« L’individualité-commune » et le surgissement du concept de « tiers régulateur » au sein du groupe dans la Critique de la raison dialectique de Sartre

DOI : 10.58335/shc.209

Résumé

Comprendre le sens de l'Histoire, c'est comprendre en quoi l'individu se mêle et lutte contre le collectif qui nie sa praxis individuelle. Qui fait l'Histoire ? Peut-il y avoir une Histoire sans une ontologie de l'être collectif ? Quel est le statut de l'individu devant l'unité apparente du collectif ? Une compréhension de notre situation, en tant qu'agent agissant dans le monde, nous permettra de penser l'individu, non plus comme une partie singulière d'un ensemble défini, mais comme une totalité fondamentale, à la fois individuellement libre et condition de l'avènement de l'Histoire.

Plan

Texte

Introduction.

Si l'existentialisme est la philosophie qui considère l'individu, alors comment concilier la singularité absolue de l'individu avec une théorie de l'histoire, telle que la conçoit Sartre dans la Critique de la raison dialectique de 1960, où l'homme est perçu non comme singulier, mais comme collectif dans les rapports sociaux, ou de classes ? L'individu est la seule unité ontologique et c'est pourquoi Sartre garde comme fil conducteur, le concept fondamental de « praxis ». Elle est un concept utilisé par lui dans la Critique de la Raison dialectique qui totalise la diversité des actions humaines et rend possible les activités humaines entres elles. De là, il analyse ce qui précède et rend possible l'histoire de l'homme c'est-à-dire ses actions individuelles sur la nature et l'objet du travail, autant que sur la société et sur lui-même. Le souci de Sartre dans ce projet n'est pas de faire une philosophie de l'histoire, mais bien de dégager les conditions de l'intelligibilité dialectique de l'action humaine.

Cette démarche de Sartre est en un sens une entreprise comparable à une critique transcendantal, c'est-à-dire, une mise au jour des conditions de possibilité de la compréhension dialectique. La thèse de Sartre étant que la rationalité analytique est incapable d'accéder à l'intelligibilité de l'action humaine en tant qu'humaine. Ainsi, à la dialectique sur le plan transcendantale correspond le concept de praxis sur le plan ontologique et historique. Par ce terme de dialectique, Sartre désigne un mode de compréhension établi par Hegel dans lequel on privilégie le point de vue de la synthèse sur celui de l'analyse ou encore, le point de vue de la totalité sur celui des parties. La dialectique se comprend comme l'intelligibilité du tout, de tout ce qui se présente comme un tout et en tant que tout. Ainsi comprendre c'est totaliser. De ce fait, la mise en évidence de ces totalités ne peut se faire que par un mouvement à la fois régressif et critique. La raison est l'intelligence comme totalité qui suppose l'achèvement de l'histoire, c'est-à-dire, le devenir absolu du concept réintroduit dans le réel. Ainsi la Critique de la raison dialectique, est la recherche du sens du vécu au sein du vécu de celui qui le vit, c'est en un sens, faire le cheminement d'une conscience en tant que cheminement. La réflexion est une dénaturalisation de l'objet ou événement, saisir la chose telle qu'elle se comprend elle-même et non vue par un tiers supérieur, « comprendre » est semble-t-il ici comparable à « vivre » 1.

1) Besoin, rareté, intérêt et négation.

Chez Sartre il n'y a pas d'entendement, puisqu'il ne parle que de « praxis », qui est toujours d'ailleurs une praxis individuelle, car si nous lui enlevions son caractère essentiel d'individuel, elle cesserait d'avoir un sens dans le monde réel. La réalité de la praxis dépend de son caractère individuel. Ainsi, toute action forge le concept dont elle a besoin, et tout concept est action. La raison dialectique est à la fois totalisation et détotalisation, ainsi il n'y a rien de moins intime que l'individu sartrien, puisqu'il n'a d'intelligibilité de lui-même qu'à partir du tout auquel il se réfère. Ce qui implique que comprendre c'est totaliser, mais cette totalisation et en même temps un mouvement détotalisant, processus par lequel l'individu se détache du tout qui permet de le comprendre, en ce sens le sujet de ce processus, c'est toujours un individu et jamais une classe comme chez Marx. Ainsi Sartre, refuse de se situer sur un plan où les acteurs de l'histoire seraient des catégories, ou des classes. Par ce geste, il refuse l'idée d'une totalité qui en un sens, possède l'intelligence synthétique de l'intelligence qu'elle rassemble. Il y a chez lui, l'idée que non seulement il n'y a que de « l'individu », mais aussi l'idée que la compréhension et l'intellection ne peuvent se faire qu'avec une praxis individuelle. Ce qui apparaît contradictoire de prime abord, c'est le point de départ de cette recherche des conditions de possibilité des actions humaines, puisque Sartre commence son analyse non pas par la remise en question de la société, mais il procède à la fois empiriquement et phénoménologiquement. Le fait même qu'il procède empiriquement signifie que le point de départ peut se situer n'importe où, car l'empirique n'accorde que peu d'importance au point de départ de l'analyse de l'action de l'homme. Ainsi, toute insertion peut constituer un point de départ de son analyse, tout se déroule comme si, la société s'engendrait à n'importe quel moment de l'action de l'individu. Faisant le lien avec la structure dialectique de l'histoire, il prend comme point de départ le besoin de l'homme, car tout part du besoin, l'origine sans cesse recommencée de l'histoire humaine, l'histoire ainsi est toujours celle de la satisfaction des besoins ou leur négation. Le mouvement historique est toujours négatif, et l'essence de la dialectique est la négation, négation non apophantique2, mais tel un processus de formation et de destruction lié ensemble. La négation n'est pas prise comme la négation d'une positivité qui lui est antérieure, mais toujours la négation d'une négation. Nier ce n'est pas refuser un plus déjà présent, mais reprendre et dépasser. Il n'y a pas de synthèse unifiante, mais toujours un rapport antagoniste, seul le vécu est à même de produire sa propre intelligibilité.

