Le pícaro à l’écran, Lazarillo de Tormes (1959) de César Fernández-Ardavín

DOI : 10.58335/filiations.109

Résumés

S’inscrivant dans un courant de films sentimentaux qui évoquaient de façon mélodramatique la vie de jeunes orphelins, Lazarillo de Tormes fut le premier succès d’un film espagnol dans un festival international puisqu’il obtint l’Ours d’Or au Festival de Berlin en 1959. Cette adaptation cinématographique du premier roman picaresque par César Fernández de Ardavín est un bel exemple des limites imposées dans l’Espagne franquiste à la liberté artistique. Se résignant à collaborer avec les censeurs pour l’écriture du scénario, le cinéaste, tout en essayant de donner une touche d’authenticité à son film par l’emploi du noir et blanc et le tournage en décors naturels dans les villes de Castille où se déroulaient les aventures du jeune pícaro, a profondément modifié et même trahi l’œuvre littéraire dont il s’est inspiré en évitant toute allusion satirique au clergé et en ajoutant une fin moralisatrice.

Belonging to a genre of films that melodramatically depicted le lives of young orphans, Lazarillo de Tormes won the Golden Bear Award at the 1959 Berlin Festival and became the first successful Spanish film at an international festival. The film adaptation of the first picaresque novel by César Fernández Ardavín is a good example of the limits imposed on artistic freedom in francoist Spain. The filmmaker resigned himself to collaboration with the censors on the writing of the screenplay. Though he attempted to give his film a touch of authenticity by filming in black and white and using the natural settings of the Castillan cities where the adventures of the young picaro took place, he profoundly modified an even misrepresented the literary work that inspired him by avoiding all satirical allusion to clergy and by adding a moralizing ending.

Plan

Texte

L’adaptation à l’écran la plus célèbre de La vie de Lazare de Tormes (1554) est sans nul doute le film « écrit et tourné », en 1959, par le scénariste et metteur en scène César Fernández-Ardavín, Lazarillo de Tormes. Ce film, en effet, permit au cinéma espagnol d’obtenir pour la première fois une reconnaissance internationale en remportant le Premier Prix du Festival de Berlin dans sa dixième édition, l’Ours d’Or, en 19601. Il y avait déjà eu, à l’époque du cinéma muet, une adaptation, en 1925, par le réalisateur Florián Rey, intitulée, El Lazarillo de Tormes, avec, dans le rôle du jeune gueux, l’enfant acteur Alfredo Hurtado qui n’avait que huit ans. Il n’existe plus de copie connue de ce film dont on ne conserve que quelques photos de tournage. Plus récemment, le grand acteur et réalisateur Fernando Fernán Gómez s’était également intéressé à la littérature picaresque et il avait tourné pour la télévision une « mini-série » d’une durée totale de 380 minutes, intitulée El Pícaro (1974), suivie, en 2001, de l’adaptation cinématographique de la pièce de théâtre, Lázaro de Tormes, qu’il avait écrite pour l’acteur Rafael Álvarez, El Brujo, qui jouait le rôle-titre.

Nous allons essayer de montrer comment l’œuvre de César Fernández-Ardavín s’inscrit, au cours des années cinquante, dans tout un courant de films dont les héros sont des enfants idéalisés qui sont interprétés par de jeunes acteurs qui étaient devenus de grandes vedettes (Pablito Calvo, Joselito, Miguelito Gil, Marisol…) et comment cette adaptation de l’un des chef-d’œuvres de la littérature espagnole, cache, sous une apparente fidélité, une trahison de son sens profond que l’on peut expliquer par les « circonstances », comme l’on disait à l’époque, c'est-à-dire par la situation de l’industrie cinématographique, « à l’âge d’or de la censure ».

La vogue des films avec enfant

Dans l’Espagne franquiste, le cinéma, qui est le spectacle populaire par excellence, a été étroitement surveillé par la censure et l’on a pu parler, de 1951 à 1962, d’un véritable « règne » du Ministre Gabriel Arias Salgado qui dirigeait d’une main de fer le nouveau Ministère de l’Information et du Tourisme dont dépendait le cinéma. Proche du Dictateur, ultra conservateur, obsédé par le but qu’il s’était fixé, publiquement, de « sauver chaque année, le plus grand nombre possible d’âmes espagnoles en les mettant à l’abri du péché », le ministre essayait, en même temps, de présenter à l’extérieur l’image d’un pays qui se modernisait. L’industrie cinématographique, strictement surveillée par la censure, était aidée par l’Etat, qui accordait d’importantes subventions aux films qui avaient l’heur de plaire à l’Administration et qui pouvaient, dans ce cas, être reconnus comme étant « d’intérêt national ». Nous verrons que ce fut le cas, en 1960, du film de César Fernández-Ardavín et nous essaierons de montrer les raisons qui lui firent obtenir cette distinction, et la subvention qui l’accompagnait.

