Du roman, expérimental

DOI : 10.58335/individuetnation.94

Résumés

Le Hinze-Kunze-Roman de Volker Braun, paru en 1986 en RDA, pose un certain nombre de questions fondamentales au lecteur, tant sur le contenu que sur l’écriture elle-même – au point qu’on peut se demander s’il s’agit encore d’un roman. Dans une œuvre résolument moderne, qui se plaît à montrer l’envers du décor, aussi bien les coulisses de la politique que la cuisine de l’auteur, Volker Braun déjoue les pièges de la censure pour s’assurer la plus grande liberté possible de conter et donner le corps le plus crédible et le plus vivant possible à des personnages constitués en partie de morceaux empruntés à des modèles littéraires antérieurs. Le lecteur, profitant de toutes les failles, les béances aménagées par l’auteur est fréquemment sinon constamment invité à prendre une part considérable à la construction du sens. Si roman il y a, il ne saurait être qu’expérimental.

Thoughts on an (experimental) novel

Hinze-Kunze-Roman by Volker Braun, which was published in 1986 in the GDR, asks the reader some fundamental questions on the content as well as on the writing itself—so much so that one may well wonder whether it is indeed a novel. In a resolutely modern work of fiction that takes delight in showing what really goes on behind the scenes, both in politics and in the author’s workshop, Volker Braun manages to avoid the traps of censorship thereby affording himself the greatest possible freedom to tell his story and make his characters—in part derived from fragments borrowed from previous literary models—as believable and vivid as possible. Taking advantage of all the gaps and gaping holes left by the author, the reader is frequently, if not constantly, called on to take a considerable part in making sense of it all. If indeed this is a novel, then it has to classed as an experimental one.

Plan

Texte

Introduction

À partir de quels critères dit-on d'un livre qu'il est un roman ? Il n’est pas vraiment aisé de répondre à cette question : il est plus simple de repérer dans un roman ce dont il est fait que de décréter la morphologie du genre romanesque. Quand on dit « ça se lit comme un roman », il doit sans doute s’agir d’un livre qui se lit sans peine, ne déroute pas son lecteur, ne demande aucune connaissance préalable particulière, ne sollicite aucun effort de compréhension ou de mémorisation, et donne toutes les informations au fur et à mesure qu'elles sont nécessaires. Alors, dans ce cas, Hinze-Kunze-Roman de Volker Braun n’est pas un roman. En revanche, si un roman permet de saisir plus intimement, plus finement et / ou plus intuitivement tel ou tel sujet, et c’est sûrement le cas – car sinon, on se contenterait d’écrire des essais –, si l'écriture romanesque ne consiste pas uniquement à cultiver des procédés pour racoler le lecteur, mais, quitte à le perturber et à l’entraîner dans de délicieux délires, à utiliser divers procédés comme continuité / discontinuité, émergence et intégration de nouveaux éléments, dislocation des codes, montage, intertextualité, alors notre roman, nommé ainsi par l’auteur lui-même, mérite bien cette noble désignation. Mais c’est un peu comme lorsqu’on cherche dans le dictionnaire la signification d’un terme inconnu : il faut connaître le sens de la définition donnée, sinon, on n’est pas plus avancé après la recherche qu’auparavant ! Appelant un critique comme Jean Ricardou à la rescousse, je voudrais tenter de montrer que les deux héros – anti-héros ? – Hinze et Kunze existent bien dans cette écriture d’une aventure – nous essaierons de définir laquelle – mais qu’il s’agit bien ici, en même temps, de l’aventure d’une écriture.

Reprenant à notre compte les idées que Milan Kundera (1995 : 16) emprunte, d’ailleurs en partie pour les besoins de son essai sur L’art du roman à Hermann Broch, nous poserons comme axiome que « découvrir ce que seul un roman peut découvrir, c’est la seule raison d’être d’un roman ». La connaissance serait donc la seule morale du roman. Affronter le monde comme lieu de toutes les ambiguïtés, de vérités qui se contredisent, c’est bien la tâche, complexe et délicate, du romancier. La difficulté, et là encore nous citons Kundera (1995 : 17), c’est que « l’homme souhaite un monde où le bien et le mal soient nettement discernables car en lui est le désir, inné et indomptable, de juger avant de comprendre ». La sagesse du roman est une sagesse de l’incertitude.

