Du refuge au ring : le statut de l’espace épistolaire chez quelques poètes romantiques anglais 

DOI : 10.58335/intime.137

Résumés

Si pour les poètes romantiques anglais la correspondance privée joue souvent le rôle d’un laboratoire de la création, c’est en partie parce que des lettres privées, adressées à des amis, offrent un espace protégé interdit aux critiques littéraires, qui furent souvent virulents contre ces poètes.

Mais dans la mesure où les correspondances entre poètes sont aussi le lieu où ces derniers parlent de leur œuvre, ils se transforment parfois en critiques, et l’espace protégé se transforme alors en une arène où l’on peut régler ses comptes.

For the British Romantic poets, private letters often act as a creative laboratory, partly because a correspondence represents a form of shelter, as letters are addressed to friends and thus exclude literary critics, whose reviews were often extremely severe. However, since these poets also use their letters to talk about their compositions, they then tend to turn into the very literary critics they fear so much, and as a result their correspondence sometimes ends up looking more like an arena than like a shelter.

Plan

Texte

1. Introduction

En Grande-Bretagne au tournant du XIXe siècle, il est une amitié célèbre dont on aimerait qu’elle ait donné lieu à une correspondance fournie, entre William Wordsworth et Samuel Taylor Coleridge. En effet, au plus fort de leur relation, ils composèrent ensemble le recueil de poèmes publié en 1798 sous le titre de Ballades lyriques, souvent considéré comme l’un des points de départ du romantisme anglais. Mais l’on peut aussi évoquer Gordon, Lord Byron et Percy Bysshe Shelley, qui se fréquentèrent pendant leurs séjours sur le Continent, en partie parce que l’une des maîtresses de Byron était la demi-sœur de Mary Shelley. Toutefois la majeure partie des nombreuses lettres envoyées par les poètes romantiques s’adressent à leur famille, à leur éditeur, à des amis non écrivains également. Wordsworth et Coleridge partageaient la même demeure au moment de la création des Ballades lyriques, et peu de lettres subsistent. Je vais néanmoins m’appuyer sur elles, mais également sur des lettres destinées à des écrivains moins célèbres aujourd’hui, tels Leigh Hunt, Thomas Love Peacock ou Robert Southey.

Ces échanges montrent que, s’il est impossible de parler d’école romantique en Grande-Bretagne, le sentiment de réseau existe bien, sous la forme d’une communauté, mal définie, aux contours fluctuants certes, d’écrivains qui ont surtout en commun le fait d’avoir été mal accueillis par la critique, et de se sentir menacés dès lors qu’ils publient. La correspondance a fonction de refuge, à l’abri duquel la poésie a droit de cité, parfois sous des formes indirectes, souvent parce que les poèmes sont échangés, lus et commentés d’une lettre à l’autre, mais également parce qu’on y retrouve par moments un usage du langage qui privilégie sa fonction poétique, au sens où l’entend Jakobson. Ce rôle de la correspondance, déjà abondamment étudié ailleurs,1 est indéniablement créatif, mais à ses côtés existe une utilisation moins noble, lorsque l’espace épistolaire se transforme en arène, où l’on peut régler ses comptes avec ses pairs. Nous le verrons, ce type de combat peut prendre plusieurs formes, de la petite remarque assassine à la démolition en règle, par K.-O. Ces accrochages ne servent pas à créer l’œuvre, plutôt à la défendre, et à affirmer la valeur d’une certaine idée de l’artiste. Car à se battre par lettres, l’on essaie avant tout d’avoir le dernier mot, dans un rapport beaucoup plus ambigu qu’il n’y paraît avec l’œuvre et avec la postérité.