Il n’y a pas, à notre connaissance, d’étude de sociologie ou de psychologie sociale qui, allant au-delà du simple constat, permette de comprendre les raisons pour lesquelles l’on trouve, dans l’Espagne des années cinquante, une idéalisation de l’enfance et un grand nombre de films dont les héros sont des enfants en tous points exemplaires et admirables. Il faudrait étudier, en plus des films de fictions, les Actualités Cinématographiques, le NO-DO (Noticiarios y Documentales), où la politique nataliste du gouvernement s’exprimait, notamment par l’organisation de concours et de récompenses aux familles vraiment nombreuses. Les héros de la semaine étaient les parents qui étaient filmés avec leur abondante progéniture : huit, neuf, dix enfants et plus, tous en vie. Une mention spéciale était réservée à ceux qui arrivaient à onze enfants, c'est-à-dire l’équivalent d’une équipe de football. Le souvenir de la Guerre Civile qui avait pris fin officiellement en 1939, était encore vivace, beaucoup de familles avaient été détruites, les enfants pouvaient représenter l’espoir d’une autre Espagne, mais il y avait aussi beaucoup d’orphelins. Dans un grand nombre de films de fiction, l’on voit précisément des orphelins qui essaient de combler le manque affectif qu’ils ressentent en s’attachant à d’autres adultes que les parents absents : des moines, un oncle, des grands parents… Ces enfants sont toujours exemplaires, très courageux, héroïques parfois, et ils savent faire face aux difficultés matérielles qui ne sont évoquées que de manière fugace, avec un optimisme à toute épreuve et le plus souvent en chantant.

La vogue des films sentimentaux dont la vedette était un orphelin a été lancée par le succès extraordinaire, en Espagne puis en Italie, de Marcelino, pan y vino (1954) de Ladislao Vajda, un Hongrois réfugié en Espagne et naturalisé Espagnol. Le succès du film était dû en grande partie au talent du jeune acteur Pablito Calvo, extrêmement émouvant dans le rôle d’un petit garçon recueilli par les moines d’un couvent et qui souffre de l’absence de sa mère. L’histoire de Marcelino, qui était l’adaptation d’un conte de José María Sánchez Silva, avait des connotations morbides, puisque le petit orphelin qui était en quête de sa mère ne pouvait la retrouver que dans la mort, après l’intercession de Jésus, mais c’est probablement cette dimension tragique qui a ému des millions de spectateurs. Il est intéressant de résumer, même à grands traits, cette histoire d’un petit enfant qui meurt dans la joie du Seigneur et dans laquelle un critique contemporain voyait « un exemple très pur de la stérile et masochiste spiritualité officielle de l’Espagne de l’époque »2 :

El niño es, pues, criado por la comunidad de doce frailes y, al cabo de cinco años, se ha convertido en un rapaz encantador cuyas travesuras alegran los severos rituales de la recoleta Orden. Precisamente para poner cierto cautelar freno a dichas travesuras, el fraile cocinero – a quien el niño ha rebautizado como Fray Papilla – trata de implantar en la infantil conciencia una prohibición: la de subir al desván del convento donde « hay un hombre altísimo que te llevará con él para siempre ». Armándose de valor vuelve a subir al desván y, tras comprobar que Cristo en la cruz « tiene cara de hambre », le ofrece una hogaza de pan. Repentinamente, la imagen cobra vida y es una mano de carne mortal la que se lleva el pan a la boca, con la mayor naturalidad. Completando el eucarístico condumio, Marcelino añadirá, en la siguiente ocasión, un vaso de vino y esta vez Cristo, siguiendo la invitación del niño, desciende de la cruz para comer y beber más reposadamente, ante la mesa y sentado en un desvencijado sillón. Mojando los dedos en el vino, Cristo traza el signo de la cruz en la frente del niño, bautizándolo como Marcelino Pan y Vino... Ante la manifiesta bondad del niño, Cristo le pregunta cuál es su mayor deseo, ya que tiene el poder de otorgárselo. Éste le dice que quiere ver a su madre y luego a la madre del crucificado. « Tendrás que dormir » dice Cristo. « Pero no tengo sueño » dice Marcelino. « Ven, yo te lo daré », afirma Cristo. Sumido en un mortífero abrazo, expira Marcelino. Los monjes, alertados por Fray Papilla, acuden y se postran de hinojos ante la blanca y fría luz del milagro: Cristo vuelve a estar en la cruz y, en el sillón, inerme, yace el niño [...]3.

