De l’envie des figures parentales à l’esthétisation de la destruction : Richard III et Hedda Gabler

DOI : 10.58335/filiations.119

Abstracts

Fabrice Wilhelm poursuit ici une réflexion sur l’envie comme entrave à la création artistique en étudiant une de ses conséquences extrêmes. Sous l’effet de l’affect envieux, la destruction fait l’objet d’une idéalisation esthétique et devient un substitut de la création. Il montre comment le commentaire freudien de Richard III semble résister devant la question de l’envie masculine, qui apparaît pourtant comme le contenu même de la blessure narcissique du personnage et le moteur de ses actes. Le personnage de Hedda Gabler, auquel est consacré la seconde partie de l’article, n’y apparaît nullement comme une figure de l’émancipation, mais tout au contraire de l’aliénation par l’envie dont la causalité est envisagée du double point de vue psychanalytique et sociologique.

Fabrice Wilhelm carries on with a thought about envy as hindrance to artistic creation studying here one of its extreme consequences. Under the effect of envy, destruction becomes the object of an aesthetic idealization and a substitution for creation. He shows how the Freudian commentary of Richard III seems to resist against the question of masculine envy, which appears yet as the content of the narcissistic wound of the character and the driving force behind his acts. The character of Eda Gabler which is the matter of the second part of the article not appears at all as a figure of emancipation but quite the opposite the figure of alienation by envy which causality is considered in a double psychoanalytical and sociological point of view.

Outline

Text

1. Introduction

J’entends ici poursuivre une réflexion sur l’entrave à la création que constitue l’envie, comprise dans le sens que lui ont donné la philosophie et la théologie morale de souffrance causée par le bonheur d’autrui, mais aussi dans la réactualisation qu’a opérée la psychanalyse. Pour le rappeler en un mot, il n’y a de création possible que dans la mesure où l’artiste est parvenu à introjecter les qualités maternelles – qui permettent de nourrir et d’enfanter l’œuvre – et paternelles par lesquelles elle est inscrite dans une tradition, et cela, qu’elle la proroge ou la dépasse ; or dans les deux cas, l’envie s’oppose aux processus d’introjection car elle ressent les apports parentaux comme autant de blessures narcissiques.

Au colloque de Caen, consacré à la Critique littéraire (Wilhelm 2007) j’avais examiné le lieu commun du critique envieux en m’intéressant moins à la jalousie trop patente des Zoïle, des critiques professionnels et des journalistes, qu’à l’apparente impartialité des Aristarque, des critiques scientifiques. À partir de textes d’Oscar Wilde, de Thibaudet, de Barthes, et l’évocation de deux colloques consacrés à la critique littéraire, je tentais de mettre en évidence les fondements psychologiques d’une imposture qui consiste, sous prétexte d’un engagement dans l’écriture, voire simplement dans le style, à affirmer l’égale valeur de la critique et de la création. En un mot, le texte critique apparaît alors comme contrefaçon de l’art.

Lors d'une journée d’étude (Wilhelm 2008), j’avais évoqué la relation de l’artiste à ses figures parentales. Problème psychologique, esthétique, mais aussi sociopolitique, qui rejoint la question du statut de la création artistique dans la démocratie moderne telle que Tocqueville l’avait comprise en sociologue, Balzac représentée en romancier, Baudelaire condamnée en poète. Tous trois diagnostiquent une tendance à la contrefaçon, qu’ils attribuent, à tort ou à raison, au rejet de la tradition. Chez le Tchartkov du Portrait de Gogol, le refus d’assimiler l’héritage paternel conduit sa production artistique à la facticité et à la répétition stérile de la tradition déniée. Chez le Claude Lantier de L’Œuvre de Zola, figure du grand artiste dont la production n’a rien de factice, l’inhibition à achever ses œuvres provient essentiellement d’une incapacité à assimiler la filiation maternelle, la rivalité haineuse avec la mère conduisant cette fois-ci à la destruction de l’œuvre elle-même, et à la sienne propre.

