Le discours de la presse espagnole sur les attentats du GAL : Une transgression des limites de l’expression journalistique

DOI : 10.58335/shc.174

Plan

Texte

Introduction

La présente communication a pour but d’analyser le traitement informatif des attentats du Groupe Antiterroriste de Libération (GAL) dans la presse espagnole, entre les mois de décembre 1983 et de février 1986. Organisation criminelle financée par le ministère de l’Intérieur du gouvernement de Felipe González, le GAL avait pour objectif d’éliminer les membres de l’organisation séparatiste basque Euskadi Ta Askatasuna (ETA) réfugiés en France depuis le début des années 1970. Ce phénomène, que certains analystes qualifièrent de « terrorisme d’Etat » ou de « sale guerre », peut être considéré comme l’un des principaux scandales politiques de la démocratie espagnole. En effet, il pose le problème éthique des limites qu’un Etat de droit est amené à se fixer lorsqu’il doit répondre à la violence dite « terroriste ».

Dans une démocratie, l’usage de la violence à titre individuel ou collectif est banni, et seul l’Etat peut recourir à la force. La répression contre ceux qui enfreignent la loi, cependant, doit s’exercer dans un cadre législatif précis et ne peut « ni excéder l’objectif initial ni atteindre les autres citoyens ».1 C’est sur la base de ces considérations que nous nous proposons d’étudier comment la presse espagnole s’est opposée ou a légitimé, et par quels moyens, l’existence d’une répression illégale contre les membres de l’ETA. Pour parvenir à cet objectif, nous avons analysé 659 articles d’information et d’opinion publiés dans trois journaux de référence : El País, ABC et Diario 16.

Après avoir effectué un rappel historique des événements, nous nous intéresserons à la fonction sociale et aux limites de la liberté d’expression dans les médias. Enfin, nous traiterons des stratégies discursives mises en place dans les articles d’opinion et d’information face au thème de la violence « antiterroriste »

Mise en perspective des événements

En mai 1982, l’arrivée du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol à la tête de l’exécutif espagnol est accueillie avec un certain espoir au Pays basque espagnol. Lors de sa campagne électorale, le socialiste Felipe González s’est engagé à rétablir le « dialogue » entre les nationalistes basques et le gouvernement central de Madrid, de même qu’à rompre avec les pratiques autoritaires du passé. L’enjeu est de taille : en dépit du retour de la démocratie en 1977 et de la concession d’un statut d’autonomie pour le Pays basque en 1979, une partie de la population basque continue de légitimer la violence de l’ETA, organisation responsable, au 1er janvier 1984, de l’assassinat de 568 personnes. Le parti politique Herri Batasuna, proche des thèses de cette organisation, recueille également 15% des votes des électeurs de la communauté autonome.

L’attitude des forces de l’ordre espagnoles n’est pas étrangère au prestige dont continue de jouir l’organisation armée dans la région. Entre 1969 (dates des premiers attentats) et la mort de Franco, en novembre 1975, une répression brutale s’abat contre les nationalistes. En marge de l’action « légale » de la Police et de la Garde Civile (arrestations massives, condamnations à mort de militants indépendantistes en 1970 et 1975, états d’exception), certaines organisations paramilitaires se chargent de propager la terreur au sein des différents secteurs du nationalisme et de l’indépendantisme basque.

La mort du caudillo et la mise en place d’un nouveau cadre politique ne mettent pas fin aux exactions des groupes paramilitaires. Entre 1975 et 1980, alors que l’action de l’ETA s’intensifie sur le territoire espagnol (68 personnes assassinées en 1978, 85 en 1979, 100 en 1980), la violence du « Bataillon Basque Espagnol », du groupe « Antiterrorisme ETA » ou de la « Triple A » (Alliance Anticommuniste Apostolique) provoque la mort d’une vingtaine de personnes au Pays basque espagnol et français. A Madrid, le gouvernement de transition d’Adolfo Suárez ne prend aucune mesure pour stopper ces actions commises par des policiers et des militants de l’extrême droite. Sous prétexte de leur connaissance approfondie de la violence politique, les officiers ayant servi sous la dictature sont également maintenus aux postes clés de la lutte antiterroriste.