En préambule il faut rappeler que ces poètes ont des pratiques très diverses de la correspondance, alors que tous écrivirent de nombreuses lettres ; l’on peut distinguer entre les épistoliers prolifiques, particulièrement à leur aise dans l’espace épistolaire, et ceux qui écrivent des lettres par devoir ou par commodité. Ainsi Shelley écrit souvent à ses amis, dont il est séparé par ses séjours sur le Continent, mais il n’a pas pour l’épistolaire le même goût que Keats, qui pratique assidument la lettre-journal, ou que Byron, dont les 15 volumes de lettres révèlent un épistolier spirituel et souvent fort drôle. De même, un bavard comme Coleridge apprécie visiblement le mode épistolaire, et dans son cas la correspondance joue pleinement son rôle de laboratoire de la création, plus encore peut-être pour ce poète qui peina tant à faire aboutir ses nombreux projets créatifs. Ils sont là, en germe, dans la correspondance, dans ses carnets aussi, le processus de pensée et de création lui convient tout autant que la réalisation elle-même. Néanmoins, par-delà les différences liées à la personnalité de chacun, les correspondances représentent un espace privilégié, clairement distinct de l’espace littéraire, et tout aussi nettement relié à lui.

2. La correspondance refuge

Dans la mesure où la réaction des premiers critiques fut extrêmement virulente à l’égard de ces poètes, Keats se faisant renvoyer à ses potions d’apothicaire, Shelley et Byron violemment attaqués dès leurs premiers poèmes2, le dévoilement de l’œuvre au public se faisait dans la douleur, et la correspondance se définit par conséquent en premier lieu comme un espace protégé, auquel les critiques n’ont pas accès, ce qui permet de parler littérature et de s’y essayer, sans risquer de se voir ridiculiser en public. La plasticité du genre et les caractéristiques de spontanéité, de liberté qui s’y attachent encouragent les poètes à se détendre, à poursuivre par écrit des conversations que l’on devine animées, et qui touchent parfois à la politique, à la philosophie, à la littérature toujours.

C’est ainsi que la lettre accueille des essais littéraires, ces jeux sur le langage qui l’ont fait définir comme laboratoire de l’œuvre. Coleridge envoie à Southey, au début de leur amitié, cette lettre où il s’amuse à « métaphoriser » :

En vérité, Southey – je n’aime pas Oxford, ni ses habitants – je dirais que tu es un Rossignol parmi les Hiboux – mais tu deviens tellement lourd et muet à l’approche de la nuit, que je vais plutôt te comparer à l’Alouette du matin – ton Nid, lui, se trouve dans un Champ de maïs dévasté, où le Pavot endormi dodeline de sa tête coiffée de rouge, et où la Taupe à faible vue s’adonne à son œuvre noire, mais lorsque tu prends ton envol c’est pour atteindre le ciel. Ou encore permets-moi d’ajouter (car je me sens un véritable Appétit de lion en matière de Comparaisons à l’Instant) que tels les Nobles Italiens avec leurs Portes nouvellement fabriquées, tu fais tourner la porte adamantine de la Démocratie sur ses Gonds dorés au son d’une musique des plus douces.3

La lettre se poursuit sur le même ton jubilatoire, et Coleridge s’amuse ensuite à créer un néologisme à partir d’une étymologie grecque, tout en commentant sa démarche, montrant ainsi à quel point il est conscient d’être un poète en train de créer des effets, et d’en partager la jouissance avec l’un des siens. Il y a alors dans la correspondance une dimension ludique, essentielle à la démarche créative pour certains de ces poètes, que l’on peut apprécier fréquemment chez Keats, mais dans des lettres adressées à des proches qui ne sont pas écrivains, eux. La lettre joue le rôle d’un terrain d’essai, et les commentaires ajoutés par l’épistolier montrent sa conscience de l’utiliser comme telle. Fonctions poétique et métalinguistique donc, fréquemment teintées d’une coloration ludique.

En outre, et plus sérieusement, les lettres servent également à partager des expériences poétiques. Shelley écrit depuis les Alpes à Peacock : « Je ne savais pas je n’avais jamais imaginé ce qu’étaient les montagnes auparavant. L’immensité de ces sommets aériens, lorsqu’ils se sont soudain imposés à ma vue, a excité en moi un sentiment d’émerveillement extatique, non sans lien avec la folie. »4 Certes, le vocabulaire évoque les clichés du sublime, mais Shelley utilise la lettre adressée à un ami pour évoquer sa réaction d’individu devant le paysage, en des termes qui trahissent l’attention qu’il porte au processus d’observation lui-même. Il se place ici clairement dans un cadre littéraire et réflexif, et la lettre offre l’intimité nécessaire pour partager une expérience personnelle ; en outre, dans la mesure où Shelley s’adresse à un confrère en poésie, il sait qu’il sera compris, car les deux correspondants partagent la même culture.

