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I. Articles on synaesthesia

“Sounds have colors, colors have smells” : synesthésie et métaphore dans les textes poérotiques nabokoviens

Marie Bouchet
p. 113-126

Texte intégral

  • 1 Il disait voir les lettres en couleurs, mais plutôt qu’une stricte synesthésie graphème-couleur, il (...)
  • 2 Voir Johnson, Dann (chapitre 5), Boyd, Lvovich, Lambert.

1La célèbre synesthésie de Nabokov1 a été analysée tant par des spécialistes de neurosciences et de psychologie (Cytowic & Eagleman) que des chercheurs en littérature et philosophie2, qui ont abondamment commenté les textes où il décrit ou évoque sa manière de percevoir le monde, et ont parfois commenté ses textes littéraires pour y débusquer les traces de la synesthésie de l’auteur.

2La présente étude prend appui sur des textes spécialisés en neurosciences qui posent comme hypothèse la similarité, voire la continuité, entre synesthésie et métaphore, rendant parfois difficile la distinction entre les deux (Cytowic & Eagleman, 175) – si toutefois cette distinction s’avère être pertinente. Dans cette perspective, nous souhaiterions étudier de manière pointue la manière dont métaphore et synesthésie s’entrelacent dans un contexte très spécifique, celui des scènes érotiques et notamment dans l’utilisation que fait Nabokov d’iconotextes pour structurer ces scènes.

3Nabokov multiplie en effet les procédés reposant sur le détour, l’entremise, pour dire le trouble du désir, et le recours à une ekphrasis ou une référence picturale constitue l’une des techniques récurrentes de son œuvre. L’iconotexte nabokovien dans les scènes de désir se caractérise en outre par d’éminentes qualités poétiques, où les potentialités synesthétiques de sa manière d’évoquer le monde se déploient de manière tout à fait spectaculaire. Cette étude s’attachera donc à explorer les liens entre vertige des sens et conjonction des sens, pour ensuite interroger, grâce aux textes de Nabokov, les liens entre synesthésie et métaphore, et l’outil même d’analyse synesthésique.

  • 3 Elle est parfois appelée « pseudosynesthésie » (Lambert).

4En préambule à cette étude, je souhaiterais rappeler une distinction cruciale entre synesthésie neurologique (telle que celle de Nabokov) et synesthésie « littéraire », ou métaphorique3. Ainsi que la définit Jean-Michel Hupé, l’un des éminents neuroscientifiques français spécialistes de cette condition cérébrale, la synesthésie à proprement parler, ou plutôt les synesthésies, sont des

particularités du fonctionnement subjectif, vécues par certains individus, consistant à associer les modalités sensorielles. Par extension, on parle de synesthésie lorsqu’une stimulation perceptive, émotionnelle ou imaginaire évoque une expérience sensorielle, représentationnelle, cognitive ou affective, à condition qu’elle soit additionnelle, arbitraire, idiosyncrasique et automatique. (Site du Centre de recherche Cerveau et Cognition – CerCo, CNRS/Université Toulouse III)

  • 4 Plutôt que de synesthésie à proprement parler, ce terme désigne, en général dans les études littéra (...)

5La manière d’envisager la synesthésie dans les études littéraires procède donc à une utilisation du terme plus « lâche », moins précise que la synesthésie en tant que phénomène perceptif. Nous entendrons donc le terme « synesthésie » dans son utilisation pratiquée par les études littéraires4, à savoir l’effet produit quand l’écrivain convoque plusieurs sens dans ses écrits, en les reliant de manière plus ou moins dense/serrée par la syntaxe (de la coordination à la métaphore, en passant par le zeugme ou l’hypallage).

  • 5 Nabokov accordait ainsi beaucoup d’importance à la qualité de la traduction des sensations et des i (...)
  • 6 Sur l’importance de la synesthésie dans le processus créatif de Nabokov, je renvoie aux diverses an (...)

6Comme l’affirme Van, le narrateur d’Ada et l’un des rares personnages synesthètes de l’œuvre de Nabokov, « Sounds have colors, colors have smells » (336) : cette formule reposant sur une anadiplose établit un effet de miroir entre l’aural et l’olfactif qui introduit d’emblée la complexité du rapport entre synesthésie « neurologique » et effets multisensoriels de la prose de Nabokov, car celui-ci met précisément en place un système syntaxique qui fait écho à la correspondance des éléments du sensible entre eux – correspondance à laquelle Nabokov était très réceptif, tant dans sa pratique d’écrivain, que d’entomologiste ou de professeur de littérature5. Par ailleurs, si Nabokov recommande au lecteur de lire « with [his] brain and spine » (Strong Opinions 41), c’est bien parce que la synesthésie constitue l’un des aspects du plaisir de l’écriture et de l’écriture du plaisir pour lui6. Il apparaît en effet que la synesthésie constitue l’un des éléments caractéristiques des scènes de désir, Nabokov préférant la suggestion du transport des sens à une description « littérale » de l’acte sexuel.