Je voudrais aujourd’hui présenter quelques hypothèses sur deux autres figures littéraires non de créateurs mais de destructeurs – Richard III et Hedda Gabler –, chez qui toutefois la destruction s’accompagne d’une affirmation esthétique. Des exemples sans doute plus patents de ce phénomène ont été analysés par Janine Chasseguet-Smirgel dans Éthique et Esthétique de la perversion, qu’il s’agisse du Caligula de Suétone ou des libertins de Sade. Mais les textes de Shakespeare et d’Ibsen ont l’intérêt de mettre en évidence la responsabilité déterminante de l’affect envieux qui, à partir d’une certaine intensité, semble interdire une autre issue aux souffrances narcissiques que cette destruction vengeresse, justifiée par un voile esthétique qui ne trahit que mieux sa nature profonde.

2. Richard III

Freud fait du jeu d’enfant le modèle de la création artistique. L’enfant qui joue crée comme le poète un monde imaginaire dont il est le maître. Il distingue celui-ci du monde réel, mais prend néanmoins son jeu tout à fait au sérieux, de sorte que ce n’est pas le sérieux qui s’oppose au jeu mais bien la réalité. Puis l’adulte cesse de jouer et vit par l’intermédiaire de ses rêves éveillés le plaisir qu’il prenait autrefois au jeu et, s’il est créateur, y trouve la matière de ses œuvres. Mais ces fantaisies elles-mêmes apparaissent toujours comme les moyens d’apporter un correctif imaginaire à une angoisse ou une blessure actuelle dont l’œuvre porte la trace.

La problématique du jeu apparaît dans la fameuse lecture de Richard III, mais pour être aussitôt réfutée. Freud paraphrase ainsi le monologue qui ouvre la pièce : « Je m’ennuie en ces temps d’oisiveté et je veux m’amuser. Mais ne pouvant, à cause de ma difformité, connaître les distractions d’un amant, je vais jouer au scélérat, intriguer, assassiner, et faire tout ce qui me plaira d’autre » (Freud, 1985). Argumentation « frivole », dit-il, qui rendrait la pièce psychologiquement impossible si la sympathie du spectateur n’était éveillée par « quelque chose de plus sérieux », soit par l’universalité des blessures narcissiques et par le désir enfoui chez tout un chacun d’être une exception.

Et pourtant, la lecture freudienne ne contredit nullement l’explication de Richard. Dès la pièce précédente, Henri VI, il avait, par deux fois, défini sa situation : il ne tient rien, ni de son père ni de sa mère (Shakespeare, Henri VI, III, III, 2), ni de ses frères, il n’a aucune ressemblance avec eux. À cause de sa laideur, fruit d’un complot entre l’Amour et la Nature, Gloucester est condamné en temps de paix à l’oisiveté, alors même qu’il assiste aux ébats de ses frères et de tous les autres guerriers qui trouvent en la femme leur repos.

La théorie freudienne du jeu aurait donc pu être mise à contribution sans qu’il soit nécessaire de l’opposer à l’interprétation par la souffrance narcissique. Pour échapper à sa tristesse, à sa solitude et à son oisiveté, Richard décide de jouer, de passer à l’acte le plus sérieux des jeux, de continuer la guerre en temps de paix, de se situer au-dessus des lois des hommes et de celles de la Nature, en commettant meurtre sur meurtre. Ce sinistre jeu d’adulte, avec ses complots et ses manipulations, est ainsi l’équivalent d’une fantaisie agie, qui réalise dans l’Histoire ce que le jeu d’enfant et la fantaisie cantonnent dans l’histoire imaginaire. Mais de quelle fantaisie s’agit-il ? En l’occurrence de celle qu’évoque le troisième exemple du « roman familial des névrosés », qui consiste à imaginer non pas que l’on est enfant trouvé ou bâtard, soit l’enfant d’autres parents, mais qu’on est soi-même le seul légitime ; et qui réalise donc dans le fantasme l’élimination des frères.