En 1982, l’attitude des socialistes n’est guère plus valeureuse. Le nouveau ministre de l’Intérieur, José Barrionuevo, n’effectue aucune purge au sein de l’appareil policier et militaire espagnol. Ignorant les promesses de « dialogue et changement » émises par Felipe González, cet ancien membre d’un syndicat d’étudiants franquistes renforce les moyens de la lutte antiterroriste au moyen du Plan ZEN (Zone Spéciale Nord), lequel prévoit un renforcement des mesures de sécurité et de plus grands moyens financiers pour les forces de l’ordre opérant au Pays basque. Un an après, la loi organique 9/1984, du 26 décembre 1984, sur l’action des bandes armées et d´éléments terroristes en Espagne, étend les pouvoirs juridiques de la Police en matière de lutte antiterroriste : la durée légale de garde à vue et de mise au secret des prévenus passe à dix jours, les écoutes téléphoniques deviennent possibles sans l’accord préalable d’un juge, les perquisitions sont possibles à tout heure du jour et de la nuit, etc. En octobre 1983, le ministère de l’Intérieur ordonne, enfin, la reprise de la « sale guerre » au Pays basque français.

Depuis le début des années 1970, le Pays basque français sert d’arrière-base aux indépendantistes de l’ETA qui y planifient des actions meurtrières contre les forces de l’ordre espagnoles. Le gouvernement de Pierre Mauroy, parfaitement au courant de la situation, hésite pourtant à prendre des mesures de fermeté contre ces activistes et les quatre cents « réfugiés » qui les soutiennent car la « question basque » embarrasse les socialistes. Considérant que l’ETA s’est opposée au franquisme et que ses crimes sont de nature politique, certains secteurs de la gauche refusent toujours de l’assimiler à une organisation de droit commun. L’ancien avocat Robert Badinter, devenu Garde des Sceaux en 1981, connaît bien le problème : deux ans avant sa prise de fonctions, il avait plaidé contre l’extradition vers l’Espagne du chef de l’ETA Mikel Goikoetxea (victime d’un attentat du GAL le 30 décembre 1983).

De manière à « forcer » les autorités françaises à collaborer contre l’ETA, les services secrets espagnols mettent alors au point un plan de « déstabilisation » du Pays basque français. A travers le GAL, quatre types d’opérations sont envisagés : la destruction de biens appartenant aux indépendantistes, l’élimination physique des militants de l’ETA, la création d’un sentiment d’insécurité au Pays basque français et l’intoxication de l’opinion publique espagnole.2 Entre les mois d’octobre 1983 et de juillet 1987, vingt-six assassinats sont ainsi perpétrés au Pays basque français. Après une série d’actions dites « ciblées » (elles visent des sympathisants, des membres ou d’anciens responsables de l’ETA), le GAL s’illustre ensuite par des opérations imprécises dans lesquelles huit citoyens français trouvent la mort. L’organisation financée par l’Etat espagnol est donc tout aussi arbitraire que celle qu’elle prétend combattre puisque un tiers des victimes, au moins, n’a aucun lien avec l’indépendantisme.

Ce bref rappel des événements permet de comprendre que la violence du GAL ne correspond en rien à un « dérapage » de la lutte antiterroriste. Au contraire, il s’agit d’une stratégie mûrement réfléchie, visant à transgresser les limites juridiques (cadre de la Constitution de 1978), territoriales (le GAL opère au-delà des frontières) et éthiques (les missions sont confiées à des mercenaires issus des bas fonds de la mafia) de lutte « traditionnelle » contre l’ETA. Bien évidemment, les chefs des cellules antiterroristes refusèrent toujours d’assumer leur responsabilité dans les attentats du GAL. Cependant, il ne fallait être guère perspicace pour comprendre qu’ils étaient à la tête de cette organisation clandestine. L’instruction judiciaire menée par le juge Baltasar Garzón dans les années 1990 confirma, d’ailleurs, ce que chacun pressentait : le ministre de l’Intérieur, le chef de la Sécurité de l’Etat, ainsi que certains policiers et militaires étaient impliqués dans la « sale guerre » contre les indépendantistes.

Nous pouvons dès lors formuler l’hypothèse que la presse de référence espagnole rappela aux autorités qu’elles devaient respecter les règles de l’Etat de droit et qu’elles devaient lutter contre toute forme de violence. Avant d’analyser le discours d’ABC, d’El País et de Diario 16, il est toutefois nécessaire d’apporter quelques précisions quant aux limites encadrant l’exercice de la profession journalistique.