7Il est ainsi remarquable que, dans les scènes de désir, lorsqu’un sens est particulièrement sollicité par le texte, les réflexes synesthétiques ne se font pas attendre. Evoquant Ada qui savoure ses tartines au miel, Van note : « her plump, stickily glistening lips smiled » (63). À la douceur du miel (goût) se superposent sa texture collante (toucher) et son éclat doré (vue), qui nimbe les lèvres sensuelles de la protagoniste : cette courte phrase se trouve suivie, sans surprise, d’une évocation des baisers que Van donne à sa bien-aimée. De même, le parfum de la peau de Lolita est évoqué en termes colorés – « that intoxicating brown fragrance of hers » (42). En fait, l’un des éléments qui font que Humbert réincarne Annabel en Lolita se trouve précisément dans la communauté de leur essence (dans l’acception parfumée du terme) qui « intoxique » les sens du narrateur : « she smelt almost exactly like the other one, the Riviera one, but more intensely so, with rougher overtones—a torrid odor that at once set my manhood astir » (42). Ainsi que l’euphémisme l’indique, Humbert semble développer dès l’origine une sensibilité aiguë à la fragrance nymphique, qui stimule instantanément son désir sexuel. Selon son récit, cela est dû à son transport originel, à l’abri du mimosa du parc de l’Hôtel Mirana :

I recall the scent of some kind of toilet powder – I believe she stole it from her mother’s Spanish maid—a sweetish, lowly, musky perfume. It mingled with her own biscuity odor, and my senses were suddenly filled to the brim. (15)

8Par le détour de deux entremises, l’élargissement aux cinq sens et la métaphore « filled to the brim », Humbert évoque son érection. Comme souvent lorsqu’il s’agit de nymphettes, ce qui bouleverse les sens du narrateur, c’est que le corps d’Annabel dégage une fragrance née de la superposition d’un parfum de femme et d’une odeur, un goût (« biscuity ») d’enfant. En outre, pour Humbert, la beauté ambiguë de la nymphette, aussi évanescente qu’un effluve parfumé, ne peut se dire que dans le souvenir intense de la perception synesthésique :

The Lolita whose iliac crests had not yet flared, the Lolita that today I could touch and smell and hear and see, the Lolita of the strident voice and rich brown hair—of the bangs and the swirls at the sides and the curls at the back, and the sticky hot neck, and the vulgar vocabulary—“revolting,” “super,” “luscious,” “goon,” “drip”—that Lolita, my Lolita, poor Catullus would lose forever. (65-66, je souligne)

9De même, la vision d’Ada peignant son orchidée illustre parfaitement cet entrelacement des sens dans l’évocation de l’objet de désir. Suivant une gradation qui est parallèle à l’embrasement des sens de Van, le passage conjugue la vue, l’olfaction, et culmine dans le contact duveteux des lèvres du narrateur avec la chevelure et la nuque d’Ada, qui se dit dans le souffle chaud de la répétition des [h] :

Van […] could see down her sleek ensellure as far as her coccyx and inhale the warmth of her entire body. His heart thumping, one miserable hand deep in his trouser pocket—where he kept a purse with half a dozen ten-dollar gold pieces to disguise his state—he bent over her, as she bent over her work. Very lightly he let his parched lips travel down her warm hair and hot nape. (81, je souligne)

10Il convient de rappeler que la manière nabokovienne de traiter l’érotisme s’inscrit en faux par rapport à ses contemporains et ses prédécesseurs, comme l’a noté David Packman :

Evidently, Nabokov wished to differentiate his own erotic writing from the far more explicit texts of Sade. Heinrich Müller [Ada, 111] is really Henry Miller, Nabokov’s contemporary. The rejection of Müller/Miller by Van and Ada marks the difference between Nabokov’s erotica and Miller’s graphic representation of sexual activity. […] [Uncle Dan’s collection of erotica] involves a parody of the graphic representation of sexual activity that Nabokov avoids in his own erotic texts. (100-101)

11En effet, Van se masturbe hors-scène après avoir effleuré des lèvres la nuque d’Ada : la gradation synesthésique a donc permis de créer une image oblique du désir, qui se concentre davantage sur la perception du corps de la jeune fille, source du trouble, que sur les conséquences érotiques chez le narrateur. Ainsi, l’évocation de l’embrasement de Van au contact d’Ada est scandée par une gradation de superlatifs, qui ouvre sur l’impossibilité de décrire la sensation qui l’envahit :

It was the sweetest, the strongest, the most mysterious sensation that the boy had ever experienced; nothing in his sordid venery of the past winter could duplicate that downy tenderness, that despair of desire. (81)

  • 7 Notons que le plaisir du toucher a également été l’objet d’un poème de Nabokov, intitulé “Voluptate (...)