Dites-leur que, quand ma mère devint grosse de cet insatiable Édouard, le noble York, mon auguste père, faisait alors la guerre à la France, et qu’il reconnut par une juste computation du temps, que cette progéniture n’était pas de son fait : la chose apparut vite dans les traits de l’enfant, qui ne ressemblait nullement au noble duc, mon père. (Shakespeare, Richard III, III,5)

Ce roman familial du troisième type met en scène, plus explicitement que les deux autres, le complexe fraternel : celui qui a le sentiment d’avoir moins, ou même de n’avoir rien reçu, élimine ses frères pour s’approprier ce qui leur a été donné. Pourquoi Freud trouvait-il donc « frivole », sans vraisemblance, les explications de Richard ? Par un phénomène de déplacement, me semble-t-il, tout d’abord. Il y a en effet une invraisemblance dans le texte de Shakespeare, et même une invraisemblance si patente, qu’elle semble faite pour illustrer ce que dit Freud quelques lignes plus loin, quand il affirme que le véritable artiste s’attache à rendre mystérieuse la motivation psychique de ses personnages, alors que l’artiste médiocre l’explique de long en large. Cette invraisemblance tient dans le contenu de la médisance, du bruit, par lequel Richard parvient à convaincre Édouard IV de faire enfermer le Duc de Clarence, son frère, à la Tour de Londres : une prophétie est censée affirmer que « G » tuera les héritiers d’Édouard. Et il enferme donc Clarence parce que son prénom est Georges. 

Mais pourquoi Édouard prête-t-il foi à pareille sornette ? Ceci est d’autant plus étonnant que si le prénom du duc de Clarence est George, Richard a été fait duc de Gloucester par Édouard lui-même. Pourquoi privilégier un « G », plutôt que l’autre ? Pourquoi Édouard ordonne-t-il d’assassiner son frère pour un motif si frivole ? Pour la même raison, je crois, qu’Othello écoute Iago. Parce que le manipulateur utilise l’affect qu’il possède en commun avec celui qu’il manipule. Or le roi Édouard, épuisé par les débauches, est en train de mourir, et si le texte ne le dit pas explicitement, il est vraisemblable qu’il éprouve une certaine inimitié pour Clarence, qui est l’image vivante de leur père commun et qui s’est opposé à lui après son mariage avec Lady Gray, tandis qu’il n’a rien à reprocher ni à envier à Richard, qui fut toujours son fidèle soutien politique et qui est d’une laideur repoussante.

Or l’affect dominant de Richard III est bien entendu l’envie : « Homère, dit Victor Hugo, rencontre l’envieux et le frappe du sceptre. Shakespeare donne le sceptre à l’envieux, et de Thersite il fait Richard III ; l’envie est d’autant plus mise à nue qu’elle est vêtue de pourpre ; sa raison d’être est alors visiblement toute en elle-même ; le trône envieux quoi de plus saisissant » (Hugo, William Shakespeare, II, I, 2). En réalité, Shakespeare n’a fait que réactualiser la conception antique du tyran envieux. Mais en grand écrivain qui réalise le programme freudien, il a effacé le lieu commun, pour mieux permettre d’approfondir l’illusion et faire ressentir la puissance de l’affect. Il a toutefois laissé des traces : Richard le bossu supporte, dit le texte anglais, une « montagne envieuse ». Il est né avec des dents – topos de l’envie qui mord le sein qui l’a nourrie – il est un chien, figure allégorique de l’invidia à la fin de l’époque médiévale. Il est le diable, dont on sait que l’envie est le péché majeur. Il est l’Envie qui punit les protagonistes de la guerre des Deux Roses par où ils ont péché. C’est l’envie, est-il enfin dit explicitement, qui a muré les deux enfants d’Édouard IV. Or, le seul moyen de mettre un terme à la souffrance envieuse est, cela est indiqué dès les plus anciennes homélies des Pères de l’Église, de la transformer en joie maligne, de transformer la souffrance du bonheur d’autrui, en joie de son malheur. Devenir roi est ainsi conjointement une réparation narcissique et le moyen de jouir malignement de la souffrance imposée à ceux qui sont plus beaux que lui. Ainsi Shakespeare écrit-il dans Henri VI en un monologue qui annonce celui qui ouvre Richard III :