1. De la liberté de conter

Comme Jacques le fataliste de Diderot, le roman commence par une série de questions qui fondent littéralement – et sous-tendent tout au long des pages – la démarche de l’auteur :

Qu’est-ce qui les maintenait ensemble ? Comment supportaient-ils d’être ensemble ? Je ne le saisis pas, je le décris. Et toujours l’un avec l’autre, et l’autre était partant ? Il en était ainsi, que sais-je ; sacrebleu, le diable et son train. Quand on les interrogeait, l’un répondait pour l’autre et l’autre en même temps :

Dans l’intérêt de la société.

Ah ! Ah ! naturellement,

réponds-je : cette chose au nom de laquelle j’écris.1 (Braun 1988b : 7)

Ces trois questions fondamentales – qui reviennent continuellement dans l’œuvre (qu’est-ce qui fait que les deux personnages restent ainsi soudés ?, l’intérêt de la société et la question de l’auteur non omniscient) – placent directement l’œuvre d’une part sous le signe des rapports entre individu et groupe social, ici plus précisément individu et société socialiste ; d’autre part, mais ceci rejoint cela, sous le signe de l’aventure de l’écriture, à laquelle l’auteur / narrateur associe d’emblée le lecteur dans la forme du « nous ». « Commençons »,2 dit l’auteur / narrateur (Braun 1988b : 7). Il n’est sans doute pas nouveau dans le genre du roman qu’un écrivain s’interroge sur ses personnages, les lâche à la fin sans que rien ne soit résolu, s’adresse à son lecteur pour s’en faire le meilleur des complices. Même dans La montagne magique de Thomas Mann, le narrateur attire ainsi l’attention du lecteur dès la première page sur le personnage principal, Hans Castorp, pour l’abandonner – certes après l’avoir, des centaines de pages durant, exposé à divers contacts et différentes expériences – sur un champ de bataille de la première guerre mondiale. Et Braun ne fait pas autre chose quand, après avoir accompagné et porté ses deux héros à bout de bras dans les situations les plus délicates et les plus saugrenues, il les quitte, les livrant ainsi en quelque sorte à eux-mêmes (Braun 1988b :173) :

Ils continuèrent leur route mais moi je ne peux continuer ainsi dans ce texte. Je dois m’avouer que nous, Hinze, moi, les lecteurs compétents ne sommes pas venus à bout de notre mission, fût-elle secrète, de notre réflexion, nous n’avons pas dépassé la marge, nous sommes restés entre les lignes, les fesses serrées, tâtonnant à la hâte… (au cours de cet exercice en terrain suspect).3

Notons ici au passage que Braun s’associe pleinement, s’identifie même, incluant les lecteurs, à son personnage de Hinze.

On peut dire aussi que les romans avec pauses aménagées par le narrateur ou l’auteur afin de prendre un peu de bon temps avec le lecteur ou lui montrer la cuisine, l’envers du décor, ne manquent pas. Gide, avec Les Faux-Monnayeurs, nous adresse un roman sans sujet, en train de se faire sous nos yeux. Le roman contemporain nous a habitués à toutes sortes d’expérimentations dans ce domaine. On voit les ficelles, comme l’art moderne aime à le faire : montrer le support, le matériau, les outils, avec ou sans mode d’emploi. Et Braun ne s’en prive pas ! Nombreux sont les paragraphes qui commencent par ou contiennent des remarques de l’auteur-narrateur au lecteur, voire de l’auteur sur le narrateur4 :

Je retire cette version.

Les faits sont peut-être exacts (on va procéder à une enquête) mais il est hors de question d’approuver le point de vue adopté par le narrateur5 (Braun 1988b : 67)

Ou encore :

Le voyage qui va suivre, Kunze dut l’entreprendre tout seul. C’est pourquoi il n’y a pas lieu de lui consacrer un mot ou un chapitre6 (Braun 1988b : 79)

Si tous ces procédés ne sont pas vraiment nouveaux, qu’est-ce qui fait que le roman de Braun nous surprenne et nous perturbe à ce point ? Peut-être justement ces questions que Braun pose sur la nécessité ou non de comprendre tout ce que l’on décrit. Car c’est bien là ce qui fonde cette narration, ce pacte insensé, ce partage d’inquiétude, pourrait-on dire, entre l’auteur-narrateur, les personnages et le lecteur. Là est sans doute la véritable expérimentation, là réside sans doute le défi : littéraire certes, mais éminemment politique aussi. Là est selon toute vraisemblance la sagesse de l’incertitude.