12La banalité des adjectifs superlatifs prouve son échec, et conduit donc le narrateur à faire surgir une métaphore inattendue, « that downy tenderness », qui lie par un zeugme la tendresse, sentiment intangible, à la douceur du duvet7. En outre, le jeu sur les allitérations en sifflantes, en alvéolaires [d] et [t] et la répétition de la combinaison [st] produit une surcharge sonore qui reflète à la perfection l’intensité de l’émotion de Van, illustrant ce que Maurice Couturier appellerait une stratégie « poérotique » (309).

13Du point de vue de la réception de ses œuvres par le lecteur, Nabokov cherche à susciter cet « aesthetic bliss » auquel il fait référence dans plusieurs de ses déclarations. Ce bonheur des sens, dans lequel on reconnaît le son « bl » donné pour origine à Ada, correspondrait à la notion de jouissance développée par Barthes dans Le Plaisir du Texte, qu’il oppose à celle de plaisir, et qui implique « deux régimes de lecture » :

L’une va droit aux articulations de l’anecdote, elle considère l’étendue du texte, ignore les jeux de langage [...] ; l’autre lecture ne passe rien ; elle pèse, colle au texte, elle lit, si l’on peut dire, avec application et emportement [...] ce n’est pas l’extension (logique) qui la captive, l’effeuillement des vérités, mais le feuilleté de la signifiance. (20, je souligne)

14Le texte nabokovien, qui, lorsqu’il s’agit de décrire le désir qu’inspire la sensuelle beauté d’une jeune fille, exhibe la complexité artistique du signifiant, correspond sans doute à la définition du texte de jouissance, qui produit son effet dans un interstice : « l’interstice de la jouissance se produit dans le volume des langages, dans l’énonciation, non dans la suite des énoncés » (21).

  • 8 Reprenant Leo Spitzer, Murray Krieger définit l’ekphrasis comme « the name of a literary genre, or (...)

15Observons également qu’un autre espace en entre-deux est très fréquemment utilisé par Nabokov pour dire le désir : celui de l’iconotexte qui, en incarnant la peinture en des figures de jeunes filles, permet d’animer les toiles et de conjuguer le textuel et le sexuel, en faisant du tableau le détour du désir. En effet, par l’entremise de la référence picturale, le désir peut se dire sans vulgarité. Encadrée sur la toile, la scène sexuelle perd son caractère anecdotique, et se trouve déplacée dans le royaume de l’art : elle en devient acceptable et descriptible, au même titre qu’une ekphrasis classique8.

16Dans Ada, Van utilise notamment la technique ekphrastique pour évoquer une scène du premier été à Ardis, période pendant laquelle les deux aînés n’avaient pas encore consciemment pris Lucette pour victime de leurs jeux amoureux. Dans ce passage, la pause descriptive est comme mise en abyme dans l’acte de description du tableau, qui permet en retour de dire le désir par truchement. Il s’agit en fait d’une scène de fellation au bord d’une cascade, qui est évoquée par le biais du référent pictural :

Van could not recollect whose picture it was that he had in mind, but thought it might have been attributed to Michelangelo da Caravaggio in his youth. It was an oil on unframed canvas depicting two misbehaving nudes, boy and girl, in an ivied or vined grotto or near a small waterfall overhung with bronze-tinted and dark emerald leaves, and great bunches of translucent grapes, the shadows and limpid reflections of fruit and foliage blending magically with veined flesh.

Anyway (this may be a purely stylistic transition), he felt himself transferred into that forbidden masterpiece, one afternoon, when everybody had gone to Brantôme, and Ada and he were sunbathing on the brink of the Cascade in the larch plantation of Ardis Park, and his nymphet had bent over him and his detailed desire. Her long straight hair that seemed of a uniform bluish-black in the shade now revealed, in the gem-like sun, strains of deep auburn alternating with dark amber in lanky strands which clothed her hollowed cheek or were gracefully cleft by her raised ivory shoulder. (113-114)

17La chevelure de l’héroïne offre un camaïeu de bruns qui décline le sème du précieux, en écho à la description du tableau (« bronze-tinted », « emerald leaves »), mais ce passage pictural revendique avant tout l’essence textuelle de la description : il souligne d’une part les qualités visuelles de l’écriture, à travers la précision des couleurs, et, d’autre part, grâce à la richesse allitérative et assonantique de la description du tableau, les qualités sonores de la prose de Nabokov, qui, ici, se métamorphose en poésie, en une langue en perpétuel mouvement, qui brasse les sensations, les couleurs, les textures – une langue du désir. Par la suite, le passage fait une référence directe au trompe-l’œil :

[...] Through it the student of art could see the summit of the trompe-l’œil school, monumental, multicolored, jutting out of a dark background, molded in profile by a concentration of caravagesque light. […] Whose brush was it now? A titillant Titian? A drunken Palma Vecchio? No, she was anything but a Venetian blonde. Dosso Dossi, perhaps? Faun exhausted by Nymph? Swooning Satyr? […] A moment later the Dutch took over: Girl stepping into a pool under the little cascade to wash her tresses, and accompanying the immemorial gesture of wringing them out by making wringing-out mouths—immemorial too. (114)