Suis-je donc un homme fait pour être aimé ? Oh ! Monstrueuse erreur de nourrir une telle pensée ! Donc, puisque cette terre m’offre pour unique joie de commander, de réprimer, de dominer quiconque a meilleur air que moi-même, mon ciel, ce sera de rêver la couronne ; et, toute ma vie, ce monde me fera l’effet d’un enfer tant que le tronc contrefait qui porte cette tête n’aura pas pour nimbe une couronne radieuse. (Shakespeare, Henry VI, III, III, 3)

Pour y parvenir, Richard utilise les armes traditionnelles de l’envieux, telles qu’elles sont définies de Grégoire le Grand à saint Thomas d’Aquin : la sussuratio. Il fait courir des bruits, des rumeurs, la detractio, il calomnie, et parvient ainsi à l’exultatio in adversis, quand il jouit perversement du malheur de ses ennemis. Mais la propension à créer des défenses psychologiques contre l’envie est telle, que si tout auditeur et tout critique ressentent bien l’émotion, la plupart ne l’identifient pas comme telle. Freud lui-même ne dit rien sur l’envie de Richard. Mais, felix culpa, cette envie qu’il ne semble pas percevoir dans une figure masculine, il la décèle aussitôt, par association et projection, chez les femmes. Il ne veut pas quitter le domaine des « exceptions » sans observer que la prétention des femmes aux privilèges et à la libération de tant de contraintes dues à la vie, repose sur le même fondement : « Comme nous l’apprenons par le travail psychanalytique, les femmes se considèrent comme lésées dès l’enfance, raccourcies d’un morceau, et tenues à l’écart sans qu’il en soit de leur faute, et l’amertume de tant de filles à l’égard de leur mère prend finalement racine dans le reproche que celle-ci les a fait naître femme au lieu de les faire naître homme » (Freud, 1985). Freud ne revient pas à Richard, sa découverte permet pourtant de résoudre le fameux paradoxe qui fait de Richard le contrefait, l’avorton, le bâclé, le dépêché avant terme, un si irrésistible séducteur. Celui qui a un morceau en trop, cette « montagne envieuse » qui se moque de sa difformité, est peut-être le mieux placé pour comprendre une femme endeuillée et pour la séduire narcissiquement. Richard surprend Lady Anne dans un état d’impuissance qu’il a lui-même causé en assassinant sa famille. Il se livre alors à elle, lui offre conjointement son épée et sa couronne, lui propose ainsi la réparation de toutes ses blessures en une assomption narcissique compensatrice.

Pour conclure sur Gloucester, la blessure narcissique de la laideur, le sentiment d’avoir été lésé et persécuté dès sa naissance conduit à une logique spécifique, dans laquelle ce que l’on entend couramment par identification aux parents, soit l’identification introjective, celle qui permettrait de créer en faisant siennes leurs qualités, est rendue impossible par l’envie. S’y substitue l’identification projective par laquelle le sujet s’empare d’autrui avec les mauvaises parties du moi. Cette laideur qu’on lui a perversement infusée, ce mauvais qu’on a sournoisement introduit en lui, il l’utilise pour s’emparer des autres et les détruire. Richard met ainsi en acte et en scène un jeu d’enfant, une fantaisie de vengeance, un scénario pervers, auquel il confère une valeur esthétique. Il idéalise ainsi l’hypocrisie constitutive de la vengeance envieuse : « Je puis sourire et tuer tout en souriant. Je puis applaudir à ce qui me navre le cœur, et accorder mon visage à toutes occasions ; je suis capable de noyer plus de marins que la sirène, de lancer plus de regards meurtriers que le basilic, de faire l’orateur aussi bien que Nestor, de tromper avec plus d’art qu’Ulysse » (Shakespeare, Henry VI, III, III, 3). Il idéalise de même sa séduction perverse :

A-t-on jamais courtisé une femme de cette façon ? A-t-on jamais gagné une femme de cette façon ? […] Sur ma vie, elle trouve en moi ce que je ne puis trouver, un homme merveilleusement agréable. Je veux faire la dépense d’un miroir, et entretenir une vingtaine ou deux de tailleurs qui pareront mon corps […] en attendant que j’achète un miroir, resplendis beau soleil, que je puisse voir mon ombre en marchant (Shakespeare, Richard III, I, 2).