La compréhension apparaît comme la négation de ce qui est donné, comprendre c'est contrarier le donné. Voilà pourquoi l'univers humain est marqué par la « rareté » et ses mutations. La négation prend ainsi la couleur de l'adversité réelle. La situation humaine renvoie à la rareté, compréhension pratique de la situation. Cela signifie que la situation me nie, partout où il y a des autres, il y a de l'adversité, donc de la rareté, donc une négation de moi-même. Il se produit en situation de rareté une négation de l'expérience du même par autrui. Cette négation a pour résultat une aliénation de mon être, puisque je me rapporte à moi-même comme autre3. Mais ceci est extensif, car une situation sociale neutre n'est pas quelque chose que je perçois comme une adversité, quelque chose de difficile, mais elle me renvoie à moi comme un autre. En tant que je suis pour les autres, je suis autre à moi-même dans la rareté. Les concepts de besoin, rareté et intérêt forment ainsi les trois moments dialectiques, milieu que la praxis individuelle doit traverser. Ainsi, l'idée est le reliquat de la compréhension, pas de téléologie et pas de savoir, il y a chez Sartre un refus de concevoir une conscience qui dérive et met au jour l'objet de son savoir, il refuse le mouvement des idées qui expriment le monde. Le réel possède sa propre pensée, l'existence se comprend d'elle-même et l'homme projette c'est-à-dire, pense, mais jamais hors de toute action. La structure de l'action humaine est projective et non téléologique. Sartre vise l'engendrement de la praxis individuelle au pratico-inerte : lien à la matière qui se dresse contre l’acteur de l’action, le producteur. Elle est la vie quotidienne en tant qu’elle n’est celle de personne, l’enfer du point de vue du sujet : des hommes qui sont comme des choses, des choses qui sont comme des hommes.

En un sens, la praxis individuelle ne peut cesser d'être « libre » praxis, ce qui signifie que l'individu référent de l'histoire, ne peut au fond traverser les sphères de la négation : besoin, rareté et intérêt, qu'en les vivant, les comprenant comme adversité. Ce qui signifie en outre qu'il ne peut y avoir une expérience de l'adversité que pour un être libre. La liberté ici n'est plus la liberté de choisir, elle est l'essence même de l'homme, la liberté n'est jamais séparable de sa négation. Besoin, rareté et intérêt, me renvoient toujours l'image réfractée de ma liberté aliénée dans les choses. Ainsi, la praxis est toujours l'origine de l'être, ce qui est, mais en donnant existence à un monde, elle y disparaît en même temps. Ce que nous faisons capture notre essence et nous nie, le monde nous objective. Le pratico-inerte, c'est-à-dire la société, est formé sur une liaison impossible entre la liberté de la praxis et l'inertie. L'inertie, c'est le fait que quelque chose soit déjà présent, mais aussi elle désigne ce qui fonctionne déjà. En un sens l'extériorité des choses les unes par rapport aux autres manifesterait l'inertie, c'est-à-dire, la facticité de la situation4. La réciprocité en effet, n'est qu'une réciprocité en apparence, c'est-à-dire, négative. Mais alors pourquoi Sartre ne parle-t-il pas de conflit ou de contrat ? En effet, il y a soit réciprocité positive, soit réciprocité négative, c'est une réciprocité qui ne peut se donner, s'affirmer autrement que par le négatif. Ainsi, dans la situation « sérielle », il y a une situation de neutralité réciproque, et Sartre la donne comme une expérience de soi comme autre pour les autres. La sérialité est toujours une expérience négative de l'individu pour les autres, car il pèse toujours sur cette situation la « malédiction » de la rareté, donc de l'adversité. Pas de série sans rareté. À ce stade de l'argumentation, nous pouvons nous poser la question de l'existence d'une réciprocité positive entre individus, c'est-à-dire, se demander s'il existe en l'individu une réciprocité positive envers autrui.

