Otto Rühle; Karl Marx, Genève, Entremonde, 2011, 360 p.

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Après la publication d’un précédent texte d’Otto Rühle (La révolution n’est pas une affaire de parti, 2010 – voir compte rendu sur ce site), les éditions Entremonde proposent une nouvelle édition de cette biographie de Marx, parue initialement en 1928, en allemand. La précédente édition française datait de 1933. Autant dire que ce livre n’était plus disponible depuis de nombreuses années. On peut regretter qu’une présentation de la réception de ce texte n’ait pas été offert en présentation, car la postface de J.-F. Gava ne saurait répondre à ces nécessaires précisions. D’autant plus nécessaires que l’œuvre originale est dépourvue de tout appareil critique, même si pour cette réédition des rajouts de sources ont été intégrés ici ou là. Par ailleurs, un index des noms n’aurait d’ailleurs pas été inutile. Pour en finir avec l’aspect éditorial, on se doit de signaler de nombreuses erreurs : inversion et erreurs des dates (1983 au lieu de 1893, p. 321 ou 1963 au lieu de 1863, p. 225, 1831 au lieu de 1851, p. 185), problème de traduction (p. 67), erreur sur les noms (Barbes ou au lieu de Barbès, p. 70), typographie non respectée (Jahrbülcher au lieu de Jahrbücher, p. 51 ; Rochdalc au lieu de Rochdale, p. 227) ou enfin des inversions typographiques (doue au lieu de dote, p. 309 ; soupier au lieu de soupir, p. 58).  Malgré ces imperfections, on ne peut néanmoins que se féliciter de pouvoir disposer de cette biographie. Militant conseilliste, de formation social-démocrate, ancien député communiste, Rühle connaissait intimement l’œuvre de Marx, ainsi que la culture allemande classique (il cite ainsi des écrivains peu connus, à l’instar de Klopstock, p. 41). Il livre donc en cinq parties une présentation très claire du parcours et de l’évolution intellectuelle de l’auteur du Capital. S’appuyant sur de nombreux extraits des œuvres de Marx, il fournit un portrait très argumenté et vivant, incluant son entourage familial et politique. Son appréciation sur tel ou tel aspect de l’œuvre se révèle assez précieux. Ainsi tout en reconnaissant l’intérêt de la critique portée par Marx aux « socialistes vrais » (Grün, Kriege, Püttmann, Lüning), éreinté dans l’Idéologie allemande, Rühle caractérise ce besoin de clarification politique comme relevant d’une « clarté fanatique », p. 96. De même, il se distancie de Marx dans la critique de ce dernier du travail de Proudhon. Rühle considère en effet que Misère de la philosophie ne relève plus de la « critique, c’est de l’éreintement (…) [car] Marx le fustigea dans son œuvre avec une telle absence d’égards, le déchira avec de tels sarcasmes, le désossa avec une telle ardeur que non seulement toute amitié en disparut mais des indifférents eux-mêmes s’indignèrent de ce traitement », p. 103. Ainsi, tout en maniant la dithyrambe à certains moments, Rühle sait manifester une certaine distance à l’égard de Marx. Il abonde dans le sens de Mehring (auteur également d’une biographie de Marx – lire le compte rendu sur ce site) quant à l’appréciation que Marx porta sur Lassalle, le fondateur du premier parti ouvrier allemand, même si l’on peut discuter les catégories à partir desquels il se distancie de Lassalle. En effet – et le lecteur retrouvera ce travers de manière outrée dans la partie Appréciation (voir plus loin) –, Rühle manifeste une tendance marquée à introduire des catégories d’ordre psychologique dans son analyse, au détriment d'explications proprement politiques. Si une approche de nature psychologique ne peut qu’être encouragée, il n’en reste pas moins que des affirmations sur la jalousie de Marx à l’égard de Lassalle, qui amènerait le premier à « respiré en apprenant l’issue fatale du duel où Lassalle trouva la mort », p.214, apparaissent fortement problématiques. Le « souci du prestige », « un aveugle et un fou