2. Comprendre ou décrire

A plusieurs reprises, le narrateur prétend ne pas comprendre ce qu’il décrit et invite sans doute de cette manière le lecteur à se mettre en quête d’explications valables (Köhler 1996 : 124) pour ce qui est du ‘couple’ Hinze-Kunze et du comportement de Kunze (Braun 1988b : 152) :

En poussant un soupir, il s’enfonça au fond de lui-même, là où l’autre attendait. Il le prit dans ses bras, le pressa contre sa poitrine, bouleversé par une joie muette. Hinze ne se doutait de rien, il ne partageait pas sa joie, il filait tout droit. Rien d’autre ne se passa. Je ne le saisis pas… Comment supportaient-ils cela ? L’un avec l’autre, et nous toujours partants ! Moi je le décris !

Dans l’intérêt de la société

disent mes lecteurs,

Bof, bien sûr,

que je réponds : mais qui pose la question de savoir ce que c’est au juste ?7

Car on se rend bien compte en effet au fur et à mesure qu’on lit le roman qu’il ne s’agit pas seulement de l’aveu d’impuissance d’un auteur / narrateur qui reconnaîtrait qu’il n’est pas omniscient. En effet, celui-ci ne se gêne pas pour intervenir assez régulièrement dans la vie et la motivation de ses personnages, il lui arrive même de leur suggérer un certain type de comportement (Braun 1988b : 31) :

Je me vois dans la situation embarrassante de suggérer à Hinze, quelqu’un dont ce n’est pas la nature, de se fixer lui-même un engagement. Economiser l’essence ? Cela signifierait réduire les courses, augmenter les attentes, il commencerait à ruminer, se mettrait des idées en tête, et allez savoir si ce seraient les bonnes ?8

De quoi s’agit-il au juste ? Le narrateur déclare ainsi préférer écrire des choses qu’il ne comprend pas plutôt que de laisser Hinze provoquer un conflit (Braun 1988b : 32) :

C’est un passage difficile dans le texte simple en soi, sans doute parce que je ne peux avoir recours à l’intérêt de la société. Si Hinze n’y mettait pas un peu du sien, nous nous retrouverions dans un conflit, par conséquent dans le plus compréhensible des romans. Je préfère écrire ce que je ne saisis pas.9

Et Braun d’ajouter plus loin dans le même passage (Braun 1988b : 33) :

Nous savons qu’Hinze incline à être d’accord, avant même qu’une parole d’autorité soit prononcée. On pouvait le convaincre (nous nous connaissons aussi nous-même). Il était l’autre quand l’un appelait. Puisque c’est ainsi, il considérait cela comme un engagement vis-à-vis de lui-même. Il ne s’agissait pas de saisir, voir plus haut. C’est ainsi que l’un procédait avec l’autre, et ce dernier était partant.10

On voit bien la complexité de l’enjeu, Braun jouant toujours et sans cesse sur plusieurs tableaux, le conflit évité entre Hinze et Kunze dépend de la bonne volonté de Hinze, présenté comme un éternel soumis, à l’inverse finalement du narrateur qui feint de se limiter à son devoir de descripteur alors qu’il se livre à la plus extrême des subversions, dynamitant le cadre strict du réalisme socialiste.

3. Incompatibilité ontologique du roman avec l’univers totalitaire

La scène du bunker est également assez éclairante à cet égard : sur les deux pages qui l’introduisent, le mot « réalisme » est répété, martelé presque (Braun 1988b : 163) :

Ce qu’il faut dire en ce moment de nos compatriotes, dussent-ils s’appeler Hinze et Kunze, quand ils s’enfoncent à travers la haie et qu’ils ouvrent la trappe de fer, cela exige un réalisme qui touche le nerf sensible, un réalisme plus résolu, un réalisme conspirateur.11

Et dans la même scène, Braun précise que « le caractère conspirateur du réalisme se manifeste immédiatement à travers un détail »12 (Braun 1988b : 164) : l’irrépressible colique de Hinze à un instant critique !