18Dans cet extrait hautement synesthétique, le chatoiement des couleurs fait écho à l’étourdissement des sens. À la richesse des nuances colorées répond la richesse de la langue et des sensations qu’elle brasse pour évoquer les couleurs de la fiction. L’image peinte s’anime en un bruissement sensuel : en trompe-l’œil derrière le lexique pictural, le lecteur suit la progression de l’action ; du « detailed desire » au « wringing-out mouths », la fausse ekphrasis (ce tableau n’existe pas) avoue qu’au pinceau du peintre correspond la bouche d’Ada. En fait, Nabokov choisit d’animer une huile sur toile, de donner un rythme à l’image, en lui substituant le langage, qui peut seul faire vibrer les couleurs et les formes. Car ce texte n’est pas un texte de critique d’art : c’est un texte qui palpite, qui bruit de sonorités, un texte de jubilation du signifiant.

19Notons que Van nous offre même un contre-point à ce passage synesthésique et poérotique, dans une scène où la stratégie de transfert de l’érotisme sur une toile de maître décrite plus haut tourne court, car le narrateur a honte de ce qui s’est passé – et l’on y observe ainsi une absence tout à fait remarquable d’effets synesthésiques. Il s’agit de la scène de ménage-à-trois imposée à Lucette par Ada et Van à leur retour du restaurant Ursus, quelques heures après les retrouvailles des deux amants :

What we have now is not so much a Casanovanic situation [...] as a much earlier canvas, of the Venetian (sensu largo) school, reproduced (in « Forbidden Masterpieces ») expertly enough to stand the scrutiny of a bordel’s vue d’oiseau.

Thus seen from above, [...] we have the large island of the bed illumined from our left (Lucette’s right) by a lamp burning with a murmuring incandescence on the west-side bedtable. The top sheet and quilt are tumbled at the footboardless south of the island where the newly landed eye starts on its northern trip, up the younger Miss Veen’s pried-open legs. A dew drop on russet moss eventually finds a stylistic response in the aquamarine tear on her flaming cheekbone. Another trip from the port to the interior reveals the central girl’s long white left thigh. [...] The scarred male nude on the island’s east coast is half shaded, and, on the whole, less interesting, though considerably more aroused than is good for him or a certain type of tourist. [...]. Sounds have colors, colors have smells. The fire of Lucette’s amber runs through the night of Ada’s odor and ardor, and stops at the threshold of Van’s lavender goat. Ten eager, evil, loving, long fingers belonging to two different young demons caress their helpless bed pet. Ada’s loose black hair accidentally tickles the local curio she holds in her left fist, magnanimously demonstrating her acquisition. Unsigned and unframed. (335-337)

20Diverses techniques de distanciation sont à relever ici. Tout d’abord, la perspective : la scène est vue de dessus, et son caractère sexuel est mis à distance dans les expressions françaises (« bordel’s vue d’oiseau »). Puis le narrateur décrit la scène de la manière la plus impersonnelle possible : l’on n’observe aucune intrusion de la première personne du singulier dans le passage. Bien au contraire, Lucette est à peine nommée (« the younger Miss Veen »), Ada est « the central girl » et le narrateur se désigne lui-même comme « the scarred male nude ». Les deux « jeunes démons » sont naturellement Van et Ada (les dignes enfants de Demon Veen). L’effet de mise à distance est également créé par la vision insulaire qui est proposée et qui est filée tout au long de la description, ainsi que les marqueurs d’orientation l’indiquent. Toutefois, l’ekphrasis tourne court : ce tableau ne peut être ni encadré ni signé. Le martyre de Lucette empêche l’effet de déréalisation voulu par Van : malgré la métaphore de pierre précieuse qui voile ses larmes, le narrateur ne parvient pas à oblitérer sa culpabilité et la souffrance de Lucette, le vertige des sens n’anime pas le texte, le narrateur n’ose pas dire ce désir sur lequel il n’a que peu de contrôle. Ainsi que le formule Géraldine Chouard, « en de pareilles circonstances, la substitution d’un référentiel artistique à celui du réel devient une entreprise malaisée, voire impossible » (153).

  • 9 Nabokov insiste régulièrement sur le fait que « électron » et « ambre » sont le même mot.

21Il est donc tout à fait intéressant de voir que c’est dans ce contexte où l’écriture poérotique tourne court que le narrateur place le principe synesthésique repris dans le titre de notre étude « Sounds have colors, colors have smells », à un moment où l’évocation érotique se perd dans des clichés (le feu, la nuit, la tension électrique9) ou une vulgaire imagerie animale :

The fire of Lucette’s amber runs through the night of Ada’s odor and ardor, and stops at the threshold of Van’s lavender goat. Ten eager, evil, loving, long fingers belonging to two different young demons caress their helpless bed pet. Ada’s loose black hair accidentally tickles the local curio she holds in her left fist, magnanimously demonstrating her acquisition.

