« Une inquiétante étrangeté » ― Les Copiaus et l'espace scénique du vin autour de 1925

DOI : 10.58335/crescentis.347

Plan

Texte

Le théâtre est l’un des vecteurs, durant le premier XXème siècle, d’une scénographie du vin, notamment autour du personnage archétypal du vigneron, symbole d’une communauté paysanne unie et enracinée quand, justement, s’esquisse la modernisation des campagnes. Chaque région viticole compte ainsi un répertoire vineux, et souvent lors des célébrations de la vigne et du vin par les confréries de vignerons, le théâtre occupe une place de choix, comme à Vevey, par exemple (Carruzo-Frey et Ferrari-Dupont 1998), où il s’agit de manifester les traditions, l’attachement au pays. Au sein de ce répertoire théâtral vineux, qui reste encore à inventorier, les Copiaus (1924-1929) se démarquent comme une préfiguration de la décentralisation théâtrale d’après-guerre (Gontard 1973) ; le théâtre vineux est secondaire ici devant les qualités de la troupe, son enracinement comme anticipation et promesse des réalisations d’après-guerre. L’hagiographie est rétrospective. Troupe née de la fuite en Bourgogne de Jacques Copeau, qui rénova à partir de 1913 la scène française au Vieux-Colombier, les Copiaus créent entre 1924 et 1929 un théâtre du vin, usant à la fois de l’enseignement de Jacques Copeau - leur patron - et des ressources du régionalisme bourguignon alors en pleine mutation. Revenir sur les logiques de cette création rend possible la réflexion sur une mise en scène théâtrale du vin systématiquement inscrite à la charnière du local et de l’international, par les tournées de la troupe, comme à la jointure du répertoire classique et du bricolage des comédiens à partir d’une « civilisation vigneronne » qu’esquisse le discours régionaliste.

Une greffe séminale, les Copiaus et le vin

La greffe d’un folklore vineux et bourguignon sur l’entreprise de rénovation théâtrale par Jacques Copeau n’allait pas de soi. Elle est l’effet d’un concours de circonstances. L’accident est séminal pour le régionalisme bourguignon alors en plein essor.

Jacques Copeau rompt avec le monde du théâtre contemporain en 1924. Il traverse alors une crise religieuse, se convertissant au catholicisme, et, sans doute sous l’effet de la fatigue liée à une arthériosclérose, éprouve le sentiment d’être dans une impasse. Il quitte donc le Théâtre du Vieux-Colombier pour fuir en Bourgogne. Cette fuite, immédiatement lue par les contemporains comme l’expression d’une crise mystique, et la recherche d’un désert1, est pour lui la condition sine qua non de retrouver la réalité du théâtre, de rencontrer un public sain, loin du théâtre de boulevard qu’il combat. En Bourgogne, Jacques Copeau n’est pas seul. Outre sa famille, il est accompagné de la dernière génération des élèves de l’Ecole du Vieux-Colombier ; il compte développer cette dernière en Bourgogne, grâce au mécénat de quelques industriels lillois (Gonthard 1973). L’Ecole s’installe en 1924 au château de Morteuil, près de Demigny (Saône-et-Loire) Rapidement, les difficultés financières mettent en péril son existence même, si bien que Jacques Copeau envisage sa dispersion. Les jeunes élèves décident alors de fonder une troupe, autonome de l’Ecole, mais dont les bénéfices financeraient cette dernière. Cette troupe rayonnerait en Bourgogne dans les petites salles. Dès 1924, son succès lui vaut le surnom de « Copiaus », donné par les habitants du verdunois. La troupe l’adopte2. Elle compte à ses débuts des proches de Jacques Copeau : Suzanne Bing, Auguste Boverio, Léon Chancerel, Michel-Saint Denis, Aman Maistre et Jean Villard-Gilles... En 1925, la troupe s’installe, aux côtés de Jacques Copeau à Pernand-Vergelesses (Chambarlhac 2011). Son activité s’étend jusqu’en 1929, date à laquelle le « patron » décide de sa dissolution définitive.

