Lettres d’écrivains

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Introduction

La correspondance privée fait aujourd’hui l’objet de nombreuses études, qui se situent à la croisée de plusieurs disciplines. Le genre est en effet par nature propice à l’approche interdisciplinaire, car une lettre, acte de langage susceptible de se transformer en texte, s’inscrit dans un contexte personnel et social et ne représente qu’une partie de l’échange entre deux épistoliers, inséparable des circonstances historiques et culturelles dans lesquelles elle a été produite, mais néanmoins façonnée par le travail de l’écriture. La lettre est donc document, utilisée à ce titre par les historiens et les biographes comme une forme de témoignage écrit, mais le code épistolaire, avec ses formules, ses sujets de prédilection, et les caractéristiques propres à tout genre littéraire, en font aussi un texte, par conséquent susceptible d’être travaillé par son auteur, puis analysé par linguistes et critiques littéraires.

La plasticité du genre renforce la nécessité de croiser les approches pour mieux en appréhender les subtilités : forme souple, la lettre offre aux épistoliers les plus créatifs un champ d’expérimentation limité seulement par la patience de leur destinataire, mais elle sait aussi se faire fonctionnelle, destinée à communiquer des faits, ou, dans le cas de certains écrivains, à demander une avance à leur éditeur ou à rectifier certaines erreurs de typographie dans leur dernière publication.

En outre − les techniques modernes de communication nous le rappellent − la lettre est un acte de communication qui flirte sans cesse avec le virtuel. A une époque où l’on peut dialoguer avec des inconnus par ordinateur interposé, et où les règles qui régissaient l’échange épistolaire ont tendance à passer de mode, les conversations entre épistoliers du passé peuvent sembler bien réelles, ne seraient-ce que parce qu’elles sont ancrées dans l’histoire. Mais la distance et la solitude essentielle de l’épistolier devant sa feuille de papier ont parfois tendance à transformer le destinataire en une construction fantasmée, ce qui peut rapprocher l’échange de la fiction, à plus forte raison lorsque l’épistolier est aussi écrivain. Les échanges épistolaires électroniques ne font à ce titre qu’accentuer – considérablement, il est vrai – une tendance déjà présente dans le cadre épistolaire classique.

Outre le fait que l’objet lettre appelle la recherche interdisciplinaire, la correspondance bénéficie également aujourd’hui des études développées par la critique anglo-saxonne autour du concept de life writing, qui englobe toutes les formes d’écritures ordinaires, pour reprendre la formule de Daniel Fabre. C’est ainsi que les lettres de prisonniers, d’immigrants, de soldats ou les lettres à l’éditeur sont devenues objets d’analyse ; par définition, ce champ tend à s’éloigner des écrivains de métier pour se concentrer davantage, précisément, sur toutes les formes d’écriture non reconnues par le canon littéraire, et pour privilégier des approches théoriques issues des études culturelles, ou de ce que les Anglo-saxons nomment gender studies.

A cet égard, les travaux anglo-saxons consacrés à la correspondance insistent bien souvent sur l’ancrage historique et sociologique des lettres, sur les questions de genre (au sens anglais du terme gender), davantage que sur les enjeux stylistiques et littéraires. On pense ainsi à Epistolary Histories, dont le sous-titre annonce clairement le contenu des articles réunis : Letters, Fiction, Culture (Gilroy Verhoeven 2000) ou Epistolary Selves. Letters and Letter-Writers, 1600 – 1945 (Earle 1999), deux recueils d’articles récents qui s’attachent à situer la lettre dans son contexte plus qu’à en définir le style. Plus récent encore, l’ouvrage de Susan Whyman (Whyman 2009) s’intéresse à la vision de la correspondance qu’ont des épistoliers ordinaires.

En revanche, en France, la critique s’est davantage intéressée aux correspondances d’écrivains. La Revue des Sciences Humaines a publié un numéro consacré aux lettres d’écrivains (tous siècles confondus) dès 1984 (RSH 1984). Quelques années plus tard, la revue Romantisme a également consacré un numéro aux correspondances (Romantisme 1995). Depuis, les ouvrages sur la correspondance ont fleuri, mêlant analyse théorique et études de cas. Les grands écrivains épistoliers européens sont donc peu à peu étudiés en tant qu’épistoliers, leur correspondance est lue en regard de l’œuvre, comme un texte autre qui n’est pas sans poser ses propres problèmes critiques, mais qui prend peu à peu la place qu’il mérite, sans demeurer systématiquement subordonné à l’œuvre et réduit au statut de document.