2) Surgissement du concept de "groupe".

Le concept de « série » est opposé à celui de « personnel », de non individuel, la personne ainsi est une fonction de l'individu, chacun qui est un individu existe dans la série, tel un anonyme numérique de l'individu. Chaque existant possède une compréhension de lui-même, et tout dans la réalité nie l'individualité. La société est une série de situations sérielles, et ne se pense pas par concept. Les individus éclipsent la société, il n'y a que des individus. Il y a une opposition entre l'individualité et l'idée d'un collectif. L'individu n'a pas d'autre expérience de la pluralité que selon deux modes, soit l'individu entre dans le « collectif », c'est-à-dire dans la sérialité, soit il entre dans le « groupe ». Le collectif revoie au pratico-inerte et à la sérialité, tandis que le groupe renvoie à l'être en commun de l'homme, autrement dit, l'individu a le choix entre la praxis et l'exis5, dans l'action. Il y a ici, une nostalgie de l'individu et de son aséité6. La praxis se heurte sur le collectif qui la transforme en exis. Toute l'importance du problème se situe sur la question du dépassement de l'exis dans le collectif, par la praxis de l'individu. Comment devenir moi et ne pas être inclus dans le collectif ? Pour résoudre cela Sartre invente une modalité de l'être où l'individu, le moi, s'apparaît à lui-même, mais au travers du groupe comme médiateur entre le groupe et le moi. Le groupe est donc une expérience de l'individualité véritable telle qu'aucune autre expérience ne peut lui être comparée. Le groupe est le stade ultime de la mise entre parenthèse du sériel, permettant à l'homme en groupe de devenir lui-même. Ainsi, la position de tiers entre moi et l'autre est la relation régulatrice de nos individualités.

Nous ne pouvons parler de possession de soi et de dépossession de soi, sans aborder le concept de « réification ». Il est à la fois l'objectivation de soi et l'aliénation de soi, une dépossession de soi. la réification est une altération en ce sens que, le soi se trouve à l'extérieur de lui-même. Le pratico-inerte est le monde où notre être nous est volé par la société et les produits de cette société. Jamais l'homme ne se retrouve dans le milieu extérieur comme un homme sans milieu. Le fait de prôner l'être, sous quelles que formes que ce soient, comme fondement de l'homme, est une hérésie, l'homme est le fondement de l'être dans la praxis qui toujours nie. Elle est en l'homme un pouvoir de dépassement permanent de soi par soi, ce par quoi l'homme s'invente continuellement. Ce qui marque la différence entre le projet où l'homme dans la praxis s'invente toujours, et ce qui reste quoiqu'il arrive permanent, l'inertie du pratico-inerte. L'homme se trouve, et trouve son action dérivée du milieu dans lequel elle se déploie. Il y a bien un dynamisme de l'action dans ce détournement de la praxis individuelle et de son propre devenir. La relation d'hostilité entre la praxis individuelle, action libre de l'homme, et le collectif, distribution aléatoire d'éléments qui sont régis par une loi de ce collectif, habitus définit de l'inertie. Toute soumission présuppose un être libre, car il ne peut y avoir de soumission des individus que s'ils sont au préalable déjà libres. La liberté n'est pas un droit du sujet, mais le mouvement même de l'être, spécificité proprement humaine.

Nous ne sortons jamais de l'humain, l'homme est toujours homme et rien d'autre qu'un homme, et tout ce qui n'est pas homme est « contre-homme ». Cette thèse est en continuité directe avec la thèse de la sérialité, car l'altérité est toujours une adversité, quelle qu'elle soit, et l'être ne se dit qu'en terme d'individu. Le danger dans le collectif, c'est bien la négation de ma propre praxis remplacée par une praxis collective. La confrontation entre le collectif et la praxis individuelle, donne une praxis autre que la mienne. La praxis est libre dans la seule mesure où elle reste praxis individuelle, mais dans le collectif elle devient autre que ma praxis, autre que moi, elle devient une exis qui ronge ma praxis individuelle. Le problème de la philosophie sartrienne, c'est le problème de l'existence avec autrui, c'est le problème des Autres, non plus perçus comme des adversités, mais comme égales à nous-mêmes. Ainsi, le problème se complexifie, car il ne se réduit pas au passage de l'individu, au devenir commun des individus, mais il s'agit de concevoir une autre relation nucléaire. Sartre lui donne le nom de « groupe », telle une structure sociale de base. Ainsi, le noyau du social n'est pas au centre d'une généalogie extérieure à elle, le groupe est en un sens la transfiguration sur le plan de l'ensemble de la praxis individuelle. Le problème alors se résume en une question directrice : comment le groupe se définit-il en tant que praxis ? Ce projet sous-tend de comprendre la genèse du groupe et de trouver des expériences significatives du groupe. Le groupe n'est pas un tout au sens dialectique, c'est-à-dire une unité d'intégration d'éléments différents. Pour avoir une intelligibilité complète du groupe, en terme de rationalité dialectique il faut suivre le mouvement de développement du groupe lui-même pour qu'il nous enseigne sa structure spécifique vis-à-vis du collectif.