Le film fut déclaré « d’intérêt national » et les Italiens proposèrent alors de tourner deux autres films en co-production, avec Pablito Calvo : Mi tío Jacinto (1956) et Un ángel pasó por Brooklyn (1957)4.

En 1956 une autre vedette enfantine était lancée, Joselito, « l’enfant à la voix d’or », qui obtint un premier succès avec El pequeño ruiseñor, un mélodrame, scandé par des chansons qui s’inspiraient en partie de la vie même de cet enfant de treize ans, le plus jeune d’une famille très pauvre de sept enfants, qui essayait de gagner sa vie en chantant dans les cafés. Le réalisateur était Antonio del Amo, qui va l’accompagner au début de sa carrière de petit chanteur qui devint vite célèbre dans le monde entier. Il tourna en 1957, Saeta del ruiseñor, puis deux films coup sur coup l’année suivante : El ruiseñor de las cumbres, et El pequeño coronel. En 1960, était lancée la réplique féminine de Joselito, une fillette de onze ans, Marisol (de son vrai nom Josefa Flores González), « une fillette andalouse, flamenca, et blonde aux yeux bleus »5qui non seulement chantait mais dansait également avec beaucoup d’entrain, dans un film optimiste comme l’indiquait le titre, Un rayo de sol.

Les aventures du jeune Lazare avaient attiré l’attention de César Fernández-Ardavín, dès 1956, date de l’écriture de la première version du scénario qu’il avait présentée à la censure préalable Il eut la désagréable surprise de se voir refuser l’autorisation de tournage car la Commission de Censure estimait qu’un tel scénario n’était pas conforme aux normes en vigueur. Il était « inacceptable du point de vue moral ». Pour que la réalisation fût autorisée, il fallait « introduire toutes les modifications nécessaires à la disparition des réserves d’ordre moral que l’œuvre présente dans sa version actuelle »6.

Il n’est point besoin d’être grand clerc pour comprendre que, dans le climat de l’Espagne de l’époque, où triomphait ce que les historiens ont appelé le « national catholicisme », La vie de Lazare de Tormes pouvait irriter les autorités à cause de son caractère anticlérical. Rappelons que circulait encore un livre curieux qui avait eu de nombreuses rééditions, intitulé Novelistas malos y buenos, juzgados por el P. Pablo Ladrón de Guevara de la Compañía de Jesús, qui donnait une vision particulière de la littérature jugée du point de vue moral. L’auteur affirmait avoir examiné « plus de 2 115 romanciers » et la page consacrée à La vida de Lazarillo de Tormes, dont l’attribution à Diego Hurtado de Mendoza était mise en doute, y est très sévère. C’est bien évidemment le cinquième traité du roman qui est le plus durement condamné, à cause de l’évocation du prêcheur de bulles, mais il est déploré que la religion en général soit maltraitée :

Infracción, hemos dicho, de la moral y la Religión. De la moral, porque en más de un pasaje el autor no la ha tenido presente, aunque no haya llegado a cierto grado de infracción más repugnante.
De la Religión, porque, aunque no se atente contra ella en sí misma, sí se falta al respeto en sus ministros; y para esto nos queremos olvidar de ciertos defectos, que pudiéramos llamar menudos, por venir a la acusación del tratado quinto que constituye la más grave contra el Lazarillo [...]. En dicho tratado se da como cosa hecha una farsa o comedia de cierto comisario de bulas y cierto alguacil de una iglesia ante un sencillo auditorio, al cual se trataba de explotar y se explotó, con falsas bulas, siendo el que ese crimen cometió, fraile y de tal categoría [...]7.

L’historienne du cinéma Laura Antón Sánchez, qui a eu accès aux archives personnelles du cinéaste, a pu étudier les corrections dans la deuxième, puis la troisième version du scénario qui, chaque fois, étaient examinées avec la plus grande sévérité. L’autorisation de tournage fut obtenue grâce à la troisième version, en février 1959, mais la Direction Générale de la Cinématographie et du Théâtre prenait le soin de recommander la plus grande vigilance, lors du tournage, afin qu’il n’y ait pas dans la copie du film qu’elle examinerait avant d’autoriser son exploitation, de scènes qui « par leur atmosphère ou leur caractère scabreux, irrévérencieux, etc. pourraient occasionner d’ultérieures difficultés avec la censure »8. Les censeurs savaient en effet que les cinéastes, tout en respectant à la lettre les corrections qu’ils imposaient sur le scénario, qui est une sorte de film virtuel, pouvaient, lors du tournage et du montage, faire passer indirectement de nouveaux messages. C’est la raison pour laquelle ils rappelaient bien qu’ils avaient toujours la possibilité de pratiquer des coupures lors de l’examen du film terminé et recommandaient aux responsables de la production de ne pas se risquer à des allusions, des expressions ou des piques qui pourraient les amener à sévir. Ils prenaient même le soin de signaler les séquences où la plus grande prudence était de mise. C’était le cas par exemple dans les scènes qui montraient l’enterrement qui ne devaient pas être trop macabres ou de la séquence du bain de la fille des comédiens. On signalait le goût douteux des phrases où l’écuyer évoquait sa paternité incertaine et de son injonction à inviter Lazare à se lever pour marcher. Il était surtout exigé de modifier la fin du scénario où l’on voyait Lazare revenir avec les comédiens, après les avoir trahis, en dénonçant leur supercherie, car « cela pouvait annuler sa décision de se racheter après sa confession ». Les censeurs enfin souhaitaient, pour préserver l’image idéalisée de l’enfance, que le rôle de Lazare ne fût point donné à un enfant mais à un adolescent. Ils ne furent pas suivis sur ce point, car les producteurs prirent le risque (en songeant également au marché italien) d’engager un acteur très jeune, l’Italien Marco Paoletti, qui n’avait que huit ans9.