Un récent colloque organisé par l’AIRE a ainsi mis en évidence la complexité des rapports qu’entretient la correspondance avec la poésie. Le numéro de la revue de l’AIRE inspiré de ce colloque (Revue de l’AIRE n°31 2005) propose une vision diachronique de l’évolution des rapports entre œuvre et correspondance, et notre recueil s’inscrit directement dans la suite de ces travaux. Le numéro de la revue de l’AIRE montre en effet qu’en matière de liens entre correspondance et écriture poétique, la coupure est très nette à partir du dix-neuvième siècle.1 Alors qu’auparavant, la frontière entre lettre et poésie est difficile à repérer, dans la mesure où la lettre inclut fréquemment des vers poétiques, par exemple, le romantisme semble figer les catégories et reléguer la lettre à la sphère privée, considérée comme une perte de temps par certains écrivains, qui préfèreraient consacrer tout leur temps à la composition de l’Oeuvre. Brigitte Diaz intitule d’ailleurs l’un des derniers sous-chapitres de son livre sur les correspondances d’écrivains au XIXe siècle  « En haine de la lettre » (Diaz 2002 : 271).

Parallèlement, dans son ouvrage L’Equivoque épistolaire, Vincent Kaufmann argue que la lettre, par l’ambiguïté de ses rapports avec la distance et l’éloignement, offre un espace où l’écrivain peut jouer avec le code, ce qui rapproche le genre de la création poétique :

En général, on correspond pour se rapprocher de l’autre, pour communiquer avec lui, du moins le croit-on. Mais peut-être est-ce surtout de son éloignement dont on fait alors l’expérience. Il y a en effet dans le geste épistolaire une fondamentale équivoque, dont l’exploitation conduit aux frontières de l’écriture poétique. La lettre semble favoriser la communication et la proximité ; en fait, elle disqualifie toute forme de partage et produit une distance grâce à laquelle le texte littéraire peut advenir. (Kaufmann 1990 : 8)

Kaufmann s’intéresse à des écrivains comme Flaubert, Mallarmé, Baudelaire, mais son étude inclut également des romanciers plus proches de nous, tels Proust ou Kafka, et il n’établit pas de différence majeure entre XIXe et XXe siècles. Dans la mesure où son argument s’appuie sur l’ambiguïté essentielle du genre épistolaire, la perspective diachronique n’est pas retenue dans son ouvrage, mais celui-ci montre que même alors que la pratique de la correspondance est devenue bien distincte de la création de l’œuvre, des zones de contamination perdurent.

Les articles réunis dans ce volume s’inspirent des réflexions critiques évoquées ici ; le corpus a été choisi de manière à limiter les correspondances à ce que l’on pourrait nommer le dix-neuvième siècle allongé, que nous entendons comme la période qui s’étend des années 1800 à la première guerre mondiale, période bornée en termes de mouvements littéraires par le romantisme et le modernisme. La problématique retenue est simple : peut-on à l’étude de ces lettres d’écrivains européens constater une modification dans le statut de la lettre, qui deviendrait considérée, indépendamment du pays où écrit l’épistolier, comme un moyen d’expression subalterne, une tâche nécessaire mais bien séparée de la composition artistique, et moins gratifiante ? Cette problématique implique de limiter également le corpus aux lettres d’écrivains, et de considérer la correspondance essentiellement dans les rapports qu’elle entretient – ou n’entretient pas – avec l’œuvre. C’est donc une approche littéraire qui est ici privilégiée.

Pour commencer nous proposons trois articles consacrés à la Grande-Bretagne, qui couvrent une période allant du romantisme au tout début du XXe siècle, et qui traitent à la fois de grands épistoliers – John Keats, Virginia Woolf – et d’écrivains davantage connus pour leur œuvre publiée.