Déontologie et éthique journalistiques

A en juger les déclarations des professionnels de l’information, l’espace médiatique serait à la démocratie moderne ce que l’agora était aux citoyens grecs : un lieu d’échanges, de débats, d’opinion et de savoir sur la polis (sur la vie en société). Sans remettre totalement en cause cette vision des choses, il convient de préciser que les médias sont, avant tout, et surtout, des industries en quête de rentabilité et d’influence sociale. L’information qu’ils délivrent aux citoyens n’est donc pas un simple reflet de la réalité mais une (re)construction de celle-ci, un produit formaté en fonction des intérêts évoqués ci-dessus. Les critères de sélection et d’élaboration des nouvelles en attestent : plus un fait est inédit, proche du public, exclusif, spectaculaire et négatif, plus il a de chance de se transformer en événement médiatique.3

Ces observations s’appliquent particulièrement à ce que l’on nomme les « journaux de référence ». Proches des instances décisionnelles de leur pays, ces journaux ont de multiples fonctions. Ils servent, tout d’abord, de porte-paroles aux groupes de pression économiques, politiques et culturels, tout comme de contre-pouvoirs à l’encontre de ceux-ci. S’exprimant au nom de la « nation », ils portent un jugement sur les décisions affectant la collectivité et, plus particulièrement, sur celles de nature politique. Selon Gérard Imbert, ces journaux se caractérisent également par une ligne « apolitique » et libre de toute pression extérieure :

« Idéologiquement, ils se situent au centre […] selon une ligne modérée et “apolitique” qui prône l’objectivité, l’indépendance ou la neutralité. Pour ce qui est du public, ils se centrent autour de deux grandes catégories sociales : les instances dirigeantes du pays (politiques et économiques) et les fractions les plus influentes des intellectuels. »4

Si les journaux de référence se déclarent « neutres et objectifs », leur traitement de l’information manifeste néanmoins des partis pris qui permettent de les rattacher à certaines idéologies. Tandis qu’El País et Diario 16 sont proches du centre gauche, ABC défend les valeurs d’une droite conservatrice et nationaliste dont le discours s’articule autour de plusieurs leitmotiv : défense du libéralisme économique et des institutions monarchiques, religieuses et armées de l’Espagne ; mise en garde contre le communisme et diabolisation des mouvements nationalistes périphériques. La représentation de la réalité est donc influencée par l’idéologie de chaque média. Ceci ne signifie pas pour autant que l’écriture de l’actualité est libre de toute contrainte. A l’instar d’autres groupes socioprofessionnels, les journalistes sont soumis à des normes légales, déontologiques et éthiques qu’ils se doivent de respecter pour rester crédibles aux yeux de l’opinion.

En dépit des critiques émises contre la profession journalistique depuis le début des années 1990 (en raison notamment de la couverture de la deuxième guerre du Golfe), les professionnels de l’information continuent de jouir d’un certain prestige dans la société. Tout au long du XXe siècle, l’une de leurs principales batailles a consisté à s’ériger contre les pouvoirs politiques, militaires et financiers de leur pays, de même qu’à défendre la liberté d’expression et le droit à l’information du citoyen. Selon le professeur Miquel Rodrigo Alsina, la confiance en la presse repose sur l’existence d’un « contrat fiduciaire », socialement et historiquement défini :

« On attribue aux journalistes la capacité de sélectionner les événements et les sujets importants, ainsi que de les doter de sens. Ce contrat repose sur des attitudes épistémiques collectives qui se sont consolidées grâce à l’implantation d’un usage social des médias d’importance publique. Les médias, d’ailleurs, sont les premiers à légitimer cette relation, afin de renforcer leur rôle social. »5

Afin d’asseoir leur légitimité sociale, les médias s’engagent à respecter quatre principes fondamentaux : donner un traitement juste et équilibré de l’information ; ne pas mentir ; séparer l’information de l’opinion et offrir une information vraisemblable.6 Si nous appliquons ces règles élémentaires à la couverture d’un conflit comme celui des attentats du GAL, il est raisonnable de penser que la presse a :

1. Représenté les événements et les acteurs impliqués dans le conflit de manière équitable (en respectant, par exemple, la présomption d’innocence de tout un chacun).

2. Séparé les récits d’information des articles d’opinion. Selon la fameuse formule américaine, « comment is free, but facts are sacred ».