Par ailleurs, le désir du réalisateur de mener à bien son projet était si grand, qu’il en vint à abdiquer toute originalité pour demander, dans une lettre adressée par la Société de Production, Hesperia Films, à l’Administration, « la collaboration des censeurs officiels de cette Direction Générale, pour effectuer toutes les modifications et arrangements qu’ils jugeraient nécessaires pour l’obtention de l’autorisation de tournage »10. Cependant, lorsque la réalisation put se mettre en route, avec la collaboration d’une société italienne, Vertix Films, et la participation de quelques acteurs du pays voisin (Memmo Carotenuto, Carlos Pisacane et le jeune Marco Paoletti), César Fernández-Ardavín s’efforça de donner l’impression qu’il restait fidèle à l’œuvre littéraire dont il s’était inspiré. Il y avait également eu des velléités de co-production avec une société française qui n’aboutirent pas, et malgré une présentation à Paris, en présence notamment de René Clair, Lazarillo de Tormes ne fut pas distribué en France.

La fidélité apparente au roman

Comme il s’agissait d’une œuvre classique de la littérature espagnole et qui était par conséquent très connue, le cinéaste se devait de respecter la structure fondamentale du récit des aventures du jeune Lazare qui change de maître dans l’espoir, toujours déçu, d’améliorer son sort. Malgré la brièveté du récit, il ne garda cependant que quatre maîtres : l’aveugle, le sacristain (à la place du prêtre avare), l’écuyer et les comédiens (à la place des prêcheurs de bulles). L’épisode de l’aveugle, qui est le premier maître, est le plus proche de l’épisode littéraire. Le rôle de l’aveugle était joué par Carlos Casaravilla, qui s’était spécialisé dans les rôles de méchants et qui rend bien la complexité de ce personnage : l’aveugle a développé une grande intelligence pour tenter de compenser son infirmité et, tout en étant cruel parfois avec l’enfant, il s’efforce de le préparer à la dure lutte pour l’existence. Il est passé maître dans l’art de quémander, connaît des recettes pour soigner divers maux, récite des prières et des dictons et même, et ceci est une liberté que s’octroie le cinéaste, quelques vers de la Première Eglogue de Garcilaso de la Vega qui étaient populaires à l’époque du film, lorsqu’il vante ironiquement la qualité de l’eau à un jeune Lazare qui s’est très vite épris du vin :

Corrientes aguas, puras, cristalinas,

Courantes ondes, pures, cristallines,

árboles que os estáis mirando en ellas,

arbres qui vous mirez en elles,

verde prado, de fresca sombra lleno,

verte prairie emplie d’une ombre fraîche

aves que aquí sembráis vuestras querellas

oiseaux qui en ces lieux semez vos plaintes,

hiedra que por los árboles caminas

lierre qui chemines le long des arbres,

torciendo el paso por su verde seno […].

serpentant sur leur galbe vert, […]a.

(v. 239-244)

a. Garcilaso de la VEGA, Poemas / Poèmes, Trad. et introd. Paul Verdevoye, Paris, Aubier (Bilingue Aubier-Flammarion), 1968, pp. 190-191.

Le spectateur retrouve donc les épisodes bien connus du taureau de pierre où l’ingénu Lazare apprend à ses dépens « que le garçon de l’aveugle doit savoir un brin de plus que le diable »11, l’interception des aumônes avant qu’elles n’atterrissent dans la sébile, le coup de cruche à l’enfant qui aimait trop le vin, le partage de la grappe de raisins, le remplacement par un navet chétif de l’andouille à rôtir et la vengeance finale de Lazare, qui fait sauter l’infirme après l’avoir placé face à un pilier de pierre. Le ton est alerte, le montage des plans rapides et la vivacité de l’action est soulignée par l’intervention d’une musique de fosse très présente et qui, soit intensifie l’émotion, comme dans la séquence de la séparation que l’on sait définitive entre Lazare et sa mère, soit indique l’irruption d’une idée chez Lazare, par exemple lorsqu’il pense à boucher avec de la cire, un trou dans la cruche de vin.