22La paronomase qui lie désir (loving, be-longing) et mal – « evil, loving, long fingers belonging to two different young demons » – ne permet pas au lien synesthésique ici revendiqué par le narrateur de susciter un vertige des sens, car aucun son n’est associé à un parfum ici, et le sexe du narrateur – cette fois-ci assez explicitement mentionné dans une étrange métaphore – est réduit à une « curiosité locale », un simple objet possédé par Ada. Comment, dès lors, interpréter cette (rare) incursion de la synesthésie « neurologique » dans une scène où précisément les sens ne s’embrasent pas ?

23Après avoir analysé ces iconotextes « poérotiques » pour y comprendre la manière dont la synesthésie nourrit à la fois l’évocation du tumulte des sens et la jouissance du langage, je souhaiterais interroger l’outil synesthésique lui-même dans les analyses que je viens de conduire en suivant la tradition littéraire à ce sujet. En effet la citation « sound have colors, colors have smell », utilisée dans le titre de cette étude, mais apparaissant ici dans un contexte érotique manqué contredit d’une certaine manière les analyses développées auparavant. Comme souvent chez Nabokov, les choses sont plus complexes que l’on ne le soupçonne.

24Revenons tout d’abord sur la métaphore synesthésique cité plus haut, « that downy tenderness », qui lie la tendresse, sentiment intangible, à la douceur du duvet. Se pose ici la question suivante : Van étant un personnage synesthète, le mot « tenderness » est-il duveteux pour Van ? Ou est-ce simplement une métaphore audacieuse, tressant un terme abstrait à un adjectif très concret ? Car cet exemple ne constitue pas la seule occurrence d’un tel jeu nabokovien avec les catégories de l’abstrait et du concret, comme le montre un passage de Lolita qui lui-même illustre ce que Barthes appelle la fonction « haptique » du regard (L’obvie et l’obtus 279) – en soi une image intersensorielle, puisque l’œil touche le corps, le saisit. Car comme le note Barthes également dans S/Z, décrire le corps observé, c’est posséder ce corps, ou plus exactement tenter de le posséder :

I would like to describe her face, her ways—and I cannot, because my own desire blinds me when she is near. I am not used to being with nymphets, damn it. If I close my eyes I see but an immobilized fraction of her, a cinematographic still, a sudden smooth nether loveliness, as with one knee up under her tartan skirt she sits tying her shoe. (Lolita 44)

25Humbert tente ici de mettre en œuvre la fonction de préhension de son regard, mais l’objet nymphique de son désir se dérobe. Aveuglé dans la réalité, il en est réduit à décrire son image mentale, fantasmée, celle qu’il peut maîtriser à la manière d’un arrêt sur image cinématographique. Humbert ne peut décrire que “a sudden smooth nether loveliness, as with one knee up under her tartan skirt she sits tying her shoe”. Cette image complexe, « sudden smooth nether loveliness », métamorphose le substantif abstrait « loveliness » en une partie très concrète et très sensuelle du corps de la nymphette, qui est « nether », dessous, basse. Dans le voile de l’euphémisme de la « nether loveliness », aperçue sous la jupe de la nymphette alors qu’elle lace ses chaussures, le désir de l’observateur se lit. Cette image, à la manière d’un zeugme, met en outre en contact, par la syntaxe et l’allitération, deux adjectifs de nature très différente, l’adjectif temporel « sudden » et l’adjectif tactile « smooth », en un effet intersensoriel : mais ici encore il ne s’agit pas vraiment de synesthésie, mais de travail métaphorique et syntaxique.

26De même, Nabokov a largement recours à des hypallages, notamment dans Lolita, qui est le grand roman du déplacement chez Nabokov, reflétant ainsi au niveau stylistique la thématique de l’exil et du déplacement. Examinons un exemple où deux hypallages sont à noter (alors que c’est un trope plutôt rare) :

[…] she walked through dilating space with the lentor of one walking under water or in a flight dream. Then she raised by the armlets a copper-colored, charming and quite expensive vest, very slowly stretching it between her silent hands as if she were a bemused bird-hunter holding his breath over the incredible bird he spreads out by the tips of its flaming wings. Then (while I stood waiting for her) she pulled out the slow snake of a brilliant belt and tried it on. (120, je souligne)

27Notons l’effet de ralenti ici, dans un espace dilaté, aquatique, où ces hypallages intersensoriels/synesthésiques sont chacun complétés d’images qui relèvent ici du bestiaire des contes et légendes – la comparaison du gilet à un oiseau de feu (folklore russe), le serpent brillant.

