort et de pauvreté. À ce titre, certaines œuvres de Goya ou de Zuloaga sont particulièrement éloquentes.

Pour l’analyste, toute la difficulté consiste alors à déterminer si les artistes partagent ou non ces visions critiques et pessimistes. Or, cette lecture est d’autant plus difficile que des questions très politiques, comme celle des régionalismes et des nationalismes, s’agrègent aux débats sur la corrida ou le flamenquisme.

Devenue symbole de l’Espagne au fil du temps, la corrida a par exemple pu être rejetée par certains secteurs nationalistes, catalans ou basques, mais également revendiquée par des partisans de l’espagnolisme11.

En Espagne, la culture taurine était davantage associée à l’Andalousie, mais elle fut rapidement perçue comme signe d’une culture nationale. La corrida s’est donc retrouvée mêlée à des débats d’ordre identitaire, dans des jeux de revendications et de rejets.

Au moment où se développe la peinture régionaliste, dans le premier tiers du XXe siècle, l’interprétation de la représentation de la corrida s’est donc largement complexifiée. En Andalousie, les œuvres consacrées au monde de la tauromachie – à l’instar de celles réalisées par Julio Romero de Torres –, ont pu être perçues comme le signe de l’intérêt des peintres pour leur culture propre. Cette lecture fut d’ailleurs facilitée par la réhabilitation de la culture populaire andalouse, impulsée par le poète Federico García Lorca, le musicien Manuel de Falla et la génération dite de 1927.

Néanmoins, dans les mêmes années, et à côté des régionalismes périphériques, la corrida a pu être intégrée aux discours des nationalistes espagnolistes, soucieux de défendre une culture présente sur la presque totalité du territoire. Des peintres tels Zuloaga ont ainsi pu être exaltés, non plus comme des régénérationnistes porteurs d’une critique de société espagnole, mais comme les peintres d’une Espagne éternelle, grande et unie, et où la corrida occuperait une place de choix12.

C’est d’ailleurs en réaction à cette association entre la corrida et une hispanité pour le moins conservatrice et autoritaire, largement consommée au moment de la guerre civile espagnole, que des artistes républicains des années 1930-1940, tels Picasso, Oscar Dominguez ou Luis Fernandez, mettent un point d’honneur à afficher leur goût pour les courses de taureaux.

Dans ce contexte, le thème de la corrida acquiert une valeur politique claire, faisant par exemple du taureau ou du cheval de pique, l’image du peuple espagnol souffrant. Cet usage de l’iconographie de la part des opposants au franquisme va se poursuivre bien après la guerre, jusqu’à la mort de Franco, notamment chez des artistes exilés. Eduardo Arroyo associe alors le dictateur à un matador, tandis qu’Antonio Rodriguez Luna représente à travers la figure du taureau le peuple souffrant, perdu ou révolté.

Toutefois, malgré cette prolifération de l’image du taureau et du torero chez des artistes aficionados et républicains, les quarante ans de dictature, de proclamation d’une hispanité liée à la corrida, ont associé durablement tauromachie et franquisme, ou du moins tauromachie et idéologie conservatrice.

Après la mort de Franco, et aujourd’hui encore, des artistes ont continué et continuent d’interroger ce legs, cette dimension politique des représentations de la corrida. Ils attestent ainsi de la vigueur avec laquelle la tauromachie est en dialogue constant avec la société de son temps.

Troisième partie : Corrida mythologique, corrida poétique ?

Cependant, ces mises en perspectives historiques ne doivent pas faire oublier la part d’universel vers laquelle tendent la représentation de la corrida et les interrogations qu’elles soulèvent. C’est cet aspect qui a occupé la dernière et troisième partie de la thèse.

La corrida est liée à de nombreux mythes, parmi lesquels se distingue celui du Minotaure. Fils de Minos et de Pasiphaé, il est la créature mi-homme mi-taureau née des amours de Pasiphaé avec un taureau. La figure du Minotaure a intéressé de nombreux peintres, notamment les surréalistes. Il permet aux artistes de renouer avec les origines sexuelles de la corrida13, que tous semblent pressentir et vivre avec force.