De plus, César Fernández-Ardavín, qui avait une grande expérience du cinéma documentaire car il avait réalisé un très grand nombre de courts métrages, va privilégier dans ce film les images tournées en extérieurs et en décors naturels afin de lui donner une dimension « vériste » qui rappelle l’ancrage du récit originel dans la géographie de l’Espagne. Le film a été tourné dans les lieux qu’évoque le récit picaresque et dont la liste est rappelée au générique de fin : « Ce film a été tourné en Castille, et dans le cadre des villes et villages de Tolède, Salamanque, Frías, Lerma, Tordesillas, Olías del Rey, Piedralves et La Alberca ».

Cette façon de tourner est plus coûteuse que le tournage en studios mais le cinéaste va ensuite se prévaloir de « l’authenticité » des images ainsi obtenues pour plaider la cause de l’inscription sur la liste des films « d’Intérêt Général » car le film servirait ainsi à vanter, aussi bien au plan national qu’international, la richesse des monuments et des œuvres d’art en Espagne. Le choix du noir et blanc, qui souligne l’austérité traditionnelle de la Castille, a également été justifié par le réalisateur par la volonté d’obtenir, grâce au talent du chef opérateur Manuel Berenguer, une photo fortement contrastée et proche de l’eau-forte.12 Ce style permettait de souligner la dureté du paysage castillan, la sévérité et la grandeur de l’architecture, notamment à Tolède et à Salamanque. Curieusement, la séquence onirique qui se situe à Tolède, qui a été tournée dans sa majeure partie dans le couvent de San Juan de los Reyes et qui est une création du cinéaste et l’un des meilleurs moments du film, reste fidèle à la tonalité et à l’esprit du roman. Il est tout à fait vraisemblable en effet que le gueux, troublé par la faim et la fatigue, fasse un rêve éveillé dans lequel il se souvient notamment des paroles de l’aveugle, son premier maître, du sacristain avare et glouton, et qu’il se projette aussi dans un monde idéal où l’écuyer est devenu prince, et lui, son valet respecté.

César Fernández-Ardavín a également su rester fidèle, dans cette séquence et dans tout le film en général, à un certain humour qui, bien que moins caustique, se rapproche de celui du roman. Nous pensons, par exemple, dans l’épisode du comédien vendeur de fausses bulles, à la dextérité dans le maniement des cartes dont fait preuve le faux moine, et qui, étant bien peu catholique, provoque l’étonnement d’une servante. Tout cet épisode a d’ailleurs été très bien filmé et le cadre de La Alberca a permis de retrouver un ensemble architectural qui semble assez fidèle à ce que devaient être les villages au Siècle d’Or. Tout se gâte malheureusement avec la fin mélodramatique et moralisatrice qui a visiblement été écrite pour plaire aux censeurs et qui représente une véritable trahison à l’esprit de la picaresque.

Un film moralisateur

Il est vrai que le roman qui a fondé le genre picaresque, La vie de Lazare de Tormes, est bien peu moral et l’on peut comprendre que, si l’on ne prend aucun recul pour apprécier l’humour que manie l’auteur anonyme, l’on puisse, comme le célèbre et conservateur Gregorio Marañón, être irrité par son manque d’exemplarité :

En tanto que el pícaro de nuestro siglo de oro acaba invariablemente siempre siendo un gran personaje; a fuerza de inteligencia y de cinismo les gana la partida a las gentes medias, honradas y, claro es que no rara vez, un tanto estúpidas. La moraleja en la historia de nuestros pícaros es, por lo tanto, peor que su misma vida aventurera y licenciosa13.

César Fernández-Ardavín s’était précisément appuyé sur cette opinion de Gregorio Marañón pour mettre en valeur auprès des membres de la Commission de Censure le travail qu’il avait réalisé au cours de son adaptation en apportant « la charge morale qui faisait défaut à l’original » et qui devait lui permettre d’aspirer à être reconnu comme film « d’Intérêt National ».

En fait, c’était toute la structure du film qui avait été modifiée pour en faire une œuvre qui, contrairement à l’original, pouvait être qualifiée de moralisatrice et cléricale. L’on n’entend plus, dans le film, que les seules paroles de Lazare enfant et il ne s’adresse pas à un possible lecteur (ou spectateur), mais au curé du village où ont opéré les vendeurs de fausses bulles, lors d’une confession. Il y a une certaine ambiguïté au début du film, qui n’est levée, vers la fin, qu’au moment où le spectateur comprend, a posteriori, que le visage qui apparaissait en Gros Plan au début est celui du curé du village auquel Lazare est en train de confesser ses péchés et de dénoncer, du même coup, les manigances des comédiens.