La troupe est distincte de l’École, bien qu’elle en constitue en regard de l’histoire du théâtre la traduction. Son rapport au « patron » est ambigu : la troupe se fonde au défaut de Copeau, au moment où celui-ci indique dissoudre l’École, faute de subsides. La troupe est là palliatif financier, les comédiens autonomes du maître. Celui-ci s’immisce rapidement dans les spectacles, compte-tenu de leurs succès. Ainsi, ceux-ci alternent systématiquement des pièces du répertoire – notamment Molière, suivant là Copeau- mais également des improvisations, des créations des comédiens. La thématique vineuse surgit là. Elle est l’effet d’une stratégie d’inscription dans le tissu socioculturel local portée par Jean Villard-Gilles, Michel Saint-Denis, en toute autonomie, Copeau demeurant à l’écart semble-t-il de cette part de la production des Copiaus3. Il faut aux Copiaus tourner en Saône et Loire, puis dans le Pays beaunois, pour financer l’Ecole. La troupe est ainsi à la fois une expérience théâtrale où les élèves mettent à l’épreuve l’enseignement de Jacques Copeau, et une ressource vitale pour la pérennité de celui-ci. L’impératif est net : les Copiaus cherchent les salles - communales, paroissiales, municipales -, les commandes. Ils rencontrent ici le tissu du régionalisme bourguignon d’autant plus facilement que le nom du Vieux Colombier vaut label, que l’arrivée de Jacques Copeau en Bourgogne est saluée par la presse régionaliste comme la promesse d’un théâtre régional de qualité4. Dans cette configuration les Copiaus rendent compte, par les prologues et des saynètes de leurs spectacles, du monde du vin, puisqu’il représente un lieu sûr pour nouer des contacts fructueux avec les élites régionales et marchandes. Ce mouvement des Copiaus trouve son symétrique dans le pays beaunois où s’amorce un usage de la folklorisation vineuse comme réponse aux enjeux commerciaux sur les critères de qualité du vin. La lutte autour de celle-ci s’est engagée dès 1919 entre le monde du grand négoce et celui des propriétaires. Elle a pour enjeu la légitimité d’une définition qui poserait comme centrale la question de l’authenticité dans un terroir, dont il s’agit de faire reconnaître la typicité (Laferté 2006, chap. 4 notamment), s’arrimant là à l’invention d’un folklore à visée touristique, tel qu’impulsé depuis 1920 par les syndicats d’initiative.

La stratégie des copiaus se mesure d’abord territorialement. Elle se déploie des marges du pays beaunois à son centre, Beaune. Après cinq représentations davantage circonscrites au pays verdunois, dont Gergy qui représente pour Suzanne Bing alors leur public le plus sûr face à Demigny, Chagny, la troupe gagne le pays beaunois. Son point d’appui le plus fort semble, cette année 1925, Meursault. La troupe s’arrime ici au dynamisme du village, dans la logique d’une folklorisation viticole, animée par Jacques Prieur, ami de Jacques Copeau, et le Comte Lafon, à la tête du Syndicat des grands propriétaires de vins blancs de Meursault, fondateur du Syndicat d’initiative de Meursault et des pays environnants en 1923 (Laferté 2001). Efficaces entrepreneurs en tradition, ceux-ci (re)créent la Paulée en 1923, la détournant de son sens traditionnel pour en constituer la vitrine de Meursault (et de la Côte beaunoise) pour les leaders d’opinion (Laferté 2003). La Paulée participe là de ce folklore à finalité touristique, à la charnière de l’espace local et du national ; les copiaus, puisqu’ils portent le label du Vieux-Colombier sont une pièce de choix dans ce dispositif. Il s’agit en quelque sorte de les « naturaliser » afin d’en capter le potentiel communicationnel : leur participation à la Paulée de 1925 est ainsi annoncée dans le menu : « le bon plat des cuistots, les grands crûs des coteaux, et le rire des Copiaus sont produits de Meursault 5». Il y a là interaction entre les besoins de la troupe et ceux de Meursault. Le village scelle l’entrée des Copiaus sur la scène du folklore vineux du pays beaunois le 14 juin ; ils se produiront le 9 juillet, le 15 août et donc pour la Paulée, le 23 novembre. Cette séquence, bornée par Meursault, construit l’ancrage des Copiaus en pays beaunois, consacré ensuite par la participation des Copiaus à l’ensemble des fêtes de la vigne sur la côte, ce jusqu’à Dijon, dont le maire Gaston Gérard est un proche du Comte Lafon. On peut supposer dans cette stratégie de conquête les rôles pivot du Comte Lafon et de Jacques Prieur, ce dernier déjà influent à la Chambre syndicale de Beaune, comme le rôle des nuitons Camille Rodier et Georges Faiveley, eux aussi soucieux de renouveler la communication autour des vins de luxe (Lucand 2011, p. 340-343). Les années suivantes routinisent cette logique d’inscription, tout en l’approfondissant.