De nombreux peintres ont abordé le sujet en se centrant sur la part animale de l’homme, sur ses pulsions, et sur les désirs les plus enfouis que révèle le mythe du Minotaure. Ils ont ainsi rejoint les préoccupations d’écrivains tels Leiris14 ou Georges Bataille15. Parmi les artistes les plus féconds sur le sujet, Picasso, André Masson ou encore Domínguez se détachent tout particulièrement.

Chacun à leur façon, ces peintres écrivent le journal des passions du monstre. Le Minotaure leur permet d’aborder l’érotisme, la sexualité violente, d’exprimer leurs angoisses, et de penser la notion d’emprisonnement. Ils opèrent la jonction entre mythe et expérience du réel, en situant la figure du Minotaure au sein même de la pratique de la corrida. Ce rapprochement entre la réalité des arènes et l’évocation du monstre, leur offre la possibilité d’exprimer une vision très libre de leur rapport au monde, à la tauromachie et aux mythes.

Repris par de nombreux artistes – Antoni Clavé, Saura, Fernando González Viñas, etc. –, la figure du Minotaure a pu être l’objet de diverses citations artistiques, mais aussi être corrélée à l’image de Pasiphaé, mère de la créature au destin tragique.

Néanmoins, l’autre grand mythe fondateur pour les artistes attentifs au monde de la tauromachie, est le mythe de Mithra. Originaire d’Asie Mineure, le mithraïsme offre au sacrifice de taureau une place prépondérante16.

Le mythe de Mithra est également profondément corrélé au soleil et à la lune. On retrouve ces deux éléments, très librement associés à la corrida, chez les artistes, les écrivains et les poètes dont les œuvres dialoguent les unes avec les autres. Rafael Alberti, Lorca, José Bergamín ou encore Bataille coïncident alors avec Picasso, Masson, Clergue, Miquel Barceló ou Luis Badosa.

Érotisme, mort, sacrifice et folie, apparaissent ainsi mêles les uns aux autres, dans un jeu de représentation polarisé sur ce qui serait une tauromachie solaire et une tauromachie lunaire. Les représentations artistiques, dans une grande liberté de moyens, semblent ainsi faire échos à de très anciennes conceptions, que ce soit en signifiant la puissance solaire de la corrida, ou en suggérant la dimension lunaire de l’exercice de la tauromachie ou du mythe de certains de ses protagonistes.

Au terme de ce détour par les mythes, il restait à analyser la poétique taurine au cœur de bon nombre des représentations étudiées jusque-là. La première étape de cette réflexion a été de montrer comment, pour de nombreux artistes et poètes, les frontières entre art plastique et poésie, sous l’égide de la tauromachie, peuvent être transcendées. Cet aspect a pu prendre la forme d’une activité plastique de la part des poètes – Alberti, Lorca, Cocteau –, ou d’une conception hautement poétique des œuvres par les artistes eux-mêmes – José Caballero, Luis Seoane, Saura –, intéressés notamment par l’illustration de textes ou de poèmes.

Ensuite, c’est l’importance du taureau en tant que figure sacrée, renvoyant à une culture ancestrale, à une poésie de la mort, de la vie, et où réapparaissent les signes du soleil et la lune, qui a été mise en lumière.

Mais c’est également sous le signe du duende17, manière de désigner une inspiration artistique où tout se met en jeu, où l’artiste entre dans une lutte intime avec la mort, que la création artistique a pu être rapprochée de la poétique taurine, et de l’art de toréer.

Enfin, ce travail s’est achevé sur une étude de cas : la mort du torero Ignacio Sánchez Mejías, mise en image par des artistes à partir de poèmes dédiés au matador. Cet exemple visait à montrer comment chacun des aspects de l’iconographie taurine analysés tout au long de cette étude, coexistent les uns avec les autres. Ainsi, les jeux de va et vient entre poésie et art plastique, dans le traitement de la mort du matador Sánchez Mejías par de nombreux artistes – Caballero, Seoane, August Puig, etc. –, attestent tout aussi bien de la pluralité de l’iconographie taurine, des enjeux rattachés au portrait de torero, de l’importance d’une poétique de la mort, de la figure sacrée du taureau, de la prégnance du duende, ou encore de la possible politisation de la représentation de la corrida.