Par cette œuvre destructrice, par cette dé-création à laquelle il participe en tant qu’acteur du théâtre de sa propre vie, Richard se fait beau.

Balzac n’oubliera pas la leçon shakespearienne en créant Vautrin, le tout-puissant chef de la pègre qui se substitue par ses crimes à la Providence, obligé de se contrefaire, autant pour cacher sa laideur que son identité de bagnard, et qui est pourtant un séducteur qui se présente comme un artiste : « Je suis, dit-il à Rastignac, un grand poète. Mes poésies, je ne les écris pas. Elle consistent en actions et en sentiments » (Balzac 1910 : 131).

3. Hedda Gabler

Lors de la création de Hedda Gabler, certains critiques ont reproché au dramaturge d’avoir imaginé un monstre sans vraisemblance psychologique. Jules Lemaître, dans un article où il comparait Hedda à Emma Bovary, avait fait de l’orgueil l’affect qui donnait sa cohérence au personnage, cela sans doute en soi, mais aussi parce que le premier vice capital, l’appréciation erronée de sa propre excellence, était précisément l’affect par lequel Flaubert caractérisait Emma. L’interprétation de Jules Lemaître reste importante par la filiation qu’elle établit entre Hedda Gabler et le héros de destinée du XIXe siècle, mais la psychologie profonde de l’envie permet de la compléter utilement ; d’une part, parce que Hedda en figure une forme extrême et, d’autre part, parce qu’elle est selon Ibsen lui-même l’affect social dominant dans la société qui l’entoure.

La pièce se déroule effectivement sur fond de rivalité entre deux amis, deux chercheurs en sciences humaines, pour un poste de professeur d’université. Le premier, Jorgen Tesman, est un homme sérieux, auquel le poste a été plus ou moins promis. Il vient de passer son doctorat, et il est en train d’élaborer un nouveau projet de recherche pour lequel il a accumulé des fiches. Le second, Løvborg, qui ne manque pas non plus de relations, est un bohème plus inspiré mais alcoolique. Or ce dernier vient de faire paraître un ouvrage qui a eu un retentissement si important qu’on envisage de l’opposer à Tesman, en mettant le poste promis au concours. Il ne faut pas trop se réjouir de cette ouverture du concours, de cette égalité de traitement entre les candidats, de cette concurrence qui vise à promouvoir le meilleur, car on apprend bientôt que le livre ne doit son succès qu’à son caractère conformiste : Løvborg l’a écrit de telle sorte que chacun l’approuve en y reconnaissant ses propres idées. L’œuvre véritable est ailleurs, encore en manuscrit, et elle traite de l’avenir de la civilisation, dans des termes qu’on imagine moins consensuels. Parions que si c’était ce livre qu’avait fait paraître Løvborg, Jorgen Tesman n’aurait eu aucun souci à se faire pour son poste.

Nous avons donc affaire à deux historiens de la civilisation. Le premier, parce qu’il est un universitaire ambitieux, mais aussi parce qu’il a peu de talent, a limité son ambition intellectuelle, il écrit sur un sujet dont l’enjeu idéologique est réduit : l’industrie domestique dans le Brabant au Moyen Âge. Le second, qui est dépourvu de toute ambition universitaire, mais non d’ambition intellectuelle, manipule cyniquement la sottise de ses contemporains pour se faire un nom, avant de lancer son œuvre véritable.

Jorgen Tesman, le petit carriériste, pourrait bien avoir rapidement à jalouser Løvborg. Comme il le dit à Hedda :

TESMAN.— Je t’avouerai une chose, Hedda. Quand il a eu fini de lire, j’ai été pris d’une vilaine pensée.