28Métaphore et synesthésie « littéraire » vont donc de pair chez Nabokov, mais est-ce parce qu’il était synesthète, ou parce qu’il était poète ? Peut-on envisager, à la suite des hypothèses récemment formulées par Cytowic et Eagleman, que cette association répétée de la synesthésie et de la métaphore vienne du fait que, fondamentalement, notre cerveau fonctionne en construisant des métaphores, et que la synesthésie ne serait qu’une variation spécifique sur ce fonctionnement ? Cette hypothèse est par ailleurs développée par d’autres chercheurs en sciences de la cognition, ainsi que le rappelle Gabrielle Starr : « This may be in part because multisensory imagery gives access not to something like the “real” complexity of experience but to aspects of the ways our minds internally represent experiences and objects » (288). L’impression vive que produisent les évocations nabokoviennes serait peut-être explicable par le haut degré de réflexivité entre sa manière de produire des images et la manière dont notre cerveau produit des images, créant cet « aesthetic bliss » (bonheur esthétique mais aussi, étymologiquement, bonheur des sens) vers lequel ses œuvres tendent.

  • 10 Nabokov eut la peinture pour première vocation : “I think I was born a painter, really!” (Strong Op (...)
  • 11 Hermann dans Despair, Humbert le myope, Kim dans Ada, Albinus dans Laughter in the Dark.

29En effet, ce qui frappe à la lecture de Nabokov et qui a été noté par d’innombrables lecteurs, c’est la force, la précision des images, visuelles bien sûr d’une part10 – et pas uniquement, car les cinq sens sont régulièrement convoqués dans ses évocations – ce qui ne saurait surprendre puisque l’écrivain, à qui un journaliste demandait en quelle langue il pensait, a répondu « I don’t think in any language. I think in images » (Strong Opinions 14). Le regard est, sur bien des aspects, le sens premier chez Nabokov, comme l’indique en creux le fait que les personnages de villain, ou, ironiquement, les voyeurs voient très mal ou deviennent aveugles11. Selon Roland Barthes, le regard est celui qui permet de convoquer les autres sens dans l’acte perceptif :

Comme lieu de signifiance, le regard provoque une synesthésie, une indivision des sens (physiologiques), qui mettent leurs impressions en commun, de telle sorte qu’on puisse attribuer à l’un, poétiquement, ce qui arrive à l’autre (« Il est des parfums frais comme des chairs d’enfant ») : tous les sens peuvent donc « regarder », et inversement, le regard peut sentir, écouter, tâter, etc. (L’obvie et l’obtus 280)

30Barthes cite un artiste non-synesthète : mais selon d’autres penseurs il n’est pas besoin d’être synesthète pour que le multisensoriel résonne de manière puissante dans nos perceptions du monde et notre réception de récits littéraires, cinématographiques, ou musicaux. Comme le développe le philosophe Jean-Jacques Wunenburger, toute perception et production de signes implique l’ensemble du corps :

Il faut [...] prendre en compte un véritable atlas corporel des images, parce que l’ensemble du corps participe à une semio-poïétique, à une production de signes et d’images, pour soi-même ou pour les autres, qui enrichissent l’expérience sensorielle ou lui confèrent des fonctions expressives et communicationnelles nouvelles. (9, je souligne)

  • 12 Le texte de Nabokov est également beaucoup plus chargé en d’autres tropes littéraires (allitération (...)

31Ainsi, si Nabokov recommande au lecteur de lire « with [his] brain and spine » (Strong Opinions 41), est-ce parce qu’il était synesthète, ou tout simplement parce qu’il avait conscience du fait que « l’ensemble du corps participe à une semio-poïétique » ? S’il est vrai qu’il y a sans doute chez Nabokov davantage de métaphores synesthésiques que chez d’autres écrivains, leur abondance ne permettrait toutefois pas de prouver, en l’absence d’IRM ou de déclaration très explicite, sa synesthésie12. Comme le montre Kevin Dann, utiliser la présence d’images synesthésiques pour prouver la synesthésie du créateur a surtout produit des erreurs à ce sujet (parfois entretenues par les artistes eux-mêmes).

  • 13 Nabokov détestait improviser, notamment à l’oral, et il se dépeignait comme le « dictateur » de ses (...)

32En outre, la synesthésie neurologique a une composante essentielle : elle est « additionnelle, arbitraire, idiosyncrasique et automatique », pour reprendre la définition citée en préambule à nos analyses. Cela signifie qu’elle ne saurait se contrôler. Or, dans la prose de Nabokov, qui est extrêmement élaborée, complexe, travaillée, comme une miniature ou un tour de prestidigitation, il n’y a rien de spontané, d’incontrôlé ou d’automatique13.

33On peut sans doute, en revanche, affirmer que les qualités exceptionnelles de ses descriptions se fondent sur l’acuité visuelle hors du commun de l’écrivain, nourrie de sa pratique entomologique, qui elle-même a fondé sa conscience aiguë de la complexité du monde et inspiré les structures sophistiquées de ses romans. Il est en outre tout à fait significatif que Nabokov n’évoque la synesthésie « neurologique » qu’à quatre reprises dans l’ensemble de son œuvre, ce qui pourrait paraître curieux pour quelqu’un dont le mode d’appréhension du monde est synesthésique. Cette relative absence de la synesthésie à proprement parler dans ses œuvres s’explique peut-être par le caractère fondamentalement idiosyncratique de l’expérience synesthésique, qui est par essence impartageable (les synesthètes lisant les passages où Nabokov décrit sa synesthésie trouvent que ses couleurs pour les lettres sont « fausses »). À l’inverse, partager le tumulte des sens et du désir relève d’un champ beaucoup plus ouvert pour l’écrivain, et où sa grande sensibilité sensorielle peut se déployer et se partager.