3) La création d'un "individu-commun".

L'origine du groupe, sa genèse, s'effectue dans la dissolution de la série, l'origine du groupe c'est la désorganisation du collectif qui entraîne la chute de la série, relation ordinale que nous avons les uns avec les autres. Le caractère extérieur de la série, c'est son maintien dans l'indifférence des individus par rapport à la place qu'ils occupent. Sartre développe une conception personnalisée du social, cette idée de la série est une idée extérieure du social, c'est-à-dire fondamentalement aliénante. Il refuse l'existence sociale comme fonctionnelle et non substantielle. Il ne vise pas à rendre les rapports entre individus plus humains, mais à dégager les relations dynamiques entre individus dans un groupe de manière à ce que l'alternative entre rôle et individu cesse. Sartre tente de dégager l'individu de sa fonction sociale, de son rôle, ou de la personne, concept où l'individu est interchangeable. Le problème de ce que Sartre nomme « l'individu-commun », l'individu en groupe, c'est le problème de son identité. Qui sommes-nous ? Qui est-ce « nous » qui s'exprime comme « nous » dans l'identité collective ? Dans le collectif c'est le « on » qui attend le bus, qui agit en quelque sorte « on » est agi. Tandis que le groupe est cet état d'agir ensemble, d'être ensemble, en commun. Le groupe est l'institution permanente et exclusive du sujet qui dit je. Le problème du groupe c'est sa durée. Le problème de la temporalité et de la retombée du groupe dans la sérialité est celui de la durée de vie du groupe où la série subordonne les actions de ce groupe. L'instant en effet représente une nécessité vitale pour le groupe, puisque celui-ci ne peut vivre hors de lui. Le groupe ne peut vivre dans le temps, car il retombe dans l'exis et se sclérose dans la sérialité. La question de la temporalité du groupe est analogue à la question de l'existence de la mémoire du groupe. Le groupe est un groupe qui ne dépose pas les archives de lui-même, puisque laisser une trace de son existence c'est en quelque sorte réintroduire l'altérité. Ainsi, seul le groupe « en fusion » est un groupe qui dure dans l'instant, à tout moment présent à lui-même. Cependant, il nous faut traiter la question des relations au sein du groupe lui-même, puisque la libre praxis doit s'animer dans la figure du groupe : comment ne pas réintroduire de l'altérité, de la sérialité dans ce passage de l'une à l'autre ?

Les rapports entre individu et communauté sont traditionnellement soit : un rapport du sujet et d'une fédération de la communauté, où la communauté « protège » l'individu, prenons pour exemple simple l'état « Léviathan » de Hobbes ; soit une représentation organiciste du lien entre individu et communauté, où la communauté représente la totalité des individus. Le problème de cette question du rapport entre individu et communauté est celui de la disparition d'un des membres de l'alternative. Qui remplace qui ?7 En effet, l'idée de Sartre est que le rapport même entre individus n'est pas une relation du même à l'autre, la relation sociale n'est une relation de moi vers autrui. La relation de l'un aux autres, n'est pas une relation réductible à celle d'une partie avec sa totalité, d'une unité avec une multiplicité d'individus. Sartre ne peut pas considérer la totalité comme la seule réalité, et donc il faut faire passer le multiple dans la relation d'un individu à un autre. Pour ce faire, il faut que l'individu passe d'un statut moléculaire, unitaire, d'individu, à un statut nouveau à nos yeux, c'est-à-dire à celui de « tiers ». À l'aporie de l'alternative du même et de l'autre, Sartre nous donne l'individu comme tiers, synthèse de l'un et de l'autre dans la praxis individuelle8. Le problème de l'action humaine n'est pas celui de la véracité de l'action, mais celui de l'intersubjectivité. Le groupe est une manière de vivre le temps dans l'instant, le groupe ne vit que par cette désorganisation de lui-même. Sa vie n'est que lutte contre toutes formes de sérialités.