On a affaire ici à une sorte de stratégie d’évitement par rapport à un certain lectorat doté de pouvoirs institutionnels, stratégie qui se veut à la fois euphémisme et provocation, en tout cas jeu avec la censure et le lecteur. Cette impression d’un jeu se trouve renforcée par le fait que le narrateur inverse parfois les termes : il lui arrive aussi de comprendre mais de ne pas décrire (le sommeil de Lisa après la naissance de sa fille par exemple), il lui arrive à la fin, après la lecture publique, de rencontrer une femme qui « semblait saisir tout ce que je ne saisissais pas… ce que je décris » (Braun 1988b : 175).13 L’auteur / narrateur n’est pas, comme on le lit parfois dans la littérature critique, en tout cas pas seulement, le montreur de marionnettes qui tire les ficelles de pantins falots, au mieux ‘psychologisés’ ; ses questions sur ce qu’on décrit sans comprendre, mises en relation directe avec l’affirmation inflationniste selon laquelle il écrit dans l’intérêt de la société, s’inscrivent donc dans une quête de sens, non seulement de ce qui est narré, mais du cadre offert à cette narration, le système socio-politique visé. Ce sentiment de méfiance, cette impression de satire, de dérision parfois suscité chez le lecteur par un questionnement inattendu ou des affirmations inopinées, contribuent à mettre en doute non pas tant la valeur de l’entreprise littéraire que l’espace totalitaire dans lequel elle se déroule. Je renvoie ici au chapitre qu’Isabella von Treskow (Treskow : 112-120), entre autres, consacre à la ligne du parti (Parteilichkeitsgebot) et aux écarts commis par l’auteur-narrateur au nom du souci de véracité (Wahrheitstreue). Il faudrait également étudier en détail – mais ceci est une autre question – le décor de la plupart des scènes du roman (lieux clos, appartements, salles de réunion, sauna, bunker…), tout cet enfermement, en opposition avec les vastes horizons de la pensée et de l’imagination. La liberté de l’auteur s’exprime ici dans cet appel au jeu, à la pensée, à l’éternité du temps peut-être. L’auteur n’est absent ni à lui-même ni de lui-même. Il manie la subversion comme une sorte de bombe à retardement.

4. Le roman comme reprise de toute expérience antérieure

Le roman ne cherche pas à dissimuler qu’il est un artefact bien particulier, un montage à partir d’éléments empruntés à des œuvres littéraires ou autres, un collage où apparaissent çà et là des slogans en majuscules comme on en voyait en mai 68 (Braun 1988b : 162). Le lecteur à peine attentif peut aisément repérer des citations tout droit sorties de Diderot (souvent signalées d’ailleurs par l’auteur lui-même), de Herwegh, de Bebel, de Lénine, de Marx, et, plus contemporains, Dieter Noll et Franz Fühmann entre autres.14 Braun s’amuse d’ailleurs avec les initiales, les caractères italiques, la précision de paragraphes etc. Le caractère artificiel de ces procédés ne fait pas pour autant de cette œuvre une sœur du cubisme ou de DADA.

Nous ne parlerons ici ni du récit ni de l’écriture (expérimentations sans ponctuation, dialogues insérés directement, sans marques de passage, dans le tissu narratif etc.), puisque cela est traité dans d’autres articles de cette publication. Mais nous aimerions nous attarder sur le corps des personnages, à l’instar de ce que propose Francis Berthelot (Berthelot 1997) dans son étude sur Le corps du héros.

En effet, même le corps des héros, celui de Kunze par exemple, est fait de la chair d’autres héros. On le voit bien dans la scène du sauna où Braun emprunte en toute transparence à son contemporain Fühmann et ses Drei nackte Männer (Braun 1988b :11-12). Même la relation entre les deux personnages principaux se nourrit (peut-être) d’une homosexualité latente empruntée à Don Juan, à la relation maître-valet et à …Kippenberg de Dieter Noll (présent sous la forme de l’initiale N. dans l’épisode du comité de lecture présidé par Mme Messerle –mot-à-mot : coutelet, nom emprunté aussi à Diderot, pour évoquer, par le coutelet qui rentre dans sa gaine, la possible censure et sans doute aussi pour le plaisir d’une allusion sexuelle).