Le cinéaste a essayé de justifier la fin moralisatrice, du point de vue psychologique, en introduisant le personnage mélodramatique de la fillette aveugle, symbole de l’innocence et de la générosité, qui, croyant vraiment en la sainteté du faux moine, l’implore de se rendre au chevet de son petit frère mourant. Dans la logique du nouveau récit inventé par le cinéaste, c’est cette candeur et cette générosité qui bouleversent Lazare et lui font prendre conscience de l’énormité du crime commis par le faux moine et le sergent qui, en se servant de la religion, ont pu abuser les villageois. Soulignons que cette tromperie n’a pu avoir lieu qu’en l’absence momentanée du curé du village qui s’était absenté pour se rendre à Tolède. Symboliquement, le message est clair, le mensonge et la tromperie ont pu triompher en l’absence du représentant de l’Église. Dès qu’il revient, l’ordre est immédiatement rétabli.

Il est amusant de constater que le cinéaste prend bien soin de rappeler l’existence du secret de la confession et c’est la raison pour laquelle Lazare doit répéter, hors confession, ses accusations qui vont entraîner l’intervention des forces de l’ordre, un détachement de cavaliers, que l’on voit rattraper au galop la roulotte des comédiens.

La dernière image est énigmatique car l’on voit Lazare qui a assisté, de loin, à l’arrestation de ses derniers maîtres, se retrouver seul dans le paysage austère de la Castille, auprès d’un arbre qui se détache sur un ciel d’orage. Il s’agit d’une fin ouverte qui laisse libre cours à l’imagination du spectateur.

Il est également intéressant de savoir que, non seulement il y avait une bonne dose de morale ajoutée dans la version cinématographique de La vie de Lazare, mais également une double morale, dans la mesure où l’on avait tourné ce que l’on appelait dans l’Espagne de l’époque, une « versión doble ». Il s’agissait d’accommoder les exigences des maisons de production qui aspiraient à exporter les films et les exigences d’une censure qui, comme nous l’avons vu, était bien souvent délirantes. Les « versions doubles » étaient courantes dans les films plus ou moins « piquants », car il était difficile de parler d’érotisme, où l’on autorisait, pour l’exportation, certaines scènes relativement osées qui étaient supprimées dans la version destinée au marché national. Comme les censeurs peuvent facilement tomber dans le ridicule, l’on sait qu’il arriva, dans quelques rares cas, que l’on se trompa, en envoyant dans telle ville de province, des copies prévues pour l’exportation. Pendant un certain temps, des cinémas connaissaient alors une fréquentation très supérieure à la normale, jusqu’à ce que l’on revienne aux normes de l’ordre moral.

Il semble donc qu’il exista, pour Lazarillo de Tormes également, une « double version », une pour l’Espagne, et une autre pour l’étranger et notamment pour le Festival de Berlin. César Fernández-Ardavín avait en effet prévu, dans le scénario, tant de fois modifié d’après les suggestions des censeurs, une réaction plus complexe de Lazare et une fin plus pathétique. Après sa confession, le pauvre gueux, qui avait finalement été assez bien traité par les comédiens, courait en direction de la roulotte qui arborait un petit panache de fumée au dessus de sa cheminée ce qui symbolisait l’assurance de pouvoir, auprès de ces maîtres, combattre la faim. Cette fin avait été supprimée par la censure du scénario, en considérant qu’elle affaiblissait le caractère exemplaire du personnage pour le public espagnol, mais elle avait été tournée, et elle avait été tolérée pour l’étranger et notamment au Festival de Berlin où le film reçut l’Ours d’Or, la première récompense importante remportée par un film espagnol.

La propagande du régime, comme il est logique, monta en épingle ce succès international qui perd peut-être de son prestige lorsque l’on sait que le deuxième prix, l’Ours d’Argent, avait été remporté par un film vraiment important dans l’histoire du cinéma, À bout de souffle de Jean-Luc Godard, l’un des chef-d’œuvres de la Nouvelle Vague. Il n’est pas impossible que des considérations politiques soient entrées en ligne de compte. Il était sans doute opportun d’accorder, à ce moment-là, une récompense internationale à l’Espagne qui semblait s’intégrer de plus en plus dans le monde dit « libre ». Le dictateur, cette même année, vingt ans après la fin de la Guerre Civile, venait d’être adoubé par le Président américain Eisenhower qui s’était rendu en visite officielle à Madrid. Et il est indéniable que l’Espagne bougeait. L’intégriste Gabriel Arias Salgado allait bientôt être remplacé par un jeune ministre beaucoup plus habile, Manuel Fraga Iribarne.