méchant », « la gloire d’être le vrai », ou encore « C’était une aigle solitaire sur le sommet d’un roc glacé », p. 213-215, sont autant de manifestations d’un tropisme psychologisant qui entachent le propos de Rühle. Ce sont d’ailleurs les mêmes travers que l’on retrouve quelques pages plus loin à propos de Bakounine, pour lequel Rühle prend fait et cause au moment de l’éclatement de l’Internationale après la Commune. Encore une fois, ce ne sont pas les partis pris emphatique en faveur de Bakounine (« le plus génial, le plus héroïque, le plus fascinant », p. 271) qui sont à critiquer, mais les catégories, toujours plus psychologiques, à partir desquels Rühle formule ses appréciations. Qu’on en juge « Marx avait triomphé de l’adversaire abhorré. Non content de couper entre lui et son rival les liens de la fraternité de parti, il avait encore assouvi sa haine en le déshonorant », p. 270.  Les dernières pages sont consacrées à une présentation du Capital. Si Rühle sait manifester des capacités de clarté et un sens de la synthèse, il demeure néanmoins prisonnier du cadre social-démocrate et d’un certain fatalisme mécaniste dans le dépassement du capitalisme : « Le capitalisme succombera fatalement à cette antagonisme », p. 295 ou (les méthodes du capitalisme) « fabriquent leur propre négation avec la même fatalité qu’une nécessité naturelle » (p. 311, souligné par nous). Les quelques réserves que nous avons pu formuler ici ou là n’expliquent néanmoins pas pourquoi ce livre a disparu des rayons des librairies durant presque 80 ans. En fait, l’explication réside sans aucun doute dans le chapitre intitulé Appréciation qui vient s’ajouter comme une partie supplémentaire, une fois le récit biographique achevé. En quelques pages, Rühle ruine toutes les analyses préalables. Qu’il affirme que la psychologie soit la science adaptée à la compréhension de la personnalité de Marx ne pose en soit pas de problème insurmontable. Mais qu’il aille chercher alternativement dans sa judéité, puis dans ses problèmes intestinaux1 et enfin dans son statut d’aîné les raisons qui président à son comportement ne peut être accepté. En d’autres termes, comme il avait un estomac détraqué, Marx se présentait comme un personnage psycho-rigide en politique, cherchant systématiquement à déprécier les autres. Bref, il chercha à compenser son infériorité névrotique par une œuvre démiurge, inscrivant le devenir de l’humanité dans les lois de l’évolution. La conséquence qu’en tire Rühle n’est pas inintéressante puisqu’il avance que « Le marxisme vulgarisé qui accorde au mécanisme automatique des choses le plus important dans le jeu de l’évolution, doit céder le pas à un marxisme évolué, approfondi, qui donné (sic) la part prépondérante à l’action directe des hommes », p. 349. Cette appréciation somme toute intéressante sur la nature du marxisme à promouvoir se trouvait hélas submergée par des appréciations trop farfelues pour retenir l’attention, expliquant l’oubli de ce livre. Les éditions Entremonde font donc œuvre de salubrité intellectuelle en permettant sa lecture, son appropriation par une nouvelle générations de lecteurs.

Notes

1 « C’était un homme qui assimilait et désassimilait très mal. Cette constatation biologique a une très grosse importance. Car il est évident d’une dérangement si grave de fonctions aussi importantes devait être ressenti par Marx comme une insuffisance terrible et provoquer très fortement dans son esprit le sentiment d’infériorité », p. 332. Retour au texte

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Citer cet article

Référence électronique

Georges Ubbiali, « Otto Rühle; Karl Marx, Genève, Entremonde, 2011, 360 p. », Dissidences [En ligne], Juillet 2012, Varia, publié le 30 juin 2012 et consulté le 19 avril 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=609

Auteur

Georges Ubbiali

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