Une autre expérience que conduit l’auteur – mais qui est sans doute à relier à la précédente (comment écrire en toute liberté sous un régime qui vous impose un ‘ réalisme’ ?) –, c’est probablement celle de donner de la chair et du sang à des personnages faits à l’origine, et de façon si ostensible, d’encre et de papier. Certes Braun n’y va pas avec le dos de la cuillère, il lui arrive – ou peut-on dire que c’est chez lui une constante ? – de forcer le trait. Il donne à Lisa ce parler berlinois immédiatement reconnaissable qui lui confère une forte identité. Il se plaît à décrire les formes plantureuses de certains personnages féminins. Hinze et Kunze sont bien campés, leur chair, opulente pour Kunze, plutôt réduite pour Hinze, occupe une place importante dans le roman, sans parler des pulsions en tout genre, et surtout des pulsions sexuelles évidemment. Corps sur lesquels le regard s’attarde, corps massés par une masseuse sans pitié, corps frottés, lavés, excités. Les personnages vivent devant nos yeux, par nos yeux, et ils parlent et délirent. Et je crois que c’est précisément cet excès, presque rabelaisien finalement, qui compense le manque de réalisme du départ et / mais finit par faire basculer les personnages dans un univers grotesque. Les exemples sont nombreux, je passe. Mais s’il fallait, entre toutes, retenir une image qui fasse de Kunze par exemple un vrai personnage de roman, qui fait de lui un être sensuel, au sens propre du terme, si j’ose dire !, je garderais celle, répétée, de Kunze trempant « d’un air songeur son index dans la lumière du soir et le léch[ant] plein d’espoir »15 (Braun 1988b : 8) On ne peut s’empêcher de penser ici, dans doute de façon un peu anachronique certes, au putto de Birnau, ce Honigschlecker qui suce, et avec quel bonheur !, tout le miel de la vie. Et que dire de Lisa auprès de laquelle, à la fin, l’auteur-narrateur intervient directement (Braun 1988b : 170) :

Je m’approchai d’elle par-derrière – c’est dans ma manière d’écrire, ma manière indiscrète, pleine d’espoir – mais ne la touchai point, me contentant de penser : je la reprends avec moi, je vais bien trouver quelque chose, je ne la lâche pas, pas de cette façon, nous restons ensemble –16

Braun procède ici à la manière d’un Watteau, d’un Caspar David Friedrich, il représente le corps de Lisa vu de dos, mais ce n’est ni une femme perdue en contemplation religieuse ni une mystérieuse maîtresse qui lui répond (Braun 1988b : 170) : « Arrête tes salades, dit-elle. Lâche-moi. Je n’attends rien. Cette vie-là, j’en ai assez. (Les larmes coulèrent) ».17 L’auteur laisse vivre cette femme au caractère si trempé. Il le dit une première fois (Braun 1988b : 143) : « Elle était comme ça, on le savait dans la Lottum, elle vivait […] ».18 Il y revient, ne pouvant s’empêcher toutefois de lui caresser la tête, affirmant et vérifiant en même temps qu’elle est bien en vie (Braun 1988b :171) :

Mais je suis quand même heureux quand j’entends les gens de la Lottumstrasse dire – peu importe ce qu’ils entendent par là, c’est la seule chose que nous apprendrons encore : elle vit, celle-là ».19

