Filiations symboliques. Parents et modèles rêvés, choisis, subis et refusés dans la littérature italienne des XIXe et XXe siècles

Texte

Dans Le Temps retrouvé, la révélation de ce qui est susceptible de donner un fondement à la vocation littéraire de Marcel – le Temps qui, appelé par une coïncidence, revient de l’intérieur et nous ramène soudainement à ce que nous avons été, à ce que le monde a été en nous – s’accompagne de la reconnaissance d’un héritage. Quittant la bibliothèque (lieu emblématique de la symbolisation de la littérature comme legs du passé) pour les salons où les Guermantes reçoivent leurs invités, le narrateur soupèse l’importance et la singularité de sa découverte en retrouvant les traces d’ « une sensation du genre de celle de la madeleine » « chez certains écrivains ». Ce sont « une des deux ou trois plus belles phrases » des Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand, et un passage de Sylvie de Nerval, « un des chefs-d’œuvre de la littérature française », qui lui viennent d’abord en mémoire. Il a ensuite l’intuition d’une présence plus riche de ce motif dans l’œuvre de Baudelaire, dont il s’efforce de se souvenir pour achever le dessin de sa généalogie d’auteur :

J’allais chercher à me rappeler les pièces de Baudelaire à la base desquelles se trouve ainsi une sensation transposée, pour achever de me replacer dans une filiation aussi noble, et me donner par là l’assurance que l’œuvre que je n’avais plus aucune hésitation à entreprendre méritait l’effort que j’allais lui consacrer, quand, étant arrivé au bas de l’escalier qui descendait de la bibliothèque, je me trouvai tout à coup dans le grand salon et au milieu d’une fête qui allait me sembler bien différente de celles auxquelles j’avais assisté autrefois, et allait revêtir pour moi un aspect particulier et prendre un sens nouveau.1 (Proust 1989 : 498-499)

Pour celui qui vient de découvrir que « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature » (474) la reconstitution de sa généalogie d’auteur équivaut symboliquement à une reconstitution de sa généalogie tout court. Trouver sa place dans la littérature n’est rien de moins que trouver sa place dans l’existence : puisque pour être il faut écrire, pour être écrivain il faut un père écrivain. Mieux que cela : le vide du nom tu (Proust) doit être comblé par la plénitude des noms toujours dits (Chateaubriand, Nerval, Baudelaire) pour que le miracle de l’identité advienne. Pour ce je qui s’est longtemps cherché dans le vide du langage d’autrui, se trouver un nom d’auteur – « une filiation aussi noble » – veut dire accéder enfin à son être.

La péripétie qui suit immédiatement ce choix fantasmatique est la preuve narrative de sa difficulté : à peine la filiation « noble » a-t-elle été trouvée dans les lieux de l’imaginaire, qu’un défilé de vieux fantômes vient faire trembler la vocation de Marcel. Cela se passe comme si le Temps de la vie réelle venait réclamer ses droits, en agitant le spectre de la mort devant celui qui voudrait se débarrasser de son vrai géniteur, hisser son esprit au-dessus de son corps. Du reste, si la filiation symbolique du côté du père rencontre des obstacles, c’est aussi qu’en tant qu’auteur Marcel se figure comme instance maternelle. La métaphore de l’écrivain mère de son œuvre, explorée par Serge Doubrovsky2, s’avère très féconde notamment dans Le Temps retrouvé : tout au bout de ses errements, ayant repoussé la dernière menace du Temps, ayant décidé de faire des limites que celui-ci lui impose le cadre dans lequel son imaginaire passera à l’acte d’écriture, Marcel trouve à se rassurer en contemplant l’artisanat familial et nourricier de Françoise, qui rapiéçait les vêtements usés comme le narrateur colle ses « paperoles », et préparait son « bœuf mode » comme le narrateur cherche à faire un seul livre en liant ensemble les mille saveurs de ses impressions.

Texte capital du XXe siècle autant que gigantesque aboutissement de la révolution romantique, la Recherche pose ses questions audacieuses au sujet de la filiation symbolique au même moment où l’Europe connaît la première diffusion du nouveau langage de la psychanalyse, qui articule avec une puissance inédite les champs de la biologie et des sciences humaines. Dans la journée d’étude consacrée à la filiation symbolique dans la littérature italienne, dont ce volume présente les actes3, c’est en toute logique que les siècles XIXe et XXe d’un côté et l’herméneutique d’inspiration psychanalytique d’un autre côté ont tenu le devant de la scène.