Scénographier le lieu du vin

L’analyse des représentations des Copiaus à Meursault permet d’entrer dans le vif d’une scénographie du lieu du vin par les Copiaus. L’archive directe fait souvent là défaut pour se saisir du travail des comédiens ; somme toute, l’accumulation des indices glanés ci et là, du dépôt d’archives aux chroniques des journaux locaux vaut preuves certes, mais débouche sur l’incomplétude du propos.

Pour le spectacle du 14 juin 1925, Michel Saint-Denis retravaille le prologue, adaptant pour Meursault le personnage de Jean Bourguignon, inventé pour Demigny le 14 avril. Celui-ci est le coryphée de la troupe ; il s’adresse au public, provoque la reconnaissance, introduit le spectacle :

« Penché sur la côte, au flanc du coteau,
A remonter ou à descendre dans la raie ;
Sous le soleil qui s’enfonce droit dans la terre
Je me fais l’effet, malgré la peine,
Malgré la peau cuite et la gorge pelée,
D’un roi toujours en lutte, toujours en guerre,
Qui connaît victoires et revers,
Mais dont le renom
Depuis maints siècles
Domine une partie de la terre
Car je produis vin de Bourgogne
Et je me nomme Jean Bourguignon
 »6

Son nom symbolise le pays bourguignon : il invite donc le public à se voir sur scène, dans une forme de mise en abyme propice à l’appropriation des Copiaus. Au qui suis-je ? le public répond Jean Bourguignon avant que de crier « Vivent les Bourguignons ». Jean Bourguignon est un vigneron du pays, et le prologue, sans cesse retravaillé vise à systématiquement l’inscrire au plus près du terroir. Mais Jean Bourguignon est aussi l’un des alias de Cartouche dans une pièce du répertoire du XVIIIème siècle7 : se saisit là le constant bricolage des Copiaus dans la confection de leurs spectacles entre l’enseignement de Copeau, pour qui la comédie de Molière et de ses successeurs est le seul moyen de refonder une comédie nouvelle, et les ambiguïtés du régionalisme. Le monde du théâtre s’intrique au monde de la vigne, pour se saisir d’un imaginaire supposé populaire, aux figures du peuple.

Jean Bourguignon est vigneron du pays, symbole de la renommée mondiale des crus bourguignons.