Conclusion

On voit donc bien que ce qui importe aux yeux de l’auteur, c’est qu’il reste quelque chose de cette tranche de vie, que les personnages continuent à vivre. Si l’on peut ici se permettre de faire une comparaison avec le cinéma de Fellini, on peut dire que Le roman de Hinze et Kunze, c’est un peu le Huit et demi de Braun, c’est une interrogation sur la création, sur la liberté du créateur, dans une société déterminée (Europe de l’ouest, capitaliste libérale années 60 pour Fellini ; Europe de l’est, socialiste années 80 pour Braun). Comme le film, le livre est bien l’écriture d’une aventure, Braun poussant ses personnages et les situations à l’extrême, et il est aussi l’aventure d’une écriture, nous avons tenté de le montrer, l’auteur-narrateur faisant constamment ou presque le bilan de son écriture. Il joue constamment avec ses personnages, mêlant de façon très intime Hinze et Kunze jusqu’à en faire un ultime Hinzekunze, et s’identifier à l’un ou à l’autre, au personnage double ou unifié. Pour finir par avouer aux « camarades », véritable aveu d’impuissance ou ultime pied de nez ?, que, se sentant malade et honteux, il ne se comprend plus lui-même (Braun 1988b :175).20 L’incertitude reste-t-elle pure incertitude ou le ‘trou’ ainsi créé par les nombreuses Leerstellen ou les nombreux Löcher du roman engendre-t-il un monde nouveau ?21

Hinze-Kunze-Roman est sans doute un roman, plus certainement un roman expérimental, mais ne peut-on pas finalement parler du ‘roman d’un poète’ ? Une aventure individuelle malgré les apparences, réfractaire, singulière et qui résiste à tout.

Braun, Volker (1988a). Hinze-Kunze-Roman. Frankfurt am Main : Suhrkamp Taschenbuch.

Braun, Volker (1988b). Le roman de Hinze et Kunze. Traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein. Paris : Messidor.

Bibliographie

Berthelot, Francis (1997). Le Corps du héros. Pour une sémiologie de l’incarnation romanesque. Paris : Nathan.

Köhler, Kai (1996). Volker Brauns Hinze-Kunze-Texte – von der Produktivität der Widersprüche. Würzburg : Königshausen & Neumann.

Kundera, Milan (1986 / 1995). L’art du roman. Paris : Gallimard.

Treskow, Isabella von (1996). Französische Aufklärung und sozialistische Wirklichkeit, Denis Diderots 'Jacques le fataliste' als Modell für Volker Brauns 'Hinze-Kunze'-Roman. Würzburg : Königshausen & Neumann.

Notes

1 Was hielt sie zusammen? Wie hielten sie es miteinander aus? Ich begreife es nicht, ich beschreibe es. Und immer der eine mit dem andern, und der andre machte mit? So verhielt es sich, was weiß ich; verflixt und zusammengenäht. Wenn man sie fragte, antwortete der eine für den andern und der andere mit: / Im gesellschaftlichen Interesse. / Aha, natürlich, / erwidere ich: das Ding, um dessentwillen ich schreibe. (Braun 1988a : 7) Retour au texte

2 Beginnen wir : … (Braun 1988a : 7) Retour au texte

3 Sie fuhren weiter, aber ich kann nicht so fortfahren in diesem Text. Ich muss mir eingestehen, dass wir, Hinze, ich, die zuständigen Leser, in unserem, oder im geheimen, Auftrag nicht zu Rande gekommen sind mit unserem Nachdenken, oder über den Rand hinaus, oder zwischen den Zeilen, mit zusammengekniffenen Arschbacken, herumhasten... (bei dieser Übung, in verdächtigem Gelände). (Braun 1988a : 195-196) Retour au texte

4 Cf. dans ce volume les contributions d’Hélène Yèche, Thierry Gallèpe et Laurent Gautier. Retour au texte

5 Ich ziehe die Fassung zurück. Die Begebenheit selbst mag stimmen (man wird Untersuchungen einleiten), aber die Sicht des Erzählers ist nicht gutzuheißen. (Braun 1988a : 74) Retour au texte

6 Folgende Reise mußte Kunze allein unternehmen. Grund genug, kein Wort und kein Kapitel darüber zu verlieren. (Braun 1988a : 88) Retour au texte

7 Er ließ sich keuchend sinken auf seinen Grund, wo ihn der andere erwartete. Er umarmte ihn, drückte die Arme um seine Brust, von einer stummen Freude erschüttert. Hinze ahnte nichts, er teilte seine Freude nicht, er fuhr stur Kunzes Nase nach. Weiter geschah nichts. Ich begreife es nicht... Wie hielten sie das aus? Der eine mit dem anderen, und wir machen es mit! Ich beschreibe es! / Im gesellschaftlichen Interesse, / sagen meine Leser. / Pah, natürlich, / erwidere ich: aber wer fragt, was es eigentlich ist? (Braun 1988a: 171) Retour au texte