HEDDA.— Une vilaine pensée ?

TESMAN.— J’ai envié Ejlert d’avoir été capable d’écrire des choses pareilles. (Ibsen 1995 : 178).

Le lecteur est d’ailleurs en droit de soupçonner l’envie d’être également le mobile profond qui l’a conduit à épouser Hedda. Rien dans le texte d’Ibsen ne traduit un amour particulièrement intense de Tesman à l’égard de sa femme. Il semble tout aussi attaché à ses tantes, à ses fiches, à ses vieilles pantoufles brodées par tante Rina qui lui ont, dit-il, « terriblement manqué » (Ibsen 1995 : 57-58) durant son voyage de noces. Il a conquis, du moins le croit-il, la femme que tante Rina encore appelait « la ravissante Hedda Gabler », celle qui ne manquait pas de « chevaliers servants ». Il est parvenu à épouser cette jolie femme, et maintenant, tout en fredonnant et souriant avec satisfaction, il peut dire : « Oui, je sais bien que j’ai pas mal de bons amis, ici, en ville, qui m’envient. Hein ? » (Ibsen 1995 : 47).

Le personnage de Hedda Gabler doit être envisagé sur ce fond de rivalités envieuses de la vie sociale. À lire les notes préparatoires, il y avait dans le projet initial quelque chose de poétique chez Hedda, un refus de la médiocrité, une soif de l’idéal, tout cela chez une jolie femme, bref tout ce qui sauve quand même une Madame Bovary. Dans la pièce réalisée, le conformisme social demeure la toile de fond mais il ne reste que le versant mortifère de l’héroïne : une Emma qui n’aurait plus rien de féminin.

La personnalité de Hedda Gabler est en effet tout entière dominée par une envie qui se fixe sur une ancienne camarade de collège légèrement plus jeune, Théa Elvsted. Hedda a des « yeux gris aciers » et des cheveux « d’un beau châtain, mais pas très fournis » (Ibsen 1995 : 55), tandis que Théa a des yeux « bleu clair » et des « cheveux extrêmement blonds, presque blanc jaune, d’une opulence exceptionnelle, et ondulés » (Ibsen 1995 : 67). L’image de ses « cheveux agaçants » la poursuit depuis l’enfance : elle terrorise sa condisciple à chaque rencontre dans les escaliers de l’école, en la menaçant de lui arracher les cheveux. Elle récidive à la fin du deuxième acte : « Oh ! si tu pouvais comprendre comme je suis pauvre. Et toi, à qui il est donné d’être si riche ! (Elle la prend passionnément dans les bras). Je crois que je vais t’arracher les cheveux tout de même » (Ibsen 1995: 164).

Cette pauvreté interne d’Hedda est sans doute à mettre en rapport avec le silence sur sa mère, auquel fait pendant le silence sur son enfant : dégoûtée par le désir des hommes, par l’amour, « mot visqueux », par le fait d’être elle-même mère, elle n’est, ne veut être que la fille du Général Gabler. Hedda est une figure de l’aliénation et non de la libération, elle demeure sous une entière dépendance phallique – entendons bien, non pas sous la dépendance que la société impose, mais sous la dépendance que son envie lui impose à elle-même – : elle veut à tout prix être un homme, et passe le plus clair de son temps à jouer avec les pistolets du général.

La chevelure de Théa, l’objet d’envie, devient une image obsédante qui la poursuit comme un cauchemar récurrent. Théa est devenu l’amie, si ce n’est encore l’amante de Løvborg, qu’elle-même a quitté parce qu’il se faisait trop pressant en le menaçant du pistolet du père. Théa a relevé Løvborg de ses débauches et, grâce à elle, il ne boit plus et écrit. Elle l’aide à accoucher de son œuvre qu’il considère comme leur enfant. Théa réalise sous les yeux d’Hedda le programme féminin qu’elle s’est elle-même interdit. Elle a pour amant un artiste inspiré par rapport auquel elle joue le rôle d’une mère ; elle est l’espace transitionnel qui permet à l’écrivain d’advenir. Celle qu’on aurait pu prendre pour la petite bourgeoise, se révèle ainsi de surcroît l’anticonformiste, tandis que Hedda « qui disait souvent que jamais elle ne voudrait habiter ailleurs que dans la villa de Madame Falk, la femme du ministre » (Ibsen 1995 : 51), a des rêves bien plus plats que son aïeule flaubertienne et se condamne à mener la plus conformiste des existences.