3. Evité de publier des informations manquant de fiabilité ou reposant sur des rumeurs.

4. Décrit fidèlement les événements.

A ces valeurs que l’on pourrait qualifier d’« obligatoires », s’en ajoutent d’autres, « estimées comme bonnes » (c’est ainsi que Paul Ricœur distingue la morale de l’éthique7). On peut donc supposer que les rédacteurs des quotidiens espagnols ont appliqué les recommandations du code international d’éthique journalistique de l’UNESCO, du 20 novembre 1983. Ce code, souscrit par plusieurs centaines de journalistes, insiste sur les valeurs humanistes dont doit s’inspirer leur profession :

« Le vrai journaliste défend les valeurs universelles […] la paix, la démocratie, les droits de l’homme, le progrès social et la libération nationale. Il respecte le caractère distinctif, les valeurs et la dignité de chaque culture, ainsi que le droit de chaque peuple à choisir et à organiser librement son système politique, social, économique et culturel […]. Il contribue, par le dialogue, à établir un climat de confiance dans les relations internationales, de manière à favoriser la paix, la justice, la détente, le désarmement et le développement des nations. L’élimination de la guerre et des autres fléaux auxquels l’humanité est confrontée. L’engagement éthique en faveur des valeurs universelles humanistes détourne le journaliste de toute forme d’apologie ou de course à l’armement […], de toute forme de violence, de haine ou de discrimination, et en particulier du racisme. »8

Signalons, enfin, que les journalistes doivent se conformer aux exigences légales de leur pays. En Espagne, l’article 20 de la Constitution établit comme limites à la liberté d’expression le droit à l’honneur, à l’intimité, à l’image personnelle, ainsi que la protection des mineurs.

Même si cette liste des obligations des journalistes n’est pas exhaustive, elle montre que l’écriture de l’actualité est soumise à de nombreuses contraintes. Présenter la violence du GAL comme un phénomène de « terrorisme d’Etat », ne serait-ce que dans les éditoriaux ou les tribunes, expose donc les professionnels de l’information à d’éventuelles poursuites judiciaires. D’où la nécessité de trouver des subterfuges pour pouvoir dire et dénoncer les choses sans encourir de sanctions. Passons maintenant à l’analyse du discours d’opinion.

Analyse du discours de la presse

Les articles d’opinion

Parmi les différents genres de textes d’opinion, l’éditorial est d’une importance particulière. Défini par Annick Dubied et Marc Lits comme la « vitrine idéologique » du journal, l’éditorial prend position sur un fait d’actualité et présente des arguments en faveur d’une thèse.9 Son écriture doit être de grande qualité car, même s’il admet des formes d’expression plus libres que les autres textes, l’éditorial engage la responsabilité collective de la direction et de la rédaction. Au vu de ces observations, il n’est guère surprenant que le discours éditorial des journaux de référence espagnols condamne catégoriquement la « sale guerre » contre l’ETA. Quatre types d’arguments sont généralement employés pour dénoncer ce phénomène : ils sont à la fois juridiques, moraux, politiques et pathologiques. El País estime, par exemple, que l’assassinat des membres de l’ETA ne peut aucunement dédommager les Espagnols de l’injustice du « terrorisme » :

« Les responsables du GAL occupent un lieu symétriquement opposé à celui des terroristes de l’ETA. Les uns comme les autres rendent le même culte morbide à la violence, à la vengeance et au crime. Les uns comme les autres ont répudié les lois et les normes de notre société pour adopter celles du Talion et de la barbarie. Les uns comme les autres représentent de simples variantes d’un même phénomène: le terrorisme. »10

Le discours d’ABC développe des arguments similaires :

« ABC défendra toujours la suprématie de la norme juridique face à n’importe quelle autre valeur. Ceci nous amène à rejeter toute conduite inspirée par la vengeance, et toute morale reposant sur le principe de “la fin justifie les moyens”. »11

Diario 16, pour sa part, insiste sur l’erreur politique que constitue l’emploi du « contre-terrorisme » :

« Le GAL va à l’encontre de la pacification et de la stabilisation du Pays basque […]. Ces délinquants tuant certainement pour de l’argent doivent être éradiqués de la faune violente d’Euskadi (« Pays basque » en langue basque). »12

Paraphrasant les propos d’Albert Camus sur la « loi du Talion », tous considèrent que la soif de vengeance relève de la pathologie et de la déraison et qu’elle s’oppose, en cela, à la civilisation.13

Aucun des trois journaux ne s’aventure, pourtant, à interpeller directement les autorités politiques et policières. La mise en garde contre les pratiques du GAL est alors formulée à travers un discours de l’évidence (ou « débrayage cognitif » pour reprendre la terminologie de Gérard Imbert) : « chacun sait que la violence n’engendre que de la violence » ; « tout laisse à penser que les responsables du GAL…. ». L’emploi du pronom indéfini « ceux qui » ou de la troisième personne du pluriel permet aussi de s’adresser aux commanditaires des attentats sans les nommer :