A travers l’étude des généalogies revendiquées ou refusées par des auteurs majeurs tels Foscolo, Leopardi, Pirandello, Morante ou Pasolini, ou occupant des positions un peu moins exposées de la scène littéraire (comme c’est sans doute le cas pour Sibilla Aleramo, Giorgio Manganelli ou Paolo Maurensig) on voit se dessiner une carte des influences dans la littérature italienne des deux derniers siècles. Les modes de la construction identitaire ne sont pas une question anodine dans une littérature, comme celle en langue italienne, à l’histoire aussi longue et à la géographie aussi morcelée. On observe, par exemple, que la recherche d’un modèle se dirige fréquemment vers des objets lointains et vise un ailleurs dans le temps (l’antiquité homérique pour Leopardi, le Moyen Age dantesque pour Manganelli) ou dans l’espace (Goethe pour Foscolo, Kafka pour Morante, Poe et Shakespeare pour Pirandello). Si la distance semble être parfois la condition de la filiation, cela prouve la richesse intrinsèque de la notion de tradition littéraire, mais pose également la question des accidents et des conflits liés à sa transmission. C’est dans ce sens que l’optique psychanalytique peut se saisir avec pertinence d’un objet d’étude relevant à première vue de l’histoire de la littérature.

Dans l’article d’ouverture, dû à Fabrice Wilhelm, la psychanalyse est en effet appelée à fournir un cadre théorique pour l’exploration de la thématique de la filiation des écrivains avec une radicalité qui frôle la provocation. S’appuyant notamment sur les travaux de Mélanie Klein et de Janine Chasseguet-Smirgel, l’auteur voit l’envie des écrivains modernes à l’égard de leurs prédécesseurs comme responsable d’une crise qui n’est pas moins psychique qu’esthétique. Dans cette optique, l’envie ayant pour objet la faculté créatrice des « pères », elle témoigne d’une souffrance du sujet psychique qui amènerait une forme de souffrance de l’art, ou en tous les cas un pervertissement du processus artistique « sain » qui passe par l’intégration de la puissance créatrice paternelle par le « fils » symbolique.

Si cette thèse audacieuse tranche avec les positions les plus courantes de la critique universitaire d’aujourd’hui, dans les articles suivants (tous consacrés à des auteurs italiens allant de Foscolo à Maurensig) la force explicative reconnue à la psychanalyse varie dans un spectre sans doute révélateur de quelques tendances générales.

La plupart des contributions s’inscrivent en effet dans un horizon qu’on pourrait qualifier de « post-psychanalytique » : on y utilise, avec plus ou moins de liberté, le langage d’une psychanalyse elle-même de plus en plus largement, si j’ose dire, post-psychanalytique, les gardiens de l’ordre freudien étant désormais marginaux dans un panorama qui n’a cessé de s’élargir et de se fondre avec des traditions de pensée disparates. L’ « outil » psychanalytique s’intègre, dans la boîte de chaque lecteur, à des instruments d’autres origines, allant de la philologie à la rhétorique, de la stylistique à l’historicisme, de la sociologie aux gender studies.

Dans son analyse de la relation entre les différentes rédactions des Ultime lettere di Jacopo Ortis de Ugo Foscolo et le Werther de Goethe, Enzo Neppi suggère qu’un noyau identitaire foscolien demeure intact en dépit de l’influence manifeste du modèle allemand, et que d’ailleurs cette même influence semble conçue initialement par Foscolo comme une « affinité élective » qui le réjouit plus qu’elle ne le trouble. Manière, pour le critique d’aujourd’hui, de prendre doucement ses distances avec la « langue » psychanalytique, sans toutefois se défaire vraiment des paradigmes conceptuels qu’elle a fondés.

Dans le cas de Giacomo et Monaldo Leopardi, auquel est consacré mon article, l’imbrication de la filiation biologique et de la filiation symbolique atteint des sommets de complexité, produisant tout un imaginaire ambigu de la littérature, à la fois langage de l’émancipation et de l’assujettissement du fils, lieu de l’Original et de l’Originaire également fantasmés.

En écoutant les échos, volontaires ou fortuits, que trouvent dans l’œuvre de Pirandello une nouvelle de Poe, une nouvelle de Verga ou le théâtre de Shakespeare, Raffaele Morabito adresse au lecteur, sans essayer d’y répondre, une question qui porte sur les frontières mêmes de la métaphore de la filiation : à quelles conditions peut-on l’employer avec pertinence pour décrire des phénomènes de l’ordre de l’influence linguistique ou thématique ?