Qu'il soit juge ou médiateur, le tiers ne peut jamais se réduire à l'une ou l'autre de l'alternative qu'il définit. La relation duelle d'un individu à un autre est toujours une opposition. Comment faire pour que l'individu et la communauté fassent synthèse ? C'est le concept de « tiers régulateur », qui se produit dans l'histoire au sein d'un groupe qui sera cette synthèse pour Sartre. Le tiers régulateur est une instance, il constitue l'individu. Le tiers constitue, mais ne régule pas, c'est de cette manière que seul le tiers régulateur qui régule l'individu, permet une relation entre praxis individuelles. Une relation de praxis individuelle au groupe ne peut se faire qu'en terme de régulation, plus qu'en terme de constitution. Penser le groupe c'est penser un ensemble qui s'autorégule, qui échappe à la loi et au pouvoir, car au sein du groupe personne ne commande et personne n'obéit. La seule « structure » acceptable pour un groupe prend forme dans une alternance continue des rôles et des fonctions, ou chacun fait office de tout. En ce sens, l'alternance diffère du remplacement, puisque pour qu'il y ait remplacement, il faut un individu qui décide ce remplacement tandis que pour une alternance des fonctions, personne ne commande, et personne n'est commandé. L'alternance n'est pas une substitution, mais bien plus la manifestation d'un mode d'être unique où chacun est l'ensemble et où l'ensemble s'est chaque individu. De ce fait, il n'y a jamais de forme d'extériorité entre le groupe et l'individu. L'action au sein du groupe est une action dans laquelle j'existe sur un autre mode que le mode ordinaire d'existence. Ainsi, la différence entre l'existence en collectif et l'existence en groupe se situe au niveau des modalités d'existences, dans le groupe chaque individu possède vis-à-vis des autres le statut particulier d'être un tiers régulateur. Cette synthèse entre le même et l'autre, c'est cela le tiers régulateur. Ainsi, le groupe se constitue en tant que « machine » de destruction de la passivité et de l'altérité, que sont les deux formes principales de l'altérité et de l'individualité en société : les relations de commandement et d'obéissance.

Dans un groupe personne n'est passif, puisque la passivité laisse l'individu dans le non mouvement, la stérilité du pratico-inerte et de la sérialité. Personne n'est un autre ou n'est passif, chacun reste le même et est actif, y compris quand, pour les besoins de l'action, l'un est subordonné à l'autre. Le tiers régulateur en effet circule de l'un à l'autre, de moi à l'autre et de l'autre à moi, effectuant la synthèse entre l'autre et moi. Le groupe est une création immanente de l'individu, il est une intensification de l'individualité de chacun dont le tiers régulateur est témoin. Les individus n'étant plus séparés par l'altérité, ils forment un individu-commun et fusionne sans pour autant que la praxis cesse d'être individuelle. Le problème de la constitution du groupe en fusion puis de la structure et de sa disparition ou de sa « passion », est dans en même temps le problème de l'existence de cet individu-commun. L'originalité de Sartre pour décrire la formation du groupe en fusion est marquée par la singularité encore une fois du groupe, et par le statut de la multiplicité et de l'organisation particulière du groupe. Mais alors, comment penser ce terme d'individu-commun ? En effet le tiers régulateur évite le conflit entre le même et l'autre qui caractérise la dualité ontologique de l'homme. L'altérité est une structure qui se multiplie tandis qu'à l'inverse le modèle organiciste donne la primauté du même sur l'autre. Les individus ne sont jamais que membres et jamais seulement individus, ils ne peuvent se dépouiller totalement de tout mouvement de regroupement qu'il soit stérile dans la sérialité ou constitutif de leurs êtres mêmes dans le groupe. Même si la libre praxis est constitutive de l'être, elle seule mérite de fonder l'individu véritable, cet individu ne peut s'exprimer en simple autarcie, il doit prendre le statut de membre dans le mouvement soit de la négation de sa praxis, soit du déploiement de celle-ci.

Cette double formule de « individu-commun » lui permet de mettre en avant la relation entre le singulier et le général au sein de l'individu. Ainsi, certaines situations mondaines demandent à être vues avec des notions qui forment la synthèse fluide entre le même et l'autre9. Ainsi, le même et l'autre conspirent dans ce tiers régulateur. L'identification du statut ontologique de l'être et celui du groupe est semble-t-il la finalité de Sartre. Dans ce tiers régulateur, Sartre nous donne l'altérité qui ne nous renvoie que l'image inverse du même. Dans le monde de la série, chacun me renvoie à moi-même comme autre, l'autre me renvoie l'idée que je suis autre pour lui. Le reflet de mon individualité comme autre est ce que Sartre nomme le social, et plus précisément « la société ». Cependant dans le groupe en fusion, il y a quelque chose qui semble « nous faire passer du froid au chaud », c'est-à-dire, la fluidité de l'inclusion du même dans l'autre fait que les autres me renvoient comme image le même, sorte de surrection du même, qui dans ce mouvement s'arrache au régime de l'altérité. Cette surrection nous constitue comme des tiers régulateurs, synthèse où le moi et l'autre sont perçus en termes de « réciprocité médiée ». L'émergence de ce tiers régulateur est une surrection spontanée au sein de toutes les consciences au sein du groupe en fusion. Le tiers régulateur efface les différences et instaure un régime commun de pensé c'est-à-dire, un régime où réciproquement chacun possède lui-même l'idée de l'autre.