De même, Wordsworth, pourtant d’ordinaire peu enclin à l’émotion dans sa correspondance, décrit les sensations produites par un paysage sur lui, et la manière dont il procède montre que le travail du poète, cette manière de se remémorer l’émotion dans la tranquillité (“emotion recollected in tranquillity ”), qu’il a définie dans la préface à la seconde édition des Ballades lyriques, a déjà commencé. Il s’agit d’une lettre écrite à Coleridge fin décembre 1799, dans laquelle il décrit longuement sa découverte d’une chute d’eau lors d’une promenade avec sa sœur dans la Région des Lacs : « Nous sommes montés à la cascade, et que ne donnerais-je pour pouvoir partager avec toi les images et les sentiments qui me furent alors communiqués. »5 Après une tentative pour décrire le plus précisément possible la scène, en citant les remarques faites par sa sœur, qui contribuait à plus d’un titre à la composition de son œuvre, il revient à ses difficultés d’expression :

Je ne puis te dire l’effet enchanté produit par cette scène digne des couleurs de l’Arabie, alors que le vent poussait de côté la grande cascade derrière laquelle nous nous tenions, et tantôt cachait tantôt révélait chacun de ces degrés féériques si nets, à mesure qu’entretemps le rideau de gouttelettes s’épaississait ou se dispersait. Dans la volupté de notre imagination nous ne pouvions nous empêcher de savourer le plaisir que, dans la chaleur d’un après-midi de juillet, cette caverne ferait ressentir à une âme à la sensibilité exquise. Cet immense rocher couvert de lierre sur la droite ! La berge qui serpente sur la gauche avec toute sa végétation bien vivante, et la brise qui se glisse dans la vallée et arrose la caverne de la plus légère écume que l’on puisse imaginer. Et puis le murmure de l’eau, le calme, la solitude, et une longue journée d’été pendant laquelle rêver !6

Il s’agit bien de transcrire une communion avec la nature, ainsi que le travail de l’imagination qui s’en empare ; l’écriture épistolaire n’équivaut pas à la création poétique, mais y conduit très directement, en retrace les étapes, en quelque sorte. Wordsworth devait publier la préface de la seconde édition des Ballades lyriques en 1800, et ces quelques lignes semblent l’anticiper, comme pour définir le fonctionnement de l’imagination devant une scène de beauté naturelle. L’espace épistolaire permet au poète d’exprimer ces réflexions, de les formuler pour les partager avec un destinataire averti et bienveillant, dans la prolongation de ses conversations avec son ami. Celui-ci fonctionne comme un double, capable de comprendre et de permettre à l’écrivain une première formulation de l’expérience ressentie.

Le réseau esquissé par les échanges épistolaires forme ainsi un espace privé qui s’oppose au public (que Keats qualifie volontiers de « chose »), aux critiques et aux donneurs de leçon. Ceux-ci n’en sont pourtant pas absents, mais relégués au statut de non-personne analysé par Benveniste : ainsi lorsque Shelley écrit à Leigh Hunt ou à Peacock, il évoque fréquemment l’attitude de la critique, et les attaques auxquelles est en butte son œuvre. Les circonstances géographiques de la correspondance jouent ici un rôle, puisque Shelley se trouve en Italie et écrit à ses amis pour avoir des nouvelles de Grande-Bretagne, où ses écrits sont publiés ; la mise à distance de l’ennemi est donc géographique autant que linguistique. La plupart de ces poètes commentent les critiques de leur œuvre au sein de la correspondance, et analysent leurs propres réactions devant les attaques, en partie pour tenter de reprendre une forme de contrôle sur ce qui leur échappe.