« Il est encore temps que les personnes ayant la capacité d’arrêter ou de mettre fin aux actions criminelles du GAL réfléchissent aux conséquences imprévisibles d’une stratégie suicidaire pour la paix. »14

« Ceux qui dirigent, financent ou protègent cette organisation terroriste devraient songer à la stratégie politique insensée […] que représente la persécution illégale des terroristes de l’ETA sur le territoire français. »15

Dans la mesure où les médias se disent garants des valeurs démocratiques de la société, les éditoriaux ne sauraient être le lieu d’une défense de la violence. Il existe donc une condamnation unanime des pratiques « contre-terroristes » dans le discours éditorial d’El País, d’ABC et de Diario 16. Cependant, il convient de repérer l’existence de « voix dissonantes », ou contraires à la ligne éditoriale, dans les articles d’opinion des deux derniers quotidiens.

Dans Diario 16, par exemple, une tribune libre du dramaturge cubain Alberto Carlos Montaner préconise de légaliser le « contre-terrorisme ». De cette manière, affirme l’écrivain, les fonctionnaires opérant au sein des commandos du GAL n’agiront plus dans l’illégalité et ne seront passibles d’aucune sanction judiciaire.16 Les chroniqueurs d’ABC remarquent, quant à eux, que les attentats peuvent avoir des conséquences positives :

« Par un juste (et odieux) retour des choses, le GAL pourrait contribuer à ouvrir les yeux de nos bons amis les Français, ceux-là mêmes qui prennent d’assaut nos camions, qui nous expulsent du banquet communautaire et qui nous rejettent affectueusement, et très poliment, vers l’Afrique. Si cette guerre entre criminels continue, les Français, eux aussi, sentiront au plus profond de leurs chairs la douleur que génèrent la mort de victimes innocentes et l’angoisse de l’insécurité. »17

L’expression ironique « nos bons amis les Français » relève, ici, d’un discours xénophobe récurrent dans la presse espagnole de l’époque : en vertu de leur protectionnisme en matière d’agriculture et de pêche, les « Français » sont responsables de la non-adhésion de l’Espagne à la Communauté Economique Européenne. De surcroît, leur bienveillance à l’égard de l’ETA les rend « complices de la barbarie terroriste ».

Pour l’analyste politique d’ABC Lorenzo López Sancho, le problème du GAL vient avant tout de… l’ETA. « Qui a jeté la pierre ? », s’exclame-t-il, « qui réplique maintenant ? ». La responsabilité du GAL est donc reportée sur l’ETA au moyen d’un topos de « faute originelle » : si l’organisation séparatiste n’existait pas, le « contre-terrorisme » n’aurait pas lieu d’être. Or ce raisonnement, atténuant la culpabilité de l’un en diabolisant l’autre, contribue à banaliser, sinon à justifier, la violence. Dans un autre article, le même chroniqueur affirme que les sociétés démocratiques devraient prendre l’exemple de l’Etat d’Israël :

« Lorsque Israël enseigne aux pays civilisés comment répondre au terrorisme, la propagande se met à crier « Halte au terrorisme d’Etat ! », « Halte au fascisme » ! […] Désormais, le terroriste et l’assassin ont tous les droits. Quant aux autres, ils sont condamnés à vivre sans protection. Ce que l’on reproche à Israël est tout simplement incompréhensible. »18

Cette tribune, écrite deux ans après le massacre du camp libanais de Sabra et Chatila (rappelons que huit cents réfugiés palestiniens y périrent dans les bombardements de l’Armée israélienne), défend des postures totalement contraires à la déclaration d’éthique journalistique de l’UNESCO.

Le courrier des lecteurs, enfin, reflète une division de l’opinion quant au GAL. En l’absence de données accréditant le soutien populaire au « contre-terrorisme », il est difficile de déterminer si cette division de l’opinion était réelle ou fictive. Au Pays basque espagnol, du reste, seul 1% des citoyens se déclarait favorable à l’activité du GAL (contre 12% à celle de l’ETA).19 Quoi qu’il en soit, Diario 16 publie plusieurs témoignages de lecteurs approuvant la violence :

« Le GAL effectue une mission qu’aucun gouvernement n’a su ou ne s’est résolu à faire et qui est pourtant nécessaire: terroriser l’ETA. »20