Lazarillo de Tormes, malgré quelques belles séquences, dues au talent des acteurs et à la science du chef opérateur Manuel Berenguer, peut être vu surtout comme un exemple de l’abdication, jusqu’à un certain point de vue pathétique, d’un artiste qui avait poussé la soumission jusqu’à collaborer avec la censure. L’espoir allait venir d’une nouvelle génération et notamment du cinéaste Carlos Saura qui, cette même année 1959, voyait son premier long métrage être sélectionné pour le Festival de Cannes. Il s’agissait de Los golfos, influencé par le néoréalisme et qui montrait, pour la dénoncer, la vie que menaient, non plus des enfants mais des adolescents qui, comme Lazare, se retrouvaient tout en bas de l’échelle sociale, mais ne se résignaient pas et allaient essayer, par tous les moyens, de s’en sortir.

Fiche Technique

Production : Hesperia Films.

Scénario : César Fernández-Ardavín.

Chef opérateur : Manuel Berenguer, en Noir et Blanc.

Musique : Salvador Ruiz de Luna.

Montage : Magdalena Pulido.

Décors : Eduardo Torre de la Fuente.

Producteur associé : César Fernández-Ardavín.

Son : Jaime Torrens, Antonio Alonso.

Durée : 110 mn.

Interprètes : Marco Paoletti (Lázaro), Juanjo Menéndez (l’écuyer), Carlos Casaravilla (l’aveugle), Memmo Carotenuto (le comédien),Margarita Lozano (mère de Lazare), Carlo Pisacane (le sacristain), Emilio Santiago (le curé), María Paz Pondal (la jeune fille), Juana Cáceres (la femme du sacristain), Pilar San Clemente, Ana Rivero, Luis Roses, Victoria Rambra.

Notes

1 Auparavant quelques films espagnols avaient été remarqués dans ce même Festival : Marcelino, pan y vino (1955) de Ladislao Vajda, qui avait obtenu l’Ours d’Argent, Amanecer en Puerta Oscura,(1957) de José María ForquÉ, qui avait également obtenu l’Ours d’Argent. Au Festival de Cannes, Bienvenido Míster Marshall (1953) de Luis GarcÍa Berlanga avait remporté le Prix International du Film d’Humour et une Mention Spéciale de la FIPRESCI (Federación Internacional de Prensa Cinematográfica), comme le fera Muerte de un ciclista (1955) de Juan Antonio Bardem, pour le Prix de la FIPRESCI, ainsi que La Venganza (1958) du même Juan Antonio Bardem, toujours pour le Prix de la FIPRESCI. Retour au texte

2 Juan M. Company, Marcelino pan y vino, in Antología crítica del cine español, Madrid, Cátedra / Filmoteca España, 1997, p. 357. Retour au texte

3 J. M. COMPANY, Marcelino…, p. 357. (« L’enfant est donc élevé par la communauté composée de douze moines et, au bout de cinq années, il est devenu un garçon adorable dont les espiègleries égayent les sévères rituels de cet Ordre retiré du monde. C’est précisément pour mettre un frein précautionneux à ces espiègleries que le frère cuisinier – rebaptisé par le garçonnet en Frère Bouillie – tente d’inscrire dans sa conscience d’enfant un interdit : celle de monter au grenier du couvent où “il y a un homme très très grand qui t’emmènera avec lui pour toujours”. S’armant de courage, il monte à nouveau au grenier et, après avoir constaté que le Christ en croix “a l’air d’avoir faim”, il lui offre un quignon de pain. Soudain, la statue prend vie et c’est une main de chair mortelle qui porte le pain à sa bouche avec le plus grand naturel. Pour compléter ce partage eucharistique, la fois suivante, Marcelino ajoutera un verre de vin, et cette fois, le Christ, à la demande de l’enfant, descend de la croix pour manger et boire plus tranquillement, à table et assis dans un fauteuil défoncé. Trempant les doigts dans le vin, le Christ trace le signe de la croix sur le front de l’enfant et le baptise du nom de Marcelino Pain et Vin... Devant la bonté manifeste de l’enfant, le Christ lui demande quel est son vœu le plus cher, puisqu’il a le pouvoir de le lui accorder. Ce dernier lui dit qu’il veut voir sa mère et ensuite la Mère du Crucifié. “Il te faudra dormir”, dit le Christ. “Mais je n’ai pas sommeil”, dit Marcelino. “Viens, je vais te le donner”, affirme le Christ. Plongé dans une étreinte mortifère, Marcelino expire. Les moines, alertés par Frère Bouillie, accourent et se prosternent à genoux devant la pâle et froide lumière du miracle : le Christ est à nouveau sur la croix et, dans le fauteuil, inerte, gît l’enfant […]. ») Retour au texte