Mais les poètes eux-mêmes se transforment parfois en critiques, puisque c’est dans leur correspondance qu’ils parlent de leurs lectures, évoquent leurs découvertes littéraires, leur plaisir à lire de beaux textes, mais aussi leurs analyses. Lors de son séjour à Goslar, Wordsworth partage avec Coleridge son appréciation de Bürger, en termes techniques, qui trahissent sa conscience de s’adresser à un confrère.

Pour ce qui est de Bürger, je suis encore loin de ressentir l’admiration qu’il suscite en toi ; mais il me faut du temps pour éprouver de l’admiration ; et je ne maîtrise pas encore suffisamment la langue pour le comprendre parfaitement. Sur un point je m’accorde entièrement avec toi, dans ton sentiment à propos de sa versification. Dans « Léonore » les doubles rimes qui concluent la strophe ont un effet à la fois délicieux et pathétique.7

De même Shelley analyse-t-il Boccace lors de son séjour en Italie, dans une lettre à Leigh Hunt où il évoque ensuite d’autres grands écrivains italiens : « Il est, au sens le plus noble du mot un poète, et sa langue a le rythme et l’harmonie de la poésie. »8 Il s’agit peut-être inconsciemment de rivaliser avec les critiques redoutés, en affichant une compétence d’hommes de lettres, tout à fait habilités à juger des textes littéraires. Mais l’entreprise vise également à définir un canon littéraire, afin de revendiquer une filiation, et d’esquisser une vision de l’Artiste qui court-circuite les réactions de rejet des contemporains. Se définir par construction davantage que par défi, en quelque sorte.

3. Le critique fait son entrée

Cependant, l’analyse s’applique également à leurs propres œuvres, et l’espace protégé devient alors moins sûr. Au départ, le jugement critique est induit par une démarche fréquente dans ces correspondances : envoyer à son destinataire un poème fraîchement composé, afin de le lui offrir ou de le lui montrer en exemple. L’épistolier invite souvent le destinataire à donner son avis, ce que font certains avec plus ou moins d’égards pour le créateur.

Coleridge se dit toujours prêt à entendre les critiques des poèmes qu’il insère fréquemment dans ses lettres, et n’hésite pas à donner son avis sur les productions de ses amis, mais aussi sur les siennes. Ainsi, après avoir transcrit plusieurs de ses poèmes dans une lettre à Southey, il écrit : « Et je ne peux pas écrire sans donner un Corps à toute Pensée – de ce fait ma Poésie, elle, est lourde et transpire sous un lourd fardeau d’idées et d’Images. Elle a rarement de l’Aisance – ».9 S’être livré à pareille autocritique semble l’autoriser à regarder l’œuvre des autres avec la même absence de complaisance, sans que l’on sache toujours s’il lui a été demandé de donner son avis. Toujours écrivant à Southey : « Je suis sidéré par le fait que tu préfères l’Elégie! Il me semble que c’est la pire chose que tu aies jamais écrite. »10 Après aussi rude critique, Coleridge en vient aux conseils, dont il est généralement prodigue : « Avant d’écrire un Poème tu devrais te dire … quel est le Caractère que je souhaite donner à ce Poème – Quel Elément devra y être prédominant ? – et ainsi tu pourras en faire un objet Unique. »11

Il n’est pas le seul à agir ainsi, Wordsworth fait de même avec lui, comme dans cette lettre d’avril 1802 :

Les vers que tu as mis dans la lettre de D m’ont bien plu ; il y a une simplicité admirable dans la langue du premier fragment, et j’aurais aimé que le second fût plus long ; le quatrième vers est complètement bancal et doit être repris, mais à part cela les vers sont bons. L’extrait de Pline est très judicieux, je me rappelle avoir eu le même avis que celui que tu exprimes sur les lettres de Pline lorsque je les ai lues il y a de nombreuses années.12

La phrase débute comme un compliment, mais le ton sous-entend un rapport de maître à élève, et le reproche est cinglant. Wordsworth analyse le poème de Coleridge avec le même détachement que lorsqu’il évoquait Bürger, avec l’assurance d’un homme qui se sent supérieur, sans réel égard pour l’amour-propre de son ami. En outre, le canon mis en avant ici est bien celui de Wordsworth ; si Pline a été cité à bon escient, c’est parce que Wordsworth aurait fait de même.