Ce que Sartre critique c'est l'idée d'une conscience opaque, alors que pour lui la conscience se doit d'être conscience d'elle-même dans la transparence. Ainsi dans un même temps, la pensée du groupe en fusion possède en un sens la transparence de la praxis individuelle, ce qui peut être donné comme une conscience dite « commune ».Les concepts de tiers régulateur et de l'individu-commun sont alors en liaison très étroite avec la constitution d'une « conscience-commune ». En effet chaque conscience se fait en elle-même conscience universelle, paradigme d'une modification intentionnelle du soi, par soi. Nous sommes à la fois le sujet sur qui nous agissons et celui qui agit. Le problème reste de se mettre en situation sans que ce soit le résultat d'une délibération, situation où l'un devient multiple et où le multiple devient l'un. Mais pour Sartre, agir c'est comprendre, il faut exclure le libre arbitre, car il faut une liberté qui échappe à cela, il faut qu'elle soit création de son intelligibilité. Le groupe doit son existence à la présence en chacun d'un tiers régulateur qui fait la synthèse entre l'un et l'autre. Toutefois, comment comprendre le groupe en fusion tel qu'il se comprend lui-même ? Comment comprendre l'individu-commun tel qu'il se comprend lui-même en sa conscience-commune ? C'est semble-t-il le problème pour Sartre de la souveraineté, de l'ubiquité et de la multiplicité dans le groupe en fusion. Comment le groupe en fusion réinvente, réécrit-il les relations classiques de l'un et du multiple, de l'individu et du général ?

4) Le maintient de l'individualité-commune.

C'est en quelque sorte la mise en place de l'idée que l'individu a changée. Nous agissons comme le groupe agit, nous faisons ce qu'il doit faire sans une obéissance, sans une subordination de l'autre sur le moi, mais dans une relation continuelle d'actions spontanées libres, « miraculeuse » coopération spontanée et non délibérée, mais entièrement libre. De cela, nous voyons que tous sont souverains, autrement dit, chaque tiers régulateur est souverain. Ce concept de souveraineté signifie que personne n'a de place privilégiée, chaque tiers régulateur est à la fois sujet et législateur. Cette souveraineté du tiers régulateur implique donc une ubiquité de l'individu en groupe, c'est-à-dire, une égalité entre l'ici et l'ailleurs, chacun est partout à la fois. Sartre doit transcender toute forme d'extériorité dans le groupe, et jusqu'à l'extériorité même de l'espace, de l'ici et de l'ailleurs, l'exclusion de l'ici par l'ailleurs. Chaque individu en tant que tiers régulateur est, et est partout à sa place, ce qui implique la réciprocité des pensées, et ainsi la seule relation de la substituabilité devient le modèle de la réfutation de toutes formes d'exclusions. L'intériorité est le milieu de la compréhension sans obstacle, alors que l'extériorité n'est que le milieu de la connaissance10. En un sens le groupe se nie lui-même par ma praxis, ainsi le groupe est l'idée d'une « praxis régulatrice » : pour nous faire une idée de cette praxis particulière, nous pouvons nous donner pour exemple celui du sacrifice de l'individu, régulé par l'idée spontanée d'une praxis régulatrice. La souveraineté et l'ubiquité de l'individu dans le groupe impliquent donc de voir le statut de la multiplicité dans le groupe.