4 La popularité de Pablito Calvo en Italie l’amena à tourner, en 1958, un film avec le célèbre acteur Totó : Totó e Marcellino. Retour au texte

5 Déclaration du metteur en scène Luis Lucia, cité par Carlos Heredero, Las huellas del tiempo. Cine español 1951-1961, Valencia, Ediciones Documentos de la Filmoteca de la Generalitat Valenciana y la Filmoteca Española, 1993, p. 233. Retour au texte

6 Laura Antón Sánchez, César Fernández-Ardavín:Cine y autoría, Madrid, Egeda, 2000, p. 154. Retour au texte

7 Novelistas malos y buenos, juzgados por el P. Pablo Ladrón de Guevara de la Compañía de Jesús, Bilbao, El mensajero del Corazón de Jesús, 1928, p. 222. (« Infraction, avons-nous dit, de la morale et de la Religion. De la morale, parce qu’en plus d’un passage l’auteur n’a eu aucun égard pour elle, quoiqu’il n’ait pas atteint un degré d’infraction trop répugnant. De la Religion, parce que, même s’il n’y a pas d’outrage contre Elle à proprement parler, on y trouve cependant un manque de respect pour ses serviteurs ; c’est pourquoi nous tâchons de ne pas tenir compte de certains défauts, que nous pourrions appeler minimes, pour en venir à la condamnation du cinquième traité qui constitue la plus importante à l’encontre du Lazarillo […]. Dans le traité en question, on donne pour banale une farce ou supercherie d’un certain commissaire aux bulles et d’un certain gendarme dans une église, auprès d’un auditoire naïf, que tous deux prétendaient abuser (comme ils le firent en effet) au moyen de fausses bulles, alors que l’artisan de ce crime est un moine, et de grande importance qui plus est […]. ») Retour au texte

8 L. Antón SÁnchez, César Fernández-Ardavín…, p. 159 Retour au texte

9 Marco Paoletti, né en 1949, qui était naturellement blond, avait été teint en brun. Il avait déjà été l’enfant vedette d’une co-production hispano-italienne, El Maestro, mis en scène par l’acteur italien Aldo Fabrizi, où il jouait le rôle d’un élève modèle studieux et profondément croyant. Retour au texte

10 C’est nous qui soulignons. Retour au texte

11 La vida de Lazarillo de Tormes / La vie de Lazarillo de Tormès, Trad. Alfred Morel-Fatio, Introd. Maurice Molho, Paris, Aubier (Bilingue Aubier-Flammarion), 1968, p. 87. Retour au texte

12 Ce choix du noir et blanc est d’autant plus remarquable que Manuel Berenguer qui avait une expérience internationale et avait déjà travaillé en Allemagne avant la Guerre Civile où il lutta auprès des Républicains, était l’un des spécialistes de la couleur dans l’Espagne des années cinquante. Voir sur ce point l’article de Vicente Sánchez Biosca, « Fotografía y puesta en escena en el film español de los años 1940-50 », dans le livre édité par Francisco Llinás, Directores de fotografía del cine español, Filmoteca Española, Madrid, Instituto de la Cinematografía y de las Artes Audiovisuales, 1989, p. 57-91. Retour au texte

13 Gregorio Marañón, « Prefacio » in Lazarillo de Tormes, Madrid, Espasa Calpe (34ª ed.), 1986, p. 9-29, cité par Laura Antón Sánchez, César Fernández-Ardavín…, p. 153. (« Entretemps, le pícaro de notre Siècle d’Or finit invariablement par devenir un grand personnage ; à force d’intelligence et de cynisme, il prend le dessus sur les honnêtes gens de classe moyenne, qui sont, plus souvent qu’à leur tour, pour le moins stupides. La morale dans les histoires de nos pícaros est donc bien pire que leur propre vie d’aventures et de plaisirs. ») Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Emmanuel Larraz, « Le pícaro à l’écran, Lazarillo de Tormes (1959) de César Fernández-Ardavín », Filiations [En ligne], 2 | 2011, publié le 05 avril 2011 et consulté le 28 mars 2024. DOI : 10.58335/filiations.109. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/filiations/index.php?id=109

Auteur

Emmanuel Larraz

Professeur Emérite de l’Université de Bourgogne, UFR Langues et Communication. Centre Interlangues EA 4182, UFR Langues et Communication, 2, Boulevard Gabriel, 21000 Dijon – emmanuel.larraz [at] u-bourgogne.fr