Je commence ce survol par une étude des lettres des poètes romantiques anglais, en interrogeant le rapport qui unit ces lettres à l’œuvre poétique. En effet, le romantisme est l’époque où la distinction entre deux sphères, publique ou privée, s’affirme, et où l’écriture épistolaire se voit petit à petit reléguée dans le champ utilitaire de la communication, et donc dévalorisée. L’analyse de ces lettres de poètes montre que la pratique épistolaire ne peut toutefois pas être considérée comme mineure, même à cette époque de changement, et qu’il faut plutôt prendre conscience d’une distinction entre plusieurs modes d’écriture : certains poètes, notamment Blake, Coleridge et Keats, semblent considérer la correspondance comme la préfiguration ou le prolongement de l’œuvre, ce qui signifie que des liens solides se tissent entre écriture épistolaire et poétique. Plus encore que le reflet d’une époque, l’écriture épistolaire apparaît alors comme l’expression d’un style individuel.

Marianne Camus s’intéresse ensuite à la correspondance d’Elisabeth Gaskell, qui apparaît dans l’ensemble très distincte de l’œuvre de la romancière. La correspondance parle de l’œuvre, mais en gardant son langage propre, celui de la communication, précisément. Elle offre des remarques sur les choix narratifs de Gaskell, lui sert d’espace où exprimer sa lassitude, mais se fait plus discrète lorsqu’il s’agit du processus créatif proprement dit ou même des considérations esthétiques. Seules les lettres écrites au moment où la romancière rédigeait sa biographie de Charlotte Brontë trahissent le travail d’écriture, et Marianne Camus en analyse le fonctionnement. Là encore, il apparaît que le statut de la correspondance n’est pas figé dans son rapport avec l’œuvre, même si la distinction entre deux formes d’écriture est nettement marquée.

L’on pourrait voir l’esquisse d’une évolution historique, si ce survol britannique n’était conclu par une analyse des lettres que Virginia Woolf a écrites avant la publication de son premier roman, The Voyage Out, entre 1904 et 1915. Floriane Reviron-Piégay a choisi ce corpus pour étudier la manière dont la correspondance accompagne la naissance du moi auctorial. Il s’agit en effet d’une époque où Woolf ne tenait pas de journal intime, et où les lettres constituent ses seuls textes privés. L’article montre une artiste soucieuse de bien écrire, qui inclut des commentaires sur son style au cœur de certaines lettres, notamment celles qui s’adressent à des figures maternelles. Cependant, le statut de la correspondance demeure fluctuant par rapport à l’œuvre : elle est parfois encensée comme un espace de liberté et de plaisir d’écrire, lieu d’expérimentation littéraire, parfois au contraire dévalorisée à cause de ses liens avec la matérialité. Mais l’article se conclut cependant en démontrant que les lettres de Woolf font partie intégrante de son œuvre, le style conversationnel des lettres de jeunesse caractérise également le premier roman.

Ainsi, Woolf apparaît plus proche de Keats que de Gaskell, et l’hypothèse d’une évolution historique rigide ne semble pas résister à l’analyse dans le domaine britannique. Sont ensuite étudiées quatre correspondances d’écrivains européens, qui permettent d’aborder plusieurs autres caractéristiques des lettres d’écrivains pendant le dix-neuvième siècle.

Marie-Claire Méry propose tout d’abord une étude de la correspondance entre Arthur Schnitzler et Hugo von Hofmannstahl, correspondance fin de siècle entre deux écrivains qui nouèrent une relation d’amitié. L’article se concentre sur les lettres écrites au début de cette amitié, alors que chaque écrivain commence à publier ses premiers romans : l’atmosphère de créativité imprègne alors les lettres. La correspondance, qui vient prolonger les conversations en société, reflète la richesse des discussions viennoises et permet à chaque écrivain de bénéficier du regard critique de son ami, lecteur privilégié de l’œuvre. Mais contrairement à Woolf, ces écrivains utilisent la correspondance comme outil de communication pour parler de l’œuvre plus que comme un lieu d’expérimentation. Parce qu’elle offre un espace d’expression avec un ami, la lettre est le lieu où parler de son œuvre et des difficultés liées à la création littéraire. Mais la création se fait ailleurs, les lettres jouant davantage le rôle de liant social que de stimulation créative.

Philippe Payen de la Garanderie, quant à lui, s’intéresse au poète autrichien Georg Trakl et à une correspondance déchirée, par laquelle le poète tente d’adresser un cri à l’humanité, européenne, déchirée elle aussi par la première guerre mondiale. Comme l’œuvre poétique de son auteur, la correspondance dit le combat du langage contre le silence, et l’article montre que contrairement à la tradition épistolaire, la correspondance de Trakl peine à faire coïncider expression de soi et communication avec l’autre. C’est l’aliénation du sujet qui peut s’y lire, et l’impossible rencontre avec lui-même, néanmoins toujours désespérément recherchée. Philippe Payen de la Garanderie définit la correspondance comme le négatif de l’œuvre, ce qui rend les deux modes d’écriture indissociables. Cet article permet d’aborder la dimension européenne de l’écriture épistolaire, et montre à nouveau que pour certains écrivains, même au tout début du XXe siècle, la frontière entre lettre et œuvre est poreuse.