« Lutter démocratiquement contre le terrorisme alors que la démocratie est encore fragile est incongru. Cela ne sert qu’à encourager les agresseurs. »21

Les arguments exposés reposent sur la présupposition que l’Espagne est en « guerre ». Le lexique employé (« agresseurs », « terroristes », « guerre », etc.) en témoigne et reporte, une fois encore, la faute initiale sur l’ETA : cette organisation ayant déclaré les hostilités « à l’Espagne », l’Etat est en droit de répliquer « par tous les moyens possibles ». Or, si le précepte de départ est erroné (imaginons que l’Espagne ne soit pas en guerre) et que « toutes les méthodes ne sont pas bonnes pour lutter contre l’ennemi », l’argumentation se trouve inévitablement faussée.

L’analyse des articles d’opinion nous permet donc d’énoncer les conclusions suivantes. Tandis que les éditoriaux rejettent fermement l’usage de la violence contre l’ETA, les chroniques et le courrier des lecteurs d’ABC et de Diario 16 donnent à voir tout ce qui déborde du discours assumé du journal. En faisant dire à l’autre ce que la direction d’un média refuse d’affirmer publiquement, les limites du dicible sont donc repoussées de manière très subtile. Voyons si ces procédés sont également employés dans les récits d’information.

Les récits d’information

Dans les éditoriaux comme dans les récits d’information, le GAL est associé à des valeurs et à des attributs négatifs tels que la violence et l’arbitraire. Ses membres, décrits comme de « dangereux criminels » pratiquant la « sale guerre » ou le « terrorisme », sont privés de toute légitimité politique. Il est toutefois nécessaire d’observer que les opérations de ce groupe sont qualifiées de « professionnelles », « précises » et « remarquablement bien préparées », ce qui ne cadre pas avec la réalité. Outre le fait qu’un tiers des victimes n’avait aucun lien avec l’ETA, le GAL ne bénéficiait d’aucune infrastructure. Selon le dossier d’instruction judiciaire, les policiers chargés de recruter des mercenaires profitèrent des fonds alloués par le Ministère pour s’enrichir à titre personnel. Ceci les amena à recruter des malfrats sans envergure qui se déplaçaient en train ou en voiture de location, et se logeaient dans les hôtels de la côte basque avant chaque attentat. Pierre Frugoli et Lucien Mattéi, auteurs du quadruple meurtre de l’Hôtel Monbar de Bayonne, relatent ainsi que leurs victimes furent choisies de manière aléatoire, parce qu’elles « ressemblaient » à des Basques espagnols.

Si El País et Diario 16 sous-entendent que la Police espagnole peut commanditer les attentats, ils ne l’affirment pas pour autant. Les accusations contre les forces de l’ordre sont alors formulées à travers le discours rapporté d’acteurs tiers, tels que les représentants du parti de gauche indépendantiste Herri Batasuna :

« Jon Idígoras a qualifié l’actuel gouvernement socialiste de “gouvernement de malfaiteurs et de psychopathes”. Selon lui, le fait de nommer un ex phalangiste ministre de l’Intérieur relève de la psychopathologie. Quant à celui de payer d’anciens légionnaires pour assassiner les travailleurs du peuple, il est synonyme de délinquance »22

« “Nous demandons à Felipe González (qui prétend ne rien savoir à ce sujet) de bien vouloir se renseigner auprès du général Casinello et des commissaires de Police Ballesteros, Torres et Álvarez. Ces derniers pourront lui expliquer qui fait partie du GAL et qui finance les actions de ce groupe”. »23

« Txomin Ziluaga a déclaré que les assassins de Santiago Brouard sont des txakurrak et qu’au Pays basque, quand on dit txakurrak, on sait bien de quoi il s’agit”. » (En langue basque, le substantif « txakurrak » (les chiens) désigne péjorativement les policiers espagnols).24

Les déclarations d’Herri Batasuna ont une triple fonction. A la fois négatives et fracassantes, elles s’ajustent aux critères de sélection des nouvelles qui guident les journalistes dans l’élaboration de l’actualité. D’autre part, elles permettent de suggérer la collusion entre forces politiques et/ou policières et mercenaires sans que les journaux ne puissent être accusés d’entrave à l’article 20 de la Constitution (c’est Herri Batasuna qui encoure les sanctions). Enfin, elles véhiculent une image négative du nationalisme basque : ses représentants politiques n’ont aucune déférence à l’égard des institutions espagnoles. L’idéologie antinationaliste basque des trois quotidiens prime donc, ici, sur la responsabilité sociale des médias.