« L’incomparable Bourgogne, c’est la Côte ; le Bourguignon complet, c’est le vigneron », écrit l’historien Henri Drouot (1926, p. 8). Jean Bourguignon combine ces deux caractéristiques : il dévale le coteau, puisque vigneron, donc Bourguignon. Il est ce qu’il y a d’unique (incomparable) en Bourgogne, représenté sur scène. Donné comme vigneron, Jean Bourguignon condense l’imaginaire du pays bourguignon, la Côte, tel qu’il est en train de se cristalliser (Laferté 2003), quand avant-guerre (1914) seule l’arrière-côte était digne d’être mentionnée dans les guides touristiques. Sa faconde joue de sa rusticité, et lui permet d’être adoubé par le public (Qui suis-je ?) qui retrouve là l’idéal-type du bourguignon salé que le folklore tente d’instituer. Arc-bouté sur son coteau, Jean Bourguignon annonce la mise en place progressive de la vigne comme composante consacrée du paysage bourguignon. Il est enraciné, symbolisant le terroir, comme vigneron contre le négociant qui, en ce début des années 20, entendait donner une marque aristocratique aux vins de Bourgogne, quitte à délaisser tout registre bourguignon. Il est l’une des allégories du vigneron au moment où cette figure se construit comme l’incarnation du terroir bourguignon (Demossier 1999). Il est ainsi interface entre le terroir où il s’ancre des deux pieds et la reconnaissance de celui-ci à l’extérieur.

Jean Bourguignon est aussi et surtout une figure qui supprime les conflits internes au monde viti-vinicole, des ouvriers de la vigne au grand propriétaire, via le négociant. Il est le labeur (travaillant la vigne, à la peine), portant les stigmates de sa condition (« peau cuite et gorge pelée »), mais se fait « l’effet d’un roi » puisqu’il produit le bourgogne. On ne saurait mieux, par le théâtre, abolir les antagonismes de classe à l’intérieur du monde vigneron. Jean Bourguignon symbolise une communauté vigneronne supposé unie et humble, puisque liée dans son travail quotidien à la terre. Cette communauté est en outre supposée tutélaire, pérenne, depuis maints siècles. Le labeur inlassable crée le génie du terroir.

Une inquiétante étrangeté

Introduites par Jean Bourguignon, les pièces spécifiquement vineuses des Copiaus donnent à voir pour le public local, comme pour l’extérieur par le biais des tournées à l’étranger, une communauté vigneronne, au prix selon les journaux locaux d’une « inquiétante étrangeté8 ». Lors des fêtes de la vigne et du vin le 28 août 1926, à Beaune, le chroniqueur du Journal de Beaune, souligne à propos de la célébration de Beaune et du vin de Bourgogne.

« La deuxième partie du programme est consacrée à la célébration des vignerons, de la vigne et du vin de Bourgogne. La succession des scènes prouve que les Copiaus sont documentés sur nos petites affaires, nos dictons, nos manies, comme du vieux « va-t-en aux vignes ». Ils savent tous nos secrets, les brigands, et ils les dévoilent au public ! C’est une trahison. (…)
Plusieurs travaux du vignoble sont alors mimés par les artistes avec une vérité remarquable et une précision des gestes absolument merveilleuse. La vigneronne qui moud le café, celles qui épluchent les patates, l’accolage, le sulfatage, la lessive sont autant d’études surprenantes qui ont demander (sic) un long « apprentissage » et tout d’abord un sens aigu de l’observation et de la mesure.
Entretemps, nos vignerons n’ont pas la langue dans leur poche. Ils causent de leurs joies et de leurs soucis, des maladies de la vigne, de la grêle, etc., et comme dans les groupements humains, on trouve ici Jean-qui-pleure et Jean-qui-rit 
»9.