Selon Davide Luglio, à partir de la sixième section du recueil Poesia in forma di rosa un lien s’établit dans l’œuvre de Pasolini entre la représentation des relations entre pères et fils et la conception qu’a l’auteur de sa propre généalogie artistique. Ce qui apparaît dans les deux cas n’est rien de moins que la contestation de l’ordre paternel et le désir de mettre les fils (figures de la force et de la pureté originaires d’une barbarie fantasmatique) à la place des pères – un désir que Wilhelm qualifierait de pervers, mais qui est laissé sans adjectif dans la perspective de cette étude.

Dans la lecture de Joseph Denize il est question du détournement parodique des structures de la Comédie de Dante dans le roman « postmoderne » de Giorgio Manganelli Dall’inferno, qui substitue la poétique anagogique dantesque, visant l’élévation de l’intellect dans les sphères du sovrasenso, par une poétique « catagogique » qui fait plonger la langue dans les profondeurs de l’inconscient. Au-delà de la manipulation d’un texte, se profile une influence plus vaste de l’ « archétype » de l’imagination visionnaire de Dante, à travers la médiation de la psychologie jungienne.

Claude Imberty étudie la filiation comme thème romanesque dans quelques œuvres de Paolo Maurensig (La variante di Lüneburg, Canone inverso, Il guardiano dei sogni). S’il n’est pas question dans cet article des « pères » littéraires de l’auteur, la relation entre filiation biologique et filiation symbolique est abordée dans une perspective nouvelle : l’inscription des héros de Maurensig dans une généalogie est le fruit – souvent inaccessible – de leur capacité à prendre la parole dans le récit des générations. L’identité biologique s’avère elle-même pétrie de langage.

A travers l’étude de deux cas de femme écrivain (Sibilla Aleramo et Elsa Morante), Nadia Setti se penche sur les conflits liés à l’acquisition du statut d’auteur pour une femme, tant sur le plan biographique (relation aux figures parentales, déconstruction de l’identité féminine) que sur le plan de l’écriture (mise en fiction de la filiation et identification à un alter ego auctorial). La métaphore de la filiation se trouve ainsi à nouveau questionnée par ce biais : dans les processus d’identification fantasmatique, de quels critères disposons-nous pour parler de filiation « paternelle » plutôt que « maternelle », ou de filiation plutôt que de position « fraternelle » ? Quel est donc finalement le pouvoir explicatif de ces métaphores, une fois quitté le terrain (supposé sûr) de la stricte orthodoxie analytique ?

Malgré ses apories bien connues, la psychanalyse semble fournir des repères toujours précieux à qui essaie aujourd’hui de réfléchir aux processus de symbolisation du lien parental, sur le plan biographique, bien sûr, mais aussi dans l’espace de l’écriture littéraire. Même quand elle est tenue à distance, elle semble bien présente à l’horizon du langage critique. Une présence qui ne va pas de soi dans le domaine littéraire, et qui constitue un fil rouge d’autant plus remarquable. On peut trouver également remarquable, dans un sens opposé, la relative parcimonie avec laquelle est employé dans ce volume le vocabulaire du structuralisme et de la sémiologie, à commencer par le maître mot d’intertextualité. Le thème de la filiation, proposé aux intervenants, ne les encourageait sans doute pas à se situer dans une perspective qui nie toute forme de transmission verticale, au nom de la circulation horizontale illimitée et anonyme du « langage ». Toujours est-il que les choix méthodologiques de chacun peuvent avoir valeur de symptôme : selon les points vue, on pourra y déceler les signes d’un retour à l’ordre, ou bien d’une forme de temps retrouvé.

Notes

1 Marcel Proust, A la recherche du temps perdu. Ed. Jean-Yves Tadié, vol. IV, Paris : Gallimard, 1989, p. 498-499. Retour au texte

2 Serge Doubrovsky, La place de la madeleine. Ecriture et fantasme chez Proust, Grenoble : Ellug, 2000, p. 46 sqq. Retour au texte

3 Dans le cadre des activités de l’EA 4182 TIL, j’ai organisé cette journée d’étude à l’Université de Bourgogne le 25 avril 2008. Je tiens à remercier Nicolas Bonnet de son amicale collaboration. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Giuseppe Sangirardi, « Filiations symboliques. Parents et modèles rêvés, choisis, subis et refusés dans la littérature italienne des XIXe et XXe siècles », Filiations [En ligne], 1 | 2010, . URL : http://preo.u-bourgogne.fr/filiations/index.php?id=74

Auteur

Giuseppe Sangirardi

Professeur d’italien, Centre Interlangues TIL (EA 4182), Université de Bourgogne, UFR Langues & Communication, 2 bd Gabriel, F-21000 Dijon

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