Dans le même registre, les trois journaux s’illustrent par un discours discriminatoire à l’encontre des victimes. Bien que les communiqués de presse du Ministère de l’Intérieur soulèvent de nombreuses interrogations quant à leur fiabilité, les journaux se contentent de les reproduire sans les remettre en cause. Lorsque l’employé de gare Jean-Pierre Leiba est assassiné le 1er mars 1984 à Hendaye, par exemple, la Police espagnole affirme que ce jeune Français a été victime d’un règlement de comptes, car il était un « agent double » du GAL et de l’ETA. Le journaliste Xabier Galdeano, assassiné le 30 mars 1985 à Saint-Jean-de-Luz, est quant à lui décrit comme responsable financier de l’ETA. Selon ABC, cet ancien directeur commercial du journal nationaliste Egin s’était exilé en France pour « mettre ses connaissances des affaires et de l’économie au profit de la cause », une thèse que réfutent les proches de la victime. Quant au député d’Herri Batasuna Santiago Brouard, assassiné le 20 novembre 1984 à Bilbao, il aurait été éliminé par une faction dissidente de l’ETA opposée au dialogue avec le gouvernement espagnol. Ces exemples montrent que les journaux ont agi comme de simples caisses de résonance des institutions politiques et policières. En publiant les explications du Ministère sans les critiquer, ces journaux s’illustrent par une lâcheté manifeste. Bien qu’ils manquent à la vérité, ils ne peuvent être accusés de manipuler l’opinion car ce sont leurs sources qui mentent aux citoyens, attribuent les crimes du GAL à l’ETA et élaborent des casiers judiciaires posthumes aux victimes. En tout état de cause, le fait d’insister davantage sur l’identité des victimes que sur celle des assassins contribue à détourner l’attention des vraies questions soulevées par le GAL : qui fait partie de ses commandos ? Qui les dirige ? Et d’où proviennent les fonds servant à financer les actions ?

Pour terminer, évoquons brièvement les réactions de la classe politique et sociale aux attentats. En accord avec les observations effectuées ci-dessus à propos des articles d’opinion, El País ne publie aucune déclaration banalisant ou justifiant les attentats : toutes rejettent la violence. Diario 16 et ABC, au contraire, rapportent certains discours qui leur sont favorables. Les propos du chef de la Garde Civile (« Il est normal que celui qui sème le vent récolte la tempête »), de l’ancien ministre de l’Intérieur de Franco (« Manuel Fraga : Le contre-terrorisme du GAL a été positif ») ou de l’homme d’affaires Luis Olarra (« Le GAL est encore une réponse faible au terrorisme de l’ETA ») apparaissent ainsi en Une sur quatre colonnes. Même El País, qui se refuse de justifier la violence au moment des faits, finit par publier ce genre de déclarations (« Felipe González : Peu importe la couleur du chat, l’important c’est qu’il fasse peur aux souris » ; « L’épouse du Président déclare : va-t-on perdre le sommeil à cause d’une chose qui s’est produite ici, tout comme en France ou en Allemagne? Les histoires troubles sont monnaie courante dans n’importe qu’elle démocratie ») lorsque le scandale du GAL menace de faire perdre les élections aux Parti Socialistes Ouvrier Espagnol.

Conclusion

L’étude de la couverture des attentats du GAL révèle une transgression constante des règles déontologiques, éthiques et légales encadrant l’exercice de la profession journalistique. Bien que les journaux de référence se déclarent neutres et impartiaux, les prises de positions sur le GAL sont fréquentes. Si cette conclusion n’est guère surprenante, le fait de justifier l’assassinat d’individus selon la logique du fameux adage latin Si vis pacem para bellum (Si tu veux la paix, prépare la guerre) ou au nom de la supériorité morale de la démocratie, l’est un peu plus. La terminologie employée par les journalistes, la dissimulation de l’énonciation derrière un discours de l’évidence, la mise en scène des déclarations des différents acteurs du conflit et les « délégations de parole » à des tiers permettent de repousser les limites du dicible à l’infini.