Comme Wordsworth et Coleridge, Shelley aime jouer les critiques, et prend parfois ce masque dans sa correspondance avec Byron, qu’il encourage et à qui il dispense généreusement ses conseils. Mais il le fait encore plus fréquemment avec Peacock ou Hunt, des écrivains qu’il considère comme moins talentueux, et que les conventions sociales le poussent moins à respecter. Se profilent ainsi des rapports où l’on cherche à dominer davantage qu’à échanger, et une hiérarchie se dessine à travers les échanges épistolaires, Wordsworth conseillant Coleridge, qui conseille Southey, qui en conseille sans doute à son tour un autre…

Jusqu’à présent je n’ai évoqué que des rapports frontaux, des lettres dans lesquelles un poète s’adresse à son ami et critique son œuvre, en toute amitié bien entendu. Mais le jeu ne s’arrête pas là, et la critique est également pratiquée sur des tierces personnes. La notion de réseau des poètes romantiques prend ici un autre sens, et les rapports une autre épaisseur. En effet, lorsqu’un épistolier devient trop critique, la relation se distend, ou une lettre vient le rappeler à l’ordre, mais les choses se compliquent lorsque les reproches ne sont pas directement adressés. Les rumeurs circulent, les réputations se créent : et à tant jouer les juges, l’on finit par se soupçonner les uns les autres d’être le critique redouté. N’oublions pas que de nombreuses recensions se faisaient sous couvert d’anonymat. Ainsi Shelley, mal informé par ses amis, envoie-t-il une lettre agressive à Southey, qu’il soupçonne – à tort ! – d’être l’auteur d’une sévère critique anonyme de son poème La Révolte de l’Islam. Southey répond, l’assurant ironiquement de sa compassion pour un être aussi égaré par son manque de sens moral. (Shelley avait largement défrayé la chronique, d’abord avec son pamphlet en défense de l’athéisme, qui lui valut d’être exclu d’Oxford, puis avec sa vie sentimentale) L’échange est intéressant, parce qu’il montre que le jugement littéraire est largement inspiré d’autres valeurs, que morale et politique sont des critères aussi déterminants que la qualité littéraire de l’œuvre. Le contexte épistolaire favorise en effet les amalgames, parce que la lettre ne se contente jamais de parler littérature. Lorsque l’on se querelle, le jugement littéraire se trouve contaminé par d’autres sujets, l’opiomanie de Coleridge, le libertinage de Byron, le conservatisme puritain de Wordsworth…

Ce qui ressort de ces escarmouches, c’est donc un sentiment de hiérarchie. Loin de nous trouver devant la communauté de pairs évoquée tout à l’heure, nous avons parfois l’impression d’être dans une arène, où le plus fort tente de s’imposer. Certes, on se congratule, on s’admire, mais on se jalouse également, comme le dit nettement Coleridge dans l’une de ses premières lettres à Southey. Il parle de plusieurs poèmes que vient de lui envoyer Southey, et après s’être extasié sur un sonnet, qu’il qualifie à deux reprises d’exquis, il écrit du poème qu’il s’apprête à transcrire pour son ami : « J’ai presque honte d’écrire ce qui suit – c’est tellement inférieur… Honte ! Non, Southey – Dieu connaît mon cœur – je suis enchanté de te sentir supérieur à moi en matière de Génie comme en matière de Vertu. »13D’ailleurs, ces amitiés finissent souvent par des querelles. Southey, avant d’avoir été rappelé à l’ordre par Shelley, reçut une longue lettre de rupture de Coleridge, et même l’amitié qui liait Coleridge à Wordsworth résista difficilement au temps.