Ce dernier aspect se fait par exemple tangible dans la série peinte par Puig à partir du poème que Lorca consacra à Ignacio Sánchez Mejías. Le sujet abordé – l’hommage d’un poète assassiné par les franquistes à un torero-héros engagé tout en entier dans son art –, et la manière artistique retenue – une peinture abstraite dominée par la mort et contraire à l’esthétique prônée par le régime –, peuvent en effet être entendus comme une allusion au franquisme, comme une forme d’affirmation de la liberté face à l’état de dictature.

Conclusions

Au terme de cette étude, plusieurs conclusions ont pu être tirées. D’abord, l’iconographie taurine occupe une place singulière au sein de l’histoire de l’art, car elle constitue un sujet qui, pour de très nombreux artistes et à des époques différentes, n’est pas un simple prétexte à la peinture.

D’ailleurs, la représentation de la corrida engage une réception plus complexe qu’il n’y pourrait paraître. Si les grands sujets qui la composent sont relativement fixes, ils ont pourtant sans cesse été renouvelés par les artistes, tant dans leurs formes que dans leurs significations.

D’autre part, la corrida, que l’on aurait pu croire close sur elle-même, est en dialogue avec la société dans laquelle elle existe. C’est ainsi que la représentation de la tauromachie a pu être utilisée par les artistes pour manifester leurs inquiétudes ou leurs révoltes, face à des situations politiques et historiques complexes et douloureuses.

Mais ce qui fait l’intérêt particulier de la corrida dans les arts plastiques, c’est aussi les liens ténus et poétiques, qu’elle permet aux artistes d’entretenir avec la mort, en les engageant à entamer une profonde réflexion sur la pratique artistique, sur la liberté de l’artiste, et sur la façon dont la poétique au cœur de la tauromachie, tend à toucher à l’universel, tant les interrogations qu’elles soulèvent, semblent se poser à l’homme depuis la nuit des temps.

Notes

1 On peut par exemple citer E. Lafuente Ferrari, Los toros en las artes plásticas [1947], vol. 9 et 10 de J. M. de Cossío, Los toros, Editorial Espasa-Calpe, Madrid, 2007, le catalogue d’exposition Los toros en el arte, D. J. de la Puente (dir.), Dirección General de Bellas Artes, Edición de la Fundación Rodríguez-Acosta, Granada, 1964, l’ouvrage d’A. Martínez-Novillo, Le peintre et la tauromachie, L. Audibert (trad.), Éditions Flammarion, Paris, 1988 ou encore le catalogue d’exposition Taurus. Del mito al ritual, J. Viar Olloqui (dir.), Edición del Museo de Bellas Artes de Bilbao, Bilbao, 2010. Retour au texte

2 E. Panofsky, Essais d’iconologie. Les thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance [1939], C. Herbette et B. Teyssedre (dir.), Éditions Gallimard, Paris, 1981. Retour au texte

3 H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Éditions Gallimard, Paris, 1978. Retour au texte

4 Dès la fin du XVIIIe siècle, une corrida s’organise principalement en trois temps, dits tercios : le tercio de varas, le tercio de banderillas et le tercio de la muerte. Le premier tiers du combat correspond à celui des picadors. Il permet au matador d’observer le comportement du taureau à sa sortie et face aux capes que lui tendent les hommes de sa cuadrilla. Puis les chevaux sont amenés dans l’arène, afin d’attirer la charge de l’animal et de lui infliger son premier châtiment. Ce premier acte permet de jauger le comportement de l’animal, de le fatiguer et de lui faire baisser le port de la tête. Sonne ensuite le deuxième tiers, celui des banderilles que les banderilleros sont chargés de planter. Cela permet d’imprimer un rythme plus régulier à la corrida, de laisser le taureau reprendre son souffle et d’observer encore ses charges. Enfin, le dernier tiers prépare la mise à mort de l’animal. Le matador, échangeant sa cape pour une muleta et une épée, s’assure la domination du taureau en le faisant passer et repasser près de lui. Puis vient l’heure de vérité, la hora de la verdad, ainsi que la nomment les Espagnols. Elle consiste en la mise à mort de l’animal. Les courses de taureaux ont certes connu des changements significatifs depuis l’époque de Goya : l’importance croissante du jeu de cape ou de muleta, les nouvelles passes ou encore l’apparition du peto en sont de bons exemples. Néanmoins, les fondements sont peu ou prou restés les mêmes et on accorde au matador Pepe Hillo, contemporain de Goya, la paternité du premier traité de tauromachie moderne. Ainsi, il est possible d’établir des comparaisons, avec toutes les précautions nécessaires, entre les corridas du temps du peintre de Fuendetodos et celles actuelles. Cela autorise la confrontation de leur représentation artistique et leur intégration à un même panorama. Retour au texte