Annexe

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Notes

1 GARCIN MARROU, I., Terrorisme, médias et démocratie, Lyon, PUL, 2001, p. 15. Retour au texte

2 Dans une note de service du 6 juillet 1983, le CESID (le Centro Superior de Información para la Defensa est l’organisme de renseignements dépendant du ministère de la Défense) affirme : « Il est très important que nos actions apparaissent comme des règlements de comptes ou comme des représailles internes à l’ETA afin que le traitement informatif laisse toujours planer le doute quant aux véritables responsables des opérations. Ceci pourrait être effectué grâce à une intoxication intelligente de l’information, laquelle soulignerait les désaccords et les rancœurs existant au sein de l’ETA. » Retour au texte

3 ARMENTIA VIZUETE, I.J, CAMINOS MARCET, J.M, Fundamentos del periodismo impreso, Barcelone, Ariel, 2003, pp. 274-277. Retour au texte

4 IMBERT, G., Le discours du journal El País, Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), 1988, p. 23. Retour au texte

5 RODRIGO ALSINA, M., La construcción de la noticia, Barcelone, Paidós, 1987, p. 31. Toutes les traductions sont personnelles. Retour au texte

6 BORRAT, H., El periódico, actor político, Barcelone, Edición Gustavo Gili, 1989, p. 17. Retour au texte

7 Cité par CORNU, D., in Ethique de l’information, Paris, PUF, 1997, p. 15. Retour au texte

8 « Código internacional de ética periodística » in IDOIAGA, P., RAMÍREZ DE LA PISCINA, T., Al filo de la (in)comunicación Prensa y conflicto vasco, Madrid, Fundamentos, 2002, pp. 273-275. Retour au texte

9 Ce terme est employé par HERMAN, T., JUFER, N., « L’éditorial : “vitrine idéologique” du journal ? », in ADAM, J.M., HERMAN, T., LUGRIN, G., (dir.), Genres de la presse écrite et analyse de discours, Revue Semen n°13 (2000-2), Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2001, pp. 139-167. Retour au texte

10 Editorial « La guerra sucia », El País, Madrid, 30.12.1983, p. 8. Retour au texte

11 Editorial « Acusar sin pruebas », ABC, Madrid, 23.12.1983, p. 19. Retour au texte

12 Editorial « El GAL contra Egin », Diario 16, Madrid, 1.4.1985, p. 2. Retour au texte

13 CAMUS, A., Réflexions sur la Guillotine, Paris, Gallimard, 2008. « Si le meurtre est dans la nature de l'homme, la loi n'est pas faite pour imiter ou reproduire cette nature. Elle est faite pour la corriger. Or le talion se borne à ratifier et à donner force de loi à un pur mouvement de nature. Nous avons tous connu ce mouvement, souvent pour notre honte, et nous connaissons sa puissance : il nous vient des forêts primitives. » Retour au texte

14 Editorial « El comienzo de la campaña electoral en el País Vasco », El País, Madrid, 10.2.1984, p. 8. Retour au texte

15 Editorial « Pasajes y Biarritz », El País, Madrid, 24.3.1984, p. 8. Retour au texte

16 ALBERTO MONTANER, C., « Lavar la guerra », Diario 16, 11.02.1984. Retour au texte

17 REINA, M. M., « Pero ¿Existe una guerra limpia? », ABC, Madrid, 16.1.84, p. 29. Retour au texte

18 LÓPEZ SANCHO, L., « Terrorismo de Estado », ABC, Madrid, 3.10.85, p. 20. Retour au texte

19 « Descontento con las medidas del Gobierno para el País Vasco », ABC, Madrid, 5.1.1985, p. 19. Retour au texte

20 FERNÁNDEZ, E., « ¿Qué es guerra limpia ? », Diario 16, Madrid, 6.3.1984, p. 4. Retour au texte

21 CAPDENIO, U., « La guerra sucia », Diario 16, Madrid, 25.1.1984, p. 4. Retour au texte

22 ELU, A., « Los partidos vascos condenan duramente el atentado sufrido por Txapela », El País, Madrid, 30.12.1983, p. 13. Retour au texte

23 OLAVE, C., « Manifestación de todos los partidos, salvo HB, por la liberación de Urteaga », ABC, Madrid, 2.2.1985, p. 18. Retour au texte

24 MIRALLES, M., « HB acusa a la policía de estar relacionada con los asesinos de Brouard », Diario 16, Madrid, 22.11.1984, p. 9. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Ludivine Thouverez, « Le discours de la presse espagnole sur les attentats du GAL : Une transgression des limites de l’expression journalistique », Sciences humaines combinées [En ligne], 5 | 2010, publié le 01 mars 2010 et consulté le 29 mars 2024. DOI : 10.58335/shc.174. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=174

Auteur

Ludivine Thouverez

Doctorante en Espagnol, LHPLE - EA 3224 - UFC

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