34Dans son ouvrage consacré à la synesthésie, Kevin Dann déplore à de nombreuses reprises la manière dont la synesthésie a été portée au pinacle car vue comme un moyen de transcender les catégories sensorielles, la raison, ou un ordre béhavioriste de l’humain, alors qu’était niée l’une de ses caractéristiques les plus importantes, le caractère éminemment subjectif de chaque expérience synesthésique. L’histoire de la conceptualisation et de la réception de la synesthésie nous montre une certaine obsession pour l’idée de l’union des sens, qu’il serait sans doute intéressant de mettre en parallèle avec celle de l’union des arts, celle du spectacle total – le Mir Iskusstva « The World of Art » des Ballets Russes au tournant du XXe siècle, dont les principes esthétiques de fusion des sens et des arts ont tant influencé Nabokov dans ses années de formation.

35Je souhaiterais donc proposer ici quelques hypothèses pour tenter de comprendre ou expliquer la fascination que la synesthésie, l’union des sens, a exercée à travers les siècles en Occident. Ces hypothèses nécessiteront d’amples recherches dont cette étude ne constitue qu’un maigre début de réflexion, à partir de deux interrogations.

36Pourquoi l’union des sens, ou l’union des arts a-t-elle souvent été considérée comme quelque chose de désirable, voire d’éminemment supérieur ? Est-ce le reflet du fonctionnement du cerveau humain, comme le suggèrent les travaux de Cytowic et Eagleman selon lesquels « the difference between the synesthetic and nonsynesthetic brain [...] is not whether there is cross talk, but rather how much cross talk there is » (205) ? Ou bien s’agirait-il d’une nostalgie plus ou moins consciente de la manière dont fonctionnait le cerveau dans notre enfance, puisque certaines hypothèses des chercheurs en synesthésie postulent que nous serions tous synesthètes à la naissance, ou du moins dans l’enfance ?

37Par ailleurs, comment se fait-il que le lecteur remarque immanquablement quand un texte/énoncé fait appel à plusieurs sens ? Est-ce du fait de la « simple » magie de la prose littéraire (surtout celle de Nabokov), qui fascine comme le font les enchanteurs et autres prestidigitateurs ? Est-ce un réflexe d’universitaire littéraire ? Ou bien est-ce que si ces énoncés multisensoriels reflètent la manière dont notre cerveau fonctionne nous ne trouvons pas aussi un certain confort dans ces derniers ? Nous pourrions aussi voir dans cette fascination pour les énoncés multisensoriels une attraction similaire à que celle que l’humanité a développée pour ce qui nous reflète ou se reflète : les miroirs, les doubles, la gémellité, les pièces dans la pièce, en une tension fondamentale entre mimesis et poiesis. Dans cette perspective, le tourbillon sensoriel que nous offrent les textes de Nabokov ne serait qu’un reflet de plus nous permettant de nous interroger à l’infini.

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Bibliographie

Ouvrages cités

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Notes

1 Il disait voir les lettres en couleurs, mais plutôt qu’une stricte synesthésie graphème-couleur, il semblerait plutôt qu’il s’agisse d’une synesthésie morphème-couleur, car il parle de “colored hearing” ou “audition colorée” (en français dans le texte), et distingue les “lettres” en fonction de la manière dont elles sont prononcées entre le russe, l’anglais et le français. L’artiste Joan Holabird a publié en 2005 Vladimir Nabokov, Alphabet in Color (New York: Gingko Press, 2005) où sont reproduites les aquarelles qu’elle a créées à partir des descriptions nabokoviennes. Nabokov recense également d’autres types de synesthésie (couleur-son, goût-couleur, couleur-goût, texture-couleur, couleur-texture…).

2 Voir Johnson, Dann (chapitre 5), Boyd, Lvovich, Lambert.

3 Elle est parfois appelée « pseudosynesthésie » (Lambert).

4 Plutôt que de synesthésie à proprement parler, ce terme désigne, en général dans les études littéraires, les effets ou métaphores multisensoriels ou intersensoriels (cross-sensory metaphors).

5 Nabokov accordait ainsi beaucoup d’importance à la qualité de la traduction des sensations et des impressions. Il tempêta ainsi contre la traduction de Madame Bovary qu’il était contraint d’utiliser pour ses cours : « the present translation, based upon that made by Eleanor Marx, a daughter of Karl Marx, if full of boners and couched in a style that is in the nature of an insult to Flaubert by its lack of artistic quality. The lady has not enough English, not enough French, not enough imagination or knowledge, and is blind, deaf and dumb in more senses than one » (New York Public Library, Berg Collection. Nabokov, Vladimir Vladimirovich, m. b. Madame Bovary. Holograph and typescript of lecture notes, unsigned and undated. 56 p., je souligne).