5 On appelle suerte toute action entreprise délibérément par le torero dans l’arène. Retour au texte

6 Pour une approche des tauromachies, voir le catalogue d’exposition El siglo de oro de las tauromaquias. Estampas taurinas 1750-1868, J. Carrete Parrondo et A. Martínez-Novillo (dir.), Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, Ediciones Turner, Madrid, 1989 Retour au texte

7 À cet égard, on peut lire M. Leiris, « De la littérature considérée comme une tauromachie » [1945], dans M. Leiris, L’Âge d’homme [1939], Éditions Gallimard, Paris, 2007. Retour au texte

8 Voir M. de Unamuno, Écrits sur les taureaux, V. Girard (trad.), Les Fondeurs de Briques Éditions, Arles, 2008 ou le texte de J. Ortega y Gasset, envoyé à D. Ortega à l’occasion de la conférence donnée par ce dernier à l’Ateneo de Madrid le 29 mars 1950, dans D. Ortega, El arte del Toreo, Conferencia dada en el Ateneo de Madrid el día 29 de marzo de 1950, Edición de la Revista de Occidente, Madrid, 1950. Retour au texte

9 R. Pérez de Ayala, Política y toros : ensayos [1918], Obra Completa, volumen XII, Edición Renacimiento, Madrid, 1925. Retour au texte

10 Pour se faire une idée de cet aspect, on peut lire les écrits d’Eugenio Noel, comme Pan y toros (F. Sempere y Compañia Edición, Valencia, 1913) ou Las Capeas (Imprenta Helénica, Madrid, 1915). Retour au texte

11 À ce sujet, voir S. Alvarez, Tauromachie et flamenco : polémiques et clichés (Espagne, fin XIXe – début XXe s.), Éditions L’Harmattan, Paris, 2007 ou J.-B. Maudet, Terres de taureaux. Les jeux taurins de l’Europe à l’Amérique, Éditions de la Casa de Velázquez, Madrid, 2010. Retour au texte

12 C’est ce dont témoigne V. F. Cuevas dans Firmamento taurino, Madrid, 1933. Retour au texte

13 Les origines sexuelles de la corrida ont été théorisées dans A. Alvarez de Miranda, Le taureau. Rites et jeux, H. Sopena (trad.), Éditions Loubatières, Portet-sur-Garonne, 2003. Néanmoins, différentes théories existent sur les origines de la corrida. Pour s’en faire une idée, voir P. Córdoba (« La cérémonie de la mort », dans Critique, « Éthique et esthétique de la corrida », août-septembre 2007, n°723-724, pp. 561-570), J. Pitt-Rivers (« Le sacrifice du taureau », dans Le Temps de la réflexion, n°IV, 1983, pp. 281-297), Pedro Romero de Solís (« Tauromaquia y ritual » dans Taurus. Del mito al ritual, Javier Viar Olloqui (dir.), op. cit., pp. 37-55) ou encore F. Saumade (dans Ethnologie française 2/2001 (Vol. 31), p. 337-341, www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2001-2-page-337.htm). Retour au texte

14 M. Leiris, Miroir de la tauromachie [1938], Éditions Fata Morgana, Montpellier, 2005. Retour au texte

15 G. Bataille, Histoire de l’œil [1928], Édition fac-similé de l’édition de Paris de 1928, Éditions Pauvert, Paris 2001. Retour au texte

16 R. Turcan, Mithra et le mithriacisme [1981], Éditions Les Belles Lettres, Paris, 2000. Retour au texte

17 Pour une théorie du duende, lire F. García Lorca, « Jeu et théorie du duende » dans Œuvres Complètes, vol. I, A. Belamich (dir.), Éditions Gallimard, Paris, 2003. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Ozvan Bottois, « De la tauromachie en peinture : usages et imaginaires de Goya à Albarracín », Sciences humaines combinées [En ligne], 12 | 2013, publié le 01 septembre 2013 et consulté le 19 avril 2024. DOI : 10.58335/shc.333. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=333

Auteur

Ozvan Bottois

Docteur en Histoire de l'art, CGC - FRE 3499 - UB