L’article suivant propose un cas un peu différent, car le poète Slowacki, exilé, n’avait de rapports avec son pays que par ses échanges épistolaires, la lettre jouant un peu le rôle d’un cordon ombilical : Anna Nawrocki traduit de larges extraits des lettres de Julius Slowacki à sa mère, dans lesquelles on peut mesurer l’évolution de l’artiste au fil de sa vie, ainsi que le rôle central que sa mère, souvent associée à la mère patrie, jouait pour le poète. Ces lettres apparaissent ici pour la première fois en français et donnent ainsi une idée de la correspondance d’un poète en exil. La lettre représente pour lui le seul contact avec sa famille, humaine et nationale. Clairement dans ce cas, la correspondance, par le rôle de lien qu’elle joue, permet à l’artiste de continuer à créer, même s’il serait ici abusif de la considérer comme le laboratoire de la création.

Enfin, Giuseppe Sangirardi propose une lecture des lettres de Leopardi à ses parents, afin d’analyser la manière dont les limites de l’univers familial conduisent l’écrivain à s’intégrer dans une autre famille, celle de ses confrères écrivains. A priori, la correspondance familiale de Leopardi est en effet le royaume du non-dit, et les stratégies d’évitement y prolifèrent. Mais Giuseppe Sangirardi démontre que l’espace épistolaire permet en fait à Leopardi de transformer le non-dit familial en création littéraire. Comme Keats, comme Trakl, Leopardi écrit avant tout une poésie adressée, et ce besoin de destinataire, fût-il fantasmé, explique également l’importance de la correspondance à ses yeux.

Ce tour d’horizon certes sélectif fait apparaître qu’il est difficile de tirer des conclusions radicales sur l’évolution du genre épistolaire au cours du dix-neuvième siècle en Europe. La lettre tend davantage vers le privé, il est vrai, et la présence dans ce recueil d’articles consacrés à des correspondances familiales en témoigne. Mais comme le montrent plusieurs articles, la famille n’est pas seulement biologique dans ces pages. Le rôle de la correspondance consiste peut-être aussi à créer une nouvelle famille pour ces écrivains, à utiliser le cadre épistolaire et l’écriture pour tisser de nouveaux liens, qui transcendent l’héritage biologique.

Ouvrages cités

Diaz, Brigitte (2002). L’Epistolaire ou la pensée nomade. Paris : PUF.

Earle, Rebecca, ed. (1999). Epistolary Selves. Letters and Letter-Writers, 1600 – 1945. Aldershot : Ashgate.

Gilroy, Amanda, Verhoeven, W. M. eds. (2000). Epistolary Histories. Letters, Fiction, Culture. Charlottesville and London : The University Press of Virginia.

Kaufmann, Vincent (1990). L’Equivoque épistolaire. Paris : Editions de Minuit.

Revue de l’AIRE (2005). Lettre et poésie. N° 31. Paris : Honoré Champion.

Revue des Sciences Humaines (1984-3). N° 195.

Romantisme (1995). N° 90. « J’ai toujours aimé les correspondances ».

Whyman, Susan (2009). The Pen and The People. English Letter Writers 1660 – 1800. Oxford : Oxford University Press.

Notes

1 Voir à ce propos notamment l’article de José-Luis Diaz, « Ce qu’Iris prête à Erato : lettres de jeunes poètes du XIXè siècle ». (Revue de l’AIRE n° 31 : 73 – 84). Return to text

References

Electronic reference

Sylvie Crinquand, « Lettres d’écrivains », L'intime [Online], 1 | 2010, . URL : http://preo.u-bourgogne.fr/intime/index.php?id=74

Author

Sylvie Crinquand

Professeur des universités, Centre Interlangues (EA 4182), Université de Bourgogne, UFR langues et communication, 2 bd Gabriel, 21000 Dijon – sylvie.crinquand [at] u-bourgogne.fr

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