Or, cette hiérarchie se fonde non seulement sur la qualité de l’œuvre, mais également sur les rapports sociaux, le respect du code social faisant partie de la correspondance. Jusqu’à la fin de sa vie, Shelley continuera à ouvrir ses lettres à son ami avec l’adresse « My dear Lord Byron », et l’on peut imaginer que les deux hommes se seraient vouvoyés en français. Dans sa lettre à Southey, Shelley s’exprime en aristocrate insulté, prêt à demander réparation. Cette dimension sociale ressort de quelques lettres entre Byron et Shelley à propos de Keats, et du seul échange épistolaire entre Shelley et Keats, qui eut lieu quelques mois avant la mort de Keats, alors que ce dernier, tuberculeux, s’apprêtait à partir à Rome pour espérer y guérir. Les biographes de Keats ont toujours souligné la générosité de Shelley, qui écrivit alors à Keats pour lui offrir de l’héberger dans la villa qu’il occupait à Pise, alors que les deux hommes se connaissaient à peine. La première partie de la lettre contient effectivement cette offre, mais elle est suivie d’une critique d’Endymion dont Keats se serait certainement passé à l’époque : « J’ai récemment relu votre Endymion et toujours avec un sens renouvelé des trésors poétiques qu’il contient, bien que ces trésors soient déversés avec une profusion qui manque de discernement. »14Keats répondit à cette lettre, en déclinant l’offre, et en se permettant à son tour de conseiller à Shelley de « réfréner [sa] magnanimité, être plus artiste, et ‘charger chaque veine’ de [son] sujet de minerai précieux »,15 montrant ainsi sa capacité à renvoyer la balle.

L’affaire n’en resta toutefois pas là : Shelley écrivit également à Gifford, l’un des rédacteurs de The Quarterly Review, pour lui dire que la critique d’Endymion publiée dans la revue avait rendu Keats malade et déclenché la tuberculose, et pour le supplier de se montrer plus indulgent avec le nouveau poème du jeune homme. Toute la lettre montre la conscience qu’a Shelley du rapport codé qui unit critiques et poètes, mais il demande à Gifford de se montrer miséricordieux avec un être fragile, qui ne maîtrise pas ces codes. Certes, il ajoute pour plaider sa cause que le nouveau poème de Keats, Hypérion, est bien meilleur, mais seulement après avoir transformé Keats en victime en des termes frappants : « L’on m’a décrit les premiers effets [de cet article] comme ayant ressemblé à une crise de folie, et c’est grâce à des attentions assidues que l’on a pu l’empêcher de se suicider. »16Le sentiment d’une hiérarchie, poétique mais aussi sociale, est très perceptible dans cette lettre, où l’auteur d’Endymion devient « ce pauvre Keats », qualificatif peu compatible avec le génie. Cela tient en partie à la manière dont la lettre est construite : Shelley commence par faire allusion à une critique calomnieuse le concernant, publiée dans le même journal. Il conclut ce premier paragraphe en affirmant qu’il n’a pas pour habitude de se laisser troubler par des attaques, et Keats apparaît donc ensuite comme beaucoup plus fragile, moins capable de faire face aux règles du jeu.

Après la mort de Keats, Shelley écrivit à Byron,17 pour dire que le jeune poète était mort d’une rupture d’anévrisme suite aux attaques des critiques. Byron jugeant Keats bien peu viril, croqua le poète « soufflé comme une mèche de bougie par un article de revue » dans son Don Juan.

C’est en partie ainsi que se construisit la légende du jeune poète tué par les critiques, qui fait peu de cas du bacille de la tuberculose. Cette légende, la réputation de « poète efféminé » qui s’y attacha, firent sans doute beaucoup plus de tort à la réputation de Keats que les premières critiques virulentes. Et il fallut attendre plus d’un siècle, avec la publication des lettres de Keats, pour qu’une image plus fidèle commence à émerger.