Ce court extrait donne plus à voir qu’il n’y paraît. Il tend à inscrire les spectacles des Copiaus dans l’ordre ethnographique de la précision documentaire. Le public se contemple lui-même sur scène, mais le champ lexical (« documentés », « trahison », « mimé », « observé ») dénote le dévoilement ici (en Bourgogne) et ailleurs (dans les tournées suisses et belges notamment). Contextuellement les Copiaus réinterprètent sur scène des usages coutumiers, des scènes quotidiennes. Ils se montrent en « indigènes » devant les indigènes du cru ; la sidération du public bourguignon, dont quasi-systématiquement les chroniques rappellent qu’il se compose de « vignerons », surgit ici dans sa (supposée) propre contemplation. Mais l’argument de la mise en scène et du dévoilement doit aussi se penser pour un public profane, extérieur à l’espace bourguignon, informé de la réalité de la culture bourguignonne du vin par les Copiaus. Les tournées en Suisse, en Belgique, les chroniques des journaux parisiens, comme l’enthousiasme des revues régionalistes, procèdent de cette logique. Les Copiaus sont un miroir tendu au Pays beaunois saisi au seul prisme de la vigne, comme ils sont hors de l’espace beaunois le prétexte d’une identification de la production viticole à son lieu. Ce souci documentaire des Copiaus s’inscrit, au plus près des mutations de la communauté viticole, dans la logique des procès sur les appellations où il s’agissait de rappeler des usages « locaux et constants ». Il est, dans l’ensemble de la production des Copiaus, entièrement charpenté sur le type social du vigneron, son entourage, son lexique, ses coutumes. L’appartenance au lieu, au terroir, passe là par le labeur, le travail et la posture sur le coteau du vigneron. Se tenir sur le coteau signifie l’appartenance au monde du vin, exit donc la cave, le domaine, le négociant. Par une forme d’équivalence d’ailleurs, les Copiaus indiquent chanter le pinot parce qu’ils viennent du coteau :

Les copiaus
Vive la vigne sont venus du coteau
Vive la vigne
Pour chanter le pinot
La futaille et la bouteille
Et les joyeux compagnons
Vive le jus de la treille
Vivent les bons vignerons
Vive Beaune sans pareil
Et vivent les bourguignons
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Ce caractère documenté des Copiaus, dont les spectacles tirent leur authenticité, s’inscrit à la charnière de plusieurs univers socio-intellectuels des traditions vineuses. Au plus près du choix du vigneron comme archétype, Jean Bourguigon, s’insère le massif plus large d’une littérature régionaliste vouée à cette précision lexicale, où la fiction vaut documents comme telle. Sur la Côte viticole, cette logique est également portée par Roupnel, romancier. Nono, Le Vieux Garain croquent le vigneron dans son espace, dans sa spécificité ethnologique (Whalen 2001). Ils se situent à la croisée de la littérature et des Sciences Humaines et Sociales (SHS) autant par la personnalité de Gaston Roupnel que par le genre même d’une littérature régionaliste à vocation toujours plus ethnographique. L’immédiat après-guerre est favorise ces confluences, tant l’ethnographie se cherche, tant le folklore se conçoit dans la cueillette, est affaire de notables locaux –ici Gabriel Janteon, comme le Comte Lafon, Jacques Prieur, Camille Rodier… La césure interviendra dans les années Trente, par le travail d’Arnold Van Gennep, comme par la dynamique des Arts et Traditions Populaires (ATP) autour de Georges Henri-Rivière. La généalogie documentaire de l’objet vigneron est, pour Marion Demossier, bien repérée. Elle relie Roupnel à L’enfant dans les vignes (Jean Taboureau) jusqu’à Moi, je suis vigneron d’André Lagrange. L’exceptionnalité des Copiaus tient alors à ce qu’ils indiquent une voie autre que celle des sciences humaines et du folklore dans la promotion d’une image de la Bourgogne, source d’identifications (Demossier 2006). Les Copiaus incarnent brièvement un folklore vineux dont la force tient à ce qu’elle synthétise au répertoire classique de la comédie des improvisions marquées par le revivalisme des traditions. C’est alors cette justesse documentaire qu’il s’agit de questionner.