La féminité étant refusée par Hedda, elle ne peut créer, ni comme artiste, ni comme muse, ni comme mère. Elle imagine donc des scénarios qu’elle dirigerait, comme un metteur en scène et, où elle inverserait sa peur de la dépendance, trait caractéristique de l’envie, en jouant avec l’existence d’autrui. Constatant que Løvborg a cessé de boire, elle le conduit par une série de provocations au premier punch fatal. Dans le dessein manifeste de choquer la pudeur de Théa, elle la provoque par un : « allons, on peut se donner de la vie, maintenant, tous les trois » (Ibsen 1995 : 156) ; elle imagine ensuite que Løvborg va lire son livre « couronné de pampre » (Ibsen 1995 : 163) et qu’elle sera elle-même la créatrice de cette performance artistique ; enfin, une fois qu’il a fini ivre au commissariat après avoir égaré son manuscrit, elle lui prête un pistolet afin qu’il se suicide noblement, « en beauté », d’une balle dans la tête. Puis, elle détruit le manuscrit : « Maintenant, je brûle ton enfant, Théa ! la fille aux cheveux frisés ! (elle jette deux ou trois cahiers dans le poêle). L’enfant de toi et d’Ejlert Løvborg. (elle jette le reste.) Maintenant, je brûle l’enfant » (Ibsen : 208).

Apprenant la mort de Løvborg, Hedda triomphe un instant :

HEDDA (très haut).— Enfin, un acte, pour une fois !

TESMAN (effrayé).— Dieu me garde… Qu’est-ce que tu dis Hedda !

HEDDA.— Je dis qu’il y a de la beauté là-dedans.. (Ibsen 1995 : 229).

Mais elle apprend bientôt que Løvborg est mort d’une balle tirée dans le bas ventre par une demi-mondaine, que le conseiller Brak qui veut coucher avec elle a reconnu le pistolet du général, et qu’elle va donc devoir supporter le ménage à trois qu’elle semblait proposer à Théa. Le cauchemar ne s’arrête pas là. À peine Théa a-t-elle appris la mort de Løvborg, qu’elle commence à travailler avec Tesman pour tenter de reconstituer l’œuvre perdue. Tesman, qui reconnaît bravement que son talent sera bien employé à classer les fiches des autres – il est vrai que la mort de son ami et collègue lui assure désormais l’obtention certaine de son poste – ressent pourtant dès les premiers instants, au contact de la fille aux cheveux blonds, quelque chose comme de l’inspiration et s’en ouvre aussitôt à sa femme.

Hedda se suicide alors qu’elle est enceinte. Ses fétiches, après avoir été une arme de mort à l’égard de l’amant qu’elle a repoussé, vont tuer la femme qu’elle n’a pas voulu être, et l’enfant qu’elle ne veut pas laisser naître. On se souvient de l’horrible rire qui saisit Madame Bovary avant sa mort, quand elle entend l’aveugle chanter : « Souvent la chaleur d’un beau jour. Fait rêver fillette à l’amour » (Flaubert 1910 : 370).