8 Ich sehe mich in der Verlegenheit, Hinze, einem nicht veranlagten Mann, eine Selbstverpflichtung nahezulegen. Soll er Benzin sparen? das hieße weniger Fahrten, öftere Wartezeiten, er würde ins Drömeln kommen, sich Gedanken machen, und wer weiß, ob sie die richtigen wären? (Braun 1988a : 33) Retour au texte

9 Das ist eine schwierige Stelle in dem an sich einfachen Text, wohl weil ich nicht mit dem gesellschaftlichen Interesse operieren kann. Ohne ein leichtes Entgegenkommen Hinzes würden wir jetzt in einen Konflikt geraten, also den verständlichsten Roman. Ich schreibe aber lieber, was ich nicht begreife. (Braun 1988a : 34-35) Retour au texte

10 Wir kennen Hinzes Neigung, ein einverstandner Mensch, bevor ein Machtwort fällt. Er war zu überzeugen (wir kennen uns auch selbst). Er war der andere, wenn der eine rief. Wenn schon, denn schon, er nahms als Selbstverpflichtung. Ums Begreifen ging es nicht, siehe oben. So verfuhr der eine mit dem anderen, und der machte es mit. (Braun 1988a : 35) Retour au texte

11 Was jetzt zu sagen ist von unseren Menschen, mögen sie auch Hinze und Kunze heißen, wenn sie durch die Hecke steigen und die eiserne Falltür öffnen, verlangt einen Realismus, der an die Nerven geht, einen entschiedeneren, einen konspirativen Realismus. (Braun 1988a : 184) Retour au texte

12 Das Konspirative des Realismus wird sogleich an einem Detail deutlich […] (Braun 1988a: 185) Retour au texte

13 Sie schien alles zu begreifen, was ich nicht begreife… was ich beschreibe. (Braun 1988a : 198) Retour au texte

14 Cf. le cinquième niveau de la grille de lecture proposée par Marie-Geneviève Gerrer et la contribution d’Hélène Yèche dans ce même volume. Retour au texte

15 Stippte versonnen den Zeigefinger in das milchige Abendlicht und leckte ihn erwartungsvoll ab [...]. (Braun 1988a : 8) Retour au texte

16 Ich trat hinter sie – es liegt in meiner Art des Schreibens, meiner zudringlichen, meiner hoffnungsvollen Art –, berührte sie aber nicht, dachte nur: ich nehme sie wieder zu mir, ich überlege mir was, ich gebe sie nicht her, nicht so, wir bleiben beieinander – (Braun 1988a : 193) Retour au texte

17 Ach Quatsch, du, sagte sie. Laß mir sinn. Ick erwarte nischt. Ick ha so jenuch vons Leben. (Die Tränen rannen). (Braun 1988a : 193) Retour au texte

18 So war sie, man wußte es in der Lottum, sie lebte […]. (Braun 1988a : 161) Retour au texte

19 Und bin doch froh, wenn ich die Leute in der Lottum sagen höre – wie immer sie es meinen, es ist das einzige, was wir noch erfahren: die lebt. (Braun 1988a : 193) Retour au texte

20 Ich wußte es, ich bin krank, ich kann jetzt nicht weiter. Ich schäme mich, Kameraden. Es ist bei mir weit hinein böse. Ich begreife mich nicht… (Braun 1988a : 198) Retour au texte

21 Cf. la contribution d’Yves Gilli dans ce volume. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Richard Parisot, « Du roman, expérimental », Individu & nation [En ligne], vol. 1 | 2008, publié le 14 février 2008 et consulté le 29 mars 2024. DOI : 10.58335/individuetnation.94. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/individuetnation/index.php?id=94

Auteur

Richard Parisot

Histoire et littérature des pays de langues européennes (EA 3224), Université de Franche-Comté, UFR SLHS, 30 rue Mégevand, F-25000 Besançon – rparisot@club-internet.fr

Articles du même auteur