L’écriture des pièces et prologues tient d’abord à l’enseignement de Jacques Copeau, à l’attention qu’il porte aux farces médiévales, à Molière. La dynamique des spectacles se nourrit de ces références : on joue sur les tréteaux, sur les places, les spectacles sont souvent précédés d’une parade dans la ville, en costume, bannière du Vieux-Colombier au vent. Cette dynamique se marie fort bien avec la logiques des fêtes viti-vinicoles, marquées par les chants, les processions, l’élection des reines, ou la procession du Roi Chambertin à Gevrey. L’alliage est d’autant plus fort que peu ou prou, ces fêtes prennent pour modèle la fête des vignerons à Vevey (canton de Vaud), où théâtre, chanson et viticulture se marient dans la célébration du vin depuis le début du XIXème siècle. Jean Villard-Gilles fait ici pont. Originaire du canton de Vaud (Daillens), il connaît ce folklore viticole depuis son enfance (Villard-Gilles 1954). Au sein des Copiaus, il compose les musiques, les chants, des célébrations, ré-interprétant à son compte, et pour les besoins de la troupe, l’expérience vaudoise. Il use également du répertoire folklorique bourguignon, reprenant les Chansons bourguignonnes de Maurice Emmanuel, ami de Copeau. Ces reprises valent d’ailleurs mise en abyme de l’exceptionnalité des Copiaus, alliage de circonstance, mais heureux, du folklore tel que les élites intellectuelles en usent comme matériau et d’un théâtre régénéré tel que le souhaite Jacques Copeau. A ce travail sur la musique, les intermèdes, il faut sans doute ajouter le poids d’observations quotidiennes au sein de Pernand-Vergelesses. Les gestes des Copiaus ne sont pas seulement imitation, ils sont aussi l’effet d’une initiation des comédiens aux gestes et au temps de la culture vigneronne par leur participation aux vendanges notamment (Chambarlhac 2011). La proximité de la troupe avec son « public de vignerons » tient à ce compagnonnage.

À ce répertoire qui tient au vécu de la troupe s’ajoutent des recherches plus poussées, notamment menées par Michel Saint-Denis, parfois épaulé par Jacques Copeau. Ce dernier, ainsi que Léon Chancerel qui quitte rapidement la troupe, est membre de la société d’histoire et d’archéologie de la ville de Beaune depuis 192511. Si les registres sont laconiques, cette présence, compte-tenu de la dynamique de la troupe et de sa rapide inscription dans le tissu régionaliste, implique sans doute une imprégnation, sinon une recherche, sur les traditions vineuses. A l’occasion de la commande pour la fête des vins de Nuits-Saint-Georges, le Journal de bord des Copiaus mentionne que Michel Saint-Denis, Jacques Copeau et Henri Ghéon (de passage) ont effectués une recherche documentaire sur les crus à partir de laquelle Michel Saint-Denis écrit les poèmes célébrant les vins. L’hypothèse la plus probable est alors celle d’une rencontre avec les travaux de Camille Rodier, notamment Le vin de Bourgogne, publié en 1920 ; de même par la proximité de Jacques Copeau avec Louis Latour, on supposera pour le Prologue de Meursault, comme pour les saynètes qui l’accompagnent, l’empreinte – directe ou diffractée - de L’histoire de Meursault (1863) par Joseph Latour. Ces lectures, si elles se situent en marge du milieu académique, ont leur efficacité dans la production d’un théâtre vineux. L’art des Copiaus, pour notre propos ici, est de les utiliser en les localisant systématiquement par le prologue du coryphée, constamment réécrit au fil des lieux, et des crus donc.

***

On conclura provisoirement sur la normalité de l’exceptionnalité de l’expérience des Copiaus. L’oxymore participe de la microstoria (Revel 1996). La normalité des Copiaus procède autant de la logique fonctionnelle de la troupe (financer l’École) que de la documentation dont elle use. Il y a là la volonté constante de s’approprier le local par l’observation, le compagnonnage, la lecture. Ce travail est intéressé : il porte en soi la possibilité de la commande, et, dans l’esprit des Copiaus, est la condition sine qua non d’une rencontre avec un public sain, non perverti par un théâtre boulevardier, commercial. On saisit là toute l’empreinte de Jacques Copeau, sa volonté – parfois mystique - de fuir en Bourgogne pour trouver les conditions d’une régénération théâtrale. L’exceptionnalité des Copiaus pointe ici. Elle est l’effet même du théâtre, et dans la production d’un théâtre vineux qui se démarque nettement de ses homologues régionalistes, pointe un mimétisme assumé, construit par des sources empruntées à des sources étrangères au savoir ethnographique, toujours secondes dans leur rapport aux savoirs disciplinaires d’alors : la littérature régionaliste, l’histoire écrite par des érudits, le folklore des notabilités locales... Le vin des Copiaus s’écrit là, il est l’expression même du lieu puisqu’il en donne à voir les représentations.