Hedda est restée la fillette qui rêvait, non à l’amour, mais bien d’être un garçon. La pièce d’Ibsen pose alors une question qui replace dans un contexte social la découverte freudienne. Quelle serait la responsabilité de cette société de l’envie, tous les grands écrivains du XIXe siècle l’ont diagnostiquée comme telle, de la concurrence exacerbée, dans de tels passages à l’acte, qui loin d’être la conséquence d’une révolte contre un ordre oppressif, semblent l’expression extrême d’un désordre institué. Le suicide de Hedda Gabler paraît résulter de la somme de deux aliénations, une aliénation par l’envie interne, et une aliénation par l’envie sociale qui en fait une variante du suicide anomique de Durkheim. Et pourtant, il n’est pas dépourvu de prétention esthétique. Après voir joué une valse endiablée, Hedda se tire une balle dans la tempe. Le lecteur, par la comparaison qu’il établit avec la mort de Løvborg, comprend qu’elle a mis en scène son suicide, qu’elle a cru réaliser ainsi quelque chose d’artistique, qu’elle a cru mourir « en beauté » (Ibsen 1995 : 206).

Nous avions vu l’envie donner lieu soit à un art factice, à une contrefaçon, soit à l’impossibilité d’achever l’œuvre, et parfois même à sa destruction. Les exemples examinés aujourd’hui montrent des actes destructeurs qui prétendent avoir en eux-mêmes une valeur esthétique : l’acte pseudo-artistique étant conjointement contrefaçon de l’art et destruction de l’objet envié. Dans Richard III, cette destruction prend l’aspect grandiose d’une révolte luciférienne où l’envie du tyran se fait instrument de décréation. Quand il affronte les spectres et s’écrie : « Mon royaume pour un cheval » (Shakespeare, Richard III, V, 4), Thersite a acquis la majesté d’un ange rebelle peint par Milton. Il est le masque de la guerre sans raison, mue par la seule envie. À partir de l’adéquation de la monstruosité physique et morale de Richard le Bossu, Shakespeare a extrait la beauté du mal. La pièce d’Ibsen raconte une histoire plus triste : la ravissante Hedda Gabler et son idéal poétique de vie brillante qui l’apparente aux héroïnes romanesques du XIXe siècle, s’enlaidissent tout au long de la pièce sous l’action conjuguée de l’envie sociale et d’une revendication inconsciente tout aussi communément partagée. Tout cela, ultime imposture, au nom du refus du conformisme.

Bibliographie

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Chasseguet-Smirgel, Janine (1984). Éthique et esthétique de la perversion, Seyssel : Champ Vallon (= L’Or d’Atalante).

Durkheim, Émile (1930). Le Suicide, Éd. Serge Paugam, Paris : PUF et Félix Alcan.

Flaubert, Gustave (1910), Emma Bovary [1857], Paris : Louis Conard.

Freud, Sigmund (1985). « Quelques types de caractère dégagés par le travail psychanalytique », in : L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Éd. J.-B. Pontalis, Paris : Gallimard (= Folio), 139-171.

Ibsen, Henrik (1995). Hedda Gabler, Éd. Régis Boyer, Paris : Flammarion (= GF).

Shakespeare, William (1959). Henri VI, Troisième partie, in Œuvres Complètes, Trad. François-Victor Hugo, Paris : Gallimard (= Bibliothèque de la Pléiade), t. I, V, 7. Sauf mention contraire nous citons cette édition des œuvres complètes de Shakespeare.

Wilhelm, Fabrice (2007). « Un enjeu psychanalytique métacritique : le problème de l’envie », in : Lazzarin, Stefano et Colin, Mariella, Eds. La Critique littéraire en France et en Italie, Colloque de l’Université de Caen du 30 mars et 1er avril 2006, Caen : Presses universitaires de Caen, 217-231.

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References

Electronic reference

Fabrice Wilhelm, « De l’envie des figures parentales à l’esthétisation de la destruction : Richard III et Hedda Gabler », Filiations [Online], 3 | 2014, 01 January 2014 and connection on 19 April 2024. DOI : 10.58335/filiations.119. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/filiations/index.php?id=119

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Fabrice Wilhelm

Professeur, ELLIADD (Édition, Langages, Littératures, Informatique, Arts, Didactique, Discours) (EA 4661), Université de Franche-Comté / UFR SHLS, 30 rue Mégerand, 25030 Besançon cedex – fabrice.wilhelm [at] univ-fcomte.fr

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