6 Sur l’importance de la synesthésie dans le processus créatif de Nabokov, je renvoie aux diverses analyses sur le sujet menées par Don Barton Johnson.

7 Notons que le plaisir du toucher a également été l’objet d’un poème de Nabokov, intitulé “Voluptates Tactionum” (1951), dans lequel il imagine une télévision sans images, mais transmettant des sensations tactiles.

8 Reprenant Leo Spitzer, Murray Krieger définit l’ekphrasis comme « the name of a literary genre, or at least topos, that attempts to imitate in words an object of the plastic arts » (6). C’est un procédé fréquemment utilisé dans Lolita, mais aussi dans The Enchanter, et dans Look at the Harlequins!.

9 Nabokov insiste régulièrement sur le fait que « électron » et « ambre » sont le même mot.

10 Nabokov eut la peinture pour première vocation : “I think I was born a painter, really!” (Strong Opinions 17).

11 Hermann dans Despair, Humbert le myope, Kim dans Ada, Albinus dans Laughter in the Dark.

12 Le texte de Nabokov est également beaucoup plus chargé en d’autres tropes littéraires (allitérations et assonances, hypallages et autres procédés stylistiques) que d’autres textes canoniques.

13 Nabokov détestait improviser, notamment à l’oral, et il se dépeignait comme le « dictateur » de ses mondes fictifs. Pour lui tout devait être minutieusement rédigé, préparé, écrit, et comme de nombreux auteurs du XXe siècle, Nabokov s’est plu à rappeler subtilement à son lecteur que le texte qu’il a entre ses mains est écrit, que c’est une fiction, un sublime mensonge qu’il nous offre.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marie Bouchet, « “Sounds have colors, colors have smells” : synesthésie et métaphore dans les textes poérotiques nabokoviens »Interfaces, 36 | 2015, 113-126.

Référence électronique

Marie Bouchet, « “Sounds have colors, colors have smells” : synesthésie et métaphore dans les textes poérotiques nabokoviens »Interfaces [En ligne], 36 | 2015, mis en ligne le 01 janvier 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/interfaces/234 ; DOI : https://doi.org/10.4000/interfaces.234

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Auteur

Marie Bouchet

Université de Toulouse II – Jean Jaurès
Marie C. Bouchet est agrégée d’anglais, Docteure en Littérature américaine et Maître de Conférences à l’Université de Toulouse II-Jean Jaurès. Spécialiste de l’œuvre de Vladimir Nabokov (thèse soutenue en 2005 consacrée à la représentation du désir dans son œuvre), ses recherches portent notamment sur les questions intersémiotiques dans l’œuvre de Nabokov, mais également chez d’autres écrivains américains contemporains, et dans les domaines des arts plastiques et du cinéma des Etats-Unis. Elle anime en outre l’Atelier de Recherche à la Croisée des Arts, au sein de son équipe d’accueil, le C.A.S. (Cultures Anglo-Saxonnes, EA 801, UT2J). Il s’agit d’un atelier de recherche intersémiotique qui explore les arts du monde anglophone non seulement dans leur spécificité, selon une perspective diachronique s’étendant de la Renaissance à l’art contemporain, mais surtout dans leur dialogue entre eux et avec d’autres cultures. Ses publications récentes incluent : « L’ekphrasis dans “La Veneziana” de Vladimir Nabokov : Les sublimes tromperies de la représentation », in Champs du Signe, n° 33 : décembre 2013, 25-36 ; « Les mots étrangers de Vladimir Nabokov, une propriété privée », Revue Française de Littérature Comparée, 2: avril-juin 2012, 199-216 ; « Nabokov’s Text under the Microscope: Textual Practices of Detail in Both his Lepidopterological and Fictional Writings », in Insects in Literature and the Arts, London, Bern: Peter Lang, 2014 ; « Poetics of Hybridity: Lolita, an Imagined Opera, a Creation by Composer Joshua Fineberg, Scenographer Jim Clayburgh, Choreographer Johanne Saunier, and Video Artist Kurt d’Haeseleer », in Horizons intersémiotiques : interroger l’hybridité des arts. M. Adrien, M. Bouchet et N. Vincent-Arnaud (eds). Toulouse : PUM, Collection électronique « Intersémioticités, 2015 ; « ‘L'image-mouvement’ nabokovienne: paradoxes de l'écriture  cinématique à travers l'étude des œuvres de Vladimir Nabokov », in Cinématismes : La littérature au prisme du cinéma. J. Nacache & J.L. Bourget Eds. Berne : Peter Lang, 2012, 293-313 ; Lolita A Novel By Vladimir Nabokov, A Film By Stanley Kubrick, Paris: Atlande, 2009.

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