4. Pour conclure

Nous sommes à présent très loin de l’espace protégé analysé ci-dessus. Le fait de faire entrer la critique dans la correspondance, fût-ce pour en revendiquer la compétence, mine le terrain de jeu, car derrière le destinataire jugé bienveillant se profile l’ombre du critique redouté. Et c’est sans doute la raison pour laquelle, chez les romantiques anglais, les lettres les plus expérimentales, les plus créatives, ne sont pas celles qui s’adressent à des pairs. Si Keats n’a pratiquement pas été évoqué ici, c’est que ses lettres les plus poétiques s’adressent à sa famille, ou à des amis non poètes.

Plus qu’un laboratoire de la création, ces lettres parfois insultantes agissent comme un laboratoire de la réception, et viennent nous rappeler que le texte ne s’invente pas seul, que l’artiste n’est pas une créature coupée du monde dans lequel il vit. Agacements, mesquineries, condescendance entourent la naissance de ces poèmes, tout autant que l’admiration et l’émulation. Faire entrer la critique dans l’espace protégé de la correspondance, c’est également laisser les émotions et les tensions de la vie y prendre place, et rappeler aux lecteurs posthumes que nous sommes que l’auteur, loin d’être mort, défend son œuvre avec vigueur.

Bibliographie

Diaz, Brigitte (2002). L’Épistolaire ou la pensée nomade. Paris : PUF.

Griggs, Earl Leslie (1956). Collected Letters of Samuel Taylor Coleridge. 6 vols. London : Oxford at the Clarendon Press.

Haroche-Bouzinac, Geneviève (1995). L’Épistolaire. (= Contours littéraires. Hachette Supérieur), Paris : Hachette.

Jones, Frederick L. (1964). The Letters of Percy Bysshe Shelley. 2 vols. London : Oxford at the Clarendon Press.

Kaufmann, Vincent (1990). L’Équivoque épistolaire. Paris : Editions de Minuit.

Keats, John (1993). Lettres. trad. Robert Davreu, Paris : Belin.

Marchand, Leslie (1973). Byron’s Letters and Journals. 12 vols. London : John Murray. Rollins, Hyder Edward (1976) [1958]. The Letters of John Keats. 1814–1821. 2 vols. Harvard, Mass. : Harvard University Press.

Shaver, Chester L. (1967). The Letters of William and Dorothy Wordsworth. The Early Years. London : Oxford University Press.

Notes

1 Voir en particulier Diaz (2002), Haroche-Bouzinac (1995) et Kaufmann (1990). Retour au texte

2 Shelley en fait état dans une lettre à Peacock : “I am told that the magazines, etc., blaspheme me at a great rate. I wonder why I write verses, for nobody reads them. It is a kind of disorder, for which the regular practitioners prescribe what is called a torrent of abuse; but I fear that can hardly be considered as a specific.” (« On me dit que les revues, etc., blasphèment contre moi à bride abattue. Je me demande pourquoi j’écris des vers, car personne ne les lit. C’est un genre de maladie, pour lequel les médecins classiques prescrivent ce que l’on nomme un torrent d’injures ; mais je crains que cela ne puisse être considéré comme un remède spécifique. » (à Thomas Love Peacock, 12 juillet 1820. Jones : II, 213) Toutes les traductions sont effectuées par nos soins, sauf en cas d’indication contraire. Retour au texte

3 “Verily, Southey – I like not Oxford nor the inhabitants of it – I would say, thou art a Nightingale among Owls – but thou art so songless and heavy towards night, that I will rather liken thee to the Matin Lark – thy Nest is in a blighted Cornfield, where the sleepy Poppy nods it’s red-cowled head, and the weak-eyed Mole plies his dark work – but thy soaring is even unto heaven. – Or let me add (for my Appetite for Similes is truly canine at this Moment) that as the Italian Nobles their new-fashioned Doors, so thou dost make the adamantine Gate of Democracy turn on it’s <sic> golden Hinges to most sweet Music.” (Griggs : I, 83) Retour au texte

4 “I never knew I never imagined what mountains were before. The immensity of these aerial summits excited, when they suddenly burst upon the sight, a sentiment of extatic wonder, not unallied to madness –” (Jones : I, 497). Retour au texte