Un groupe est en un sens un monde, un Cosmos où le centre est partout et la circonférence nulle part. Cela signifie une abolition de l'extériorité dans chaque centre que constitue chaque tiers régulateur, chaque individu du groupe. L'unité du groupe ne peut se dire de manière quantitative. Pour apercevoir l'être dans le multiple, il faut appréhender en nous l'action qui est plus que nous. Ceci est à concevoir avec la conception qui veut que l'individu doive assumer, c'est-à-dire, prendre sur soi l'existence de chacun. C'est moi qui endosse la personnalité du groupe ce qui fait que ce groupe existe, le tiers me fait exister comme groupe d'où la responsabilité de chacun des tiers régulateurs. Si le groupe c'est ce que chacun assume comme être, alors la permanence du groupe n'a d'existence qu'en fonction de la foi de chaque individu au sein de ce groupe. Cette thèse nous donne une confrontation du groupe au temps, qui fait retourner à la sérialité et au pratico-inerte. Et c'est pour cette raison qu'il faut que le groupe lutte contre cette menace de la temporalité dans le respect et l'assurance de leur conviction au sein du « serment » qui les lie. Chez Sartre, la forme de permanence du groupe n'est pas la multiplicité dispersive, mais le serment, sans être un contrat dans l'extériorité de la sérialité. Le serment en tant qu'absolu ne se développe que dans l'univers absolu de la vie et de la mort. En tant qu'il est nécessaire au maintien du groupe dans son être-de-groupe, le serment est donc légitimation de la « terreur » et de la violence, actions les plus conscientes d'elles-mêmes du groupe. L'instauration de la terreur contre ce qui viendrait diviser le groupe, c'est cela le groupe. La terreur c'est le maintien du groupe à tout prix, elle est une structure intelligible de l'être dans le groupe. Le problème de la terreur est celui de l'organisation du groupe : comment passer d'un groupe en fusion à un groupe organisé ? Comment dépasser la praxis individuelle, puisqu'elle n'est pas dépassée par le statut du groupe en fusion ? Cette question est celle du statut de l'un dans le multiple. Le groupe est une multiplicité régulée par chacun, où le tiers régulateur fait la synthèse entre le même et l'autre. Il réduit à une commune mesure la césure entre le même et l'autre. Le tiers est une intentionnalité plus qu'une identité en tant qu'individu-commun. L'individu-commun permet à Sartre d'échapper à l'alternative de l'individu et de la communauté, comme une synthèse a priori ne résulte pas de la synthèse a posteriori de la rencontre entre l'individu et le commun. Nous voyons une brusque apparition, une surrection de chacun comme individu-commun, cela revient à la question de l'ontologie d'un être qui n'a pas d'être. Le serment confère un statut particulier au groupe, statut qui en un sens revient à l'inertie, car une organisation suppose que chacun fasse ce à quoi il est attribué. Établir la promesse de faire toujours ce que nous avons juré de faire une fois, c'est cela le serment. Par le serment, Sartre se positionne en rapport au droit. Soit, il s'établit, soit il est une volonté, pour Sartre le droit n'a pas de genèse historique, le serment est un acte de création du droit. En ce sens le serment créé quelque chose du même ordre que l'exis sociale. Ce serment implique une sorte d'intentionnalisation de notre acte qui se grave dans l'espace et le temps. La réciprocité médiée va permettre d'échapper au pratico-inerte, c'est-à-dire à l'établissement d'un circuit continu entre les individus du groupe organisé. Il est le même pour tous et à la fois pour tous différents, car chacun à sa place et tous ont une place unique qu'il doit garantir. La différenciation des tâches est garantie de l'inertie par ce lien invisible qu'est le serment. Le serment permet au groupe de se temporaliser donc de se différencier. C'est une topologie du groupe qui lui donne une tâche. Comment penser le paradoxe sartrien, du groupe qui donne des tâches, l'émergence d'un groupe organisé et en même temps la permanence de la praxis individuelle ? Ce serment met en place la terreur et la fraternité, sachant que la première repose sur la seconde. La seule chose qui peut tenir cette organisation c'est la peur de ne pas être à la hauteur de ce serment fait au groupe. La terreur fait figure d'une « contre - altération » de l'autre en moi qui retombe dans l'exis et la sérialité. La contre-altération de celui qui redevient un individu parmi d'autres. La terreur est le seul maintien du groupe par la peur de la trahison du serment. La violence et la terreur ont quelque chose de cathartique, ce qui fait que cette situation baigne dans le sacré. La terreur est le limon de la nécessité, ce qui nous soude les uns aux autres et qui fait que nous restons nous-mêmes et non un autre dans la sérialité du pratico-inerte. Le renouvellement du serment fait que le groupe perdure dans le temps, genèse qui ne se fait pas à partir du concept de « groupe ». Nous ne pouvons être qu'en devenant et nous devenons qu'en étant dans le temps. Dans la promesse nous faisons du temps à venir une dépendance du temps présent.

Conclusion.