Bibliographie

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Chambarlhac V., 2011, Les copiaux, Jacques Copeau, au village – 1925-1929, Annales de Bourgogne, 23, p. 377-387.

Demossier M., 1999, Hommes et Vins. Une anthropologie du vignoble bourguignon, Dijon, EUD, 443 p.

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Notes

1 À titre d’exemple, Ivan Goll, Le Théâtre pur de Jacques Copeau, L’Intransigeant, Octobre 1926, reproduit par le Journal de Beaune, 16 octobre 1926, p 1. Retour au texte

2 Il semblerait, à suivre les indications de Suzanne Bing dans Le journal de bord des copiaus, que ce soient les habitants de Gergy (Saône-et-Loire) qui lui attribue ce surnom (Gontard 1974). L’adoption du nom est confirmée par .J. Villard-Gilles (1954, p. 116). Retour au texte

3 Si l’on se réfère au Journal de bord des Copiaus (Gontard 1974) tenue par Suzanne Bing, Copeau mettrait la main à la pâte dans deux productions tangentielles au folklore vineux : Les cassis qu’il écrit pour Nuits-Saint-Georges, et L’illusion, adaptée de Goldoni, qui s’inscrit dans le vif d’une communauté vigneronne. Retour au texte

4 Dès 1925, Gustave Gasser voyait dans la venue de Jacques Copeau la possibilité d’un régionalisme théâtral (Le Miroir dijonnais, octobre 1925). Jehan de Pavilly voit dans le théâtre des Copiaus en 1927 une tentative de ressusciter « l’âme bourguignonne » (Jehan de Pavilly, « La résurrection de l’âme bourguignonne », La Bourgogne d’or, avril 1927). Cette thématique est reprise dans les feuilletons des quotidiens sur le régionalisme bourguignon : Progrès de Saône et Loire, Courrier de Saône et Loire, Journal de Beaune, Avenir bourguignon. Retour au texte

5 Archives Municipales de Meursault, Menu de la Paulée, 1925. Retour au texte

6 Michel Saint-Denis, Prologue de Meursault (encore appelé : Jean Bourguignon et les Copiaus). BNF, Fonds Jacques Copeau (cité par Gontard 1974, p. 179-180). Retour au texte

7 Jean Bourguignon est un pseudonyme de Cartouche dans Cartouche ou les voleurs, comédie en trois actes de Legrand, représenté au théâtre français le 21 septembre 1721 (Lepeintre 1824). Retour au texte

8 Empruntée aux travaux de Freud (1919), l’expression désigne « ce qui n’appartient pas à la maison et pourtant y demeure». Elle semble adéquate pour se saisir, au ras du public bourguignon, de la sidération provoquée par le mimétisme des Copiaus. Retour au texte

9 Journal de Beaune, La IIe fête de la vigne et du vin, 31 août 1926 Retour au texte

10 « La Ronde du vin » Cinq chansons bourguignonnes, suivies d’un hymne à Beaune, AM de Beaune, 63 Z 96. On retrouve symétriquement cette même appropriation dans le fait qu’à Pernand-Vergelesses les maisons abritant les Copiaus sont frappés du symbole du Vieux-Colombier, à la manière dont les clos portent la marque du domaine. Retour au texte

11 Procès verbal de la séance du 14 mai 1925, Société d’archéologie de Beaune, Mémoires, 1925-1929. Retour au texte

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Référence électronique

Vincent Chambarlhac, « « Une inquiétante étrangeté » ― Les Copiaus et l'espace scénique du vin autour de 1925 », Crescentis [En ligne], 1 | 2018, publié le 01 octobre 2018 et consulté le 29 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/crescentis.347. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=347

Auteur

Vincent Chambarlhac

Centre Georges Chevrier UMR 7366, Université de Bourgogne

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