5 “We walked up to the fall and what would I not give if I could convey to you the images and feelings which were then communicated to me.” (Shaver : I, 279) Retour au texte

6 “I cannot express to you the enchanted effect produced by this Arabian scene of colour as the wind blew aside the great waterfall behind which we stood and hid and revealed each of these faery gradations of distinctness, as the intervening spray was thickened or dispersed. In the luxury of our imaginations we could not help feeding on the pleasure which in the heat of a July noon this cavern would spread through a frame exquisitely sensible. That huge rock of ivy on the right! The bank winding round on the left with all its living foliage, and the breeze stealing up the valley and bedewing the cavern with the faintest imaginable spray. And then the murmur of the water, the quiet, the seclusion, and a long summer day to dream in!” (Shaver : I, 280). Retour au texte

7 “As to Bürger, I am yet far from that admiration of him which he has excited in you; but I am by nature slow to admire; and I am not yet sufficiently master of the language to understand him perfectly. In one point I entirely coincide with you, in your feeling concerning his versification. In “Lenore” the concluding double rhymes of the stanza have both a delicious and pathetic effect – ” (Shaver : I, 234). Retour au texte

8 “He is, in the high sense of the word a poet, and his language has the rhythm and harmony of verse.” (Jones : II, 122). Retour au texte

9 “And I cannot write without a body of thought – hence my Poetry is crowded and sweats beneath a heavy burthen of ideas and Imagery! It has seldom Ease –” (Griggs : I, 137). Retour au texte

10 “I am astonished at your preference of the ‘Elegy’! I think it the worst thing, you ever wrote –” (Griggs : I, 139). Retour au texte

11 “Before you write a Poem, you should say to yourself – What do I intend to be the Character of this Poem – Which Feature is to be predominant in it? – So you may make it a Unique.” (Griggs : I, 139). Retour au texte

12 I was much pleased with your verses in Ds letter; there is an admirable simplicity in the language of the first fragment, and I wish there had been more of the 2nd; the fourth line wants mending sadly, in other respects the lines are good. The extract from Pliny is very judicious, I remember having the same opinion of Plinys Letters which you have express’d when I read them many years ago. (Shaver : I, 347-348) Retour au texte

13 “I am almost ashamed to write the following – it is so inferior – Ashamed! No – Southey – God knows my heart – I am delighted to feel you superior to me in Genius as in Virtue.” (Griggs : I, 104) Retour au texte

14 “I have lately read your Endymion again & ever with a new sense of the treasures of poetry it contains, though treasures poured forth with indistinct profusion.” (Jones : II, 221). Retour au texte

15 “You I am sure will forgive me for sincerely remarking that you might curb your magnanimity and be more of an artist, and ‘load every rift’ of your subject with ore.” (Rollins : II, 323). Trad. Davreu (460). Retour au texte

16 “The first effects are described to me to have resembled insanity, & it was by assiduous watching that he was restrained from effecting purposes of suicide.” (Jones : II, 252) Retour au texte

17 “Young Keats, whose ‘Hyperion’ showed so great a promise, died lately at Rome from the consequences of breaking a blood-vessel, in paroxysms of despair at the contemptuous attack on his book in the Quarterly Review.” (Jones : II, 284) (« Le jeune Keats, dont le poème ‘Hypérion’ avait montré une si grande promesse, est récemment mort à Rome des conséquences de la rupture d’un vaisseau sanguin, au comble du désespoir après l’attaque méprisante contre son livre dans le Quarterly Review. ») Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Sylvie Crinquand, « Du refuge au ring : le statut de l’espace épistolaire chez quelques poètes romantiques anglais  », L'intime [En ligne], 4 | 2016, publié le 01 janvier 2016 et consulté le 19 mars 2024. DOI : 10.58335/intime.137. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/intime/index.php?id=137

Auteur

Sylvie Crinquand

Professeur des universités, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), Université de Bourgogne, UFR Langues et Communication, 4 bd Gabriel, 21000 Dijon – sylvie.crinquand [at] u-bourgogne.fr

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