La fonction est médiée par les praxis du groupe, c'est-à-dire, la praxis individuelle, non pas une raison supérieure, ni la totalité, ni l'organisme, mais intentionnelle. Le groupe c'est mon être dans le groupe, l'intentionnalité constituante. Chaque individu se donne comme constitution du projet commun du groupe, car c'est toujours moi qui pense le groupe. Ainsi le concept de praxis est-il équivalent de celui d'intentionnalité dans la modalité de l'action. La seule réalité ontologique dans la théorie sartrienne c'est l'individu, mais cet individu fonctionne comme une condition transcendantale de compréhension de l'être social. Le serment est un lien qui doit sa force à la liberté de ceux qui font ce serment. Il est alors l'être commun de l'individu comme synthèse active et jamais comme synthèse passive. En agissant, un individu possède une tâche circonscrite, c'est un problème pour l'identité de l'individu, puisque la fonction dans un même temps dissocie l'individu de son moi tout en le reconnaissant comme individu. L'activité et la passivité forment l'alternative du groupe, il n'existe que dans l'activité, sinon il n'est plus un groupe assermenté et devient un groupe que nous pouvons décrire, où la structure peut être décrite. L'action d'un point de vue intentionnel n'est pas produite par des règles ou des lois. La question de l'unité que constitue le groupe et celle de la praxis qui va avec, c'est-à-dire, notre être de groupe est la praxis individuelle ou de l'individu-commun. Le concept de fonction implique l'effacement de la différence individuelle, alors que si nous pensons par le concept de fonction, nous pouvons voir l'individu comme la seule réalité du groupe de par sa praxis. Cependant, nous devons nous poser la question de l'organisation des fonctions. Soit nous sommes déjà dans un groupe organisé et la question ne se pose plus, soit si nous nous trouvons dans un groupe en fusion, et l'organisation se dévoile alors sur le modèle du « miracle », ou de la « révélation spontanée » au niveau de chaque individu qui compose ce groupe. C'est bien en effet un phénomène d'autorégulation du groupe, où chacun découvre en un instant sa fonction propre et créée en quelque sorte une division harmonique11.

Notes

1 J.P. SARTRE, Critique de la raison dialectique Tome 1, Livre I, C de la matière comme totalité totalisée et d'une première expérience de la nécessité, 2 la matière ouvrée comme objectivation de la « praxis » individuelle et collective, (1ère éd, 1960, Critique de la raison dialectique, théorie des ensembles pratiques), Paris, NRF Gallimard, 1960 p 231. Retour au texte

2 un énoncé apophantique est en logique un énoncé qui peut être dit soit vrai ou faux. Retour au texte

3 J.P. SARTRE, Critique de la raison dialectique Tome 1, Livre I, D Les Collectifs, (1ère éd, 1960, Critique de la raison dialectique, théorie des ensembles pratiques), Paris, NRF Gallimard, 1960, p 311. Retour au texte

4 Ce terme de facticité renvoie à notre ustensilité, c’est-à-dire au rapport de notre conscience à la matière et à notre situation dans le monde. J.P. SARTRE, L’Être et le Néant, deuxième partie, L’Être-Pour-Soi, Chapitre premier, Les Structures immédiates du Pour-Soi, II, La Facticité du Pour-Soi,(1ère éd, 1948, L’Être et le Néant.), Paris, NRF Gallimard, 1950. Retour au texte

5 le terme d’exis est l’opposé de celui de praxis, il désigne un retour à la passivité dans l’action, c’est-à-dire un retour à la série ou sérialité de l’action. Retour au texte

6 l’aséité de l’individu désigne son rapport à lui-même, c’est-à-dire un état ou un individu existe pour lui-même et par lui-même sans voir son existence assujettie à quelque chose d'autre. Retour au texte

7 J.P. SARTRE, Critique de la raison dialectique Tome 1, Livre II, Du groupe à l'histoire, (1ère éd, 1960, Critique de la raison dialectique, théorie des ensembles pratiques), Paris, NRF Gallimard, 1960, p 404. Retour au texte

8 J.P. SARTRE, Critique de la raison dialectique Tome 1, Livre II, Du groupe à l'histoire, (1ère éd, 1960, Critique de la raison dialectique, théorie des ensembles pratiques), Paris, NRF Gallimard, 1960, p 558. Retour au texte

9 J.P. SARTRE, Critique de la raison dialectique Tome 1, Livre II, Du groupe à l'histoire, (1ère éd, 1960, Critique de la raison dialectique, théorie des ensembles pratiques), Paris, NRF Gallimard, 1960, p 401. Retour au texte

10 J.P. SARTRE, Critique de la raison dialectique Tome 1, Livre II, Du groupe à l'histoire, C de l'expérience dialectique comme totalisation : le niveau du concret, le lieu de l'histoire, (1ère éd, 1960, Critique de la raison dialectique, théorie des ensembles pratiques), Paris, NRF Gallimard, 1960, p 632. Retour au texte

11 J.P. SARTRE, Critique de la raison dialectique Tome 1, Livre II, Du groupe à l'histoire, (1ère éd, 1960, Critique de la raison dialectique, théorie des ensembles pratiques), Paris, NRF Gallimard, 1960, p 755. Retour au texte

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Référence électronique

Estéban Riffaud, « « L’individualité-commune » et le surgissement du concept de « tiers régulateur » au sein du groupe dans la Critique de la raison dialectique de Sartre », Sciences humaines combinées [En ligne], 7 | 2011, publié le 01 mars 2011 et consulté le 24 avril 2024. DOI : 10.58335/shc.209. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=209

Auteur

Estéban Riffaud

Doctorant en Philosophie, CGC - UMR 5605 - UB