De territoires en terroirs du vin : le casse-tête législatif des appellations d’origine (1905-1935)

DOI : 10.58335/crescentis.277

Plan

Texte

Pendant trente ans, la question des appellations de provenance1, devenues appellations d’origine, a été génératrice de conflits régionaux chroniques et de débats nationaux tendus. En 1914,tourmenté par le sens du« devoir social », Clémentel (1914, p. 12), arbitre en puissance de la mêlée comme président de la Commission d’agriculture de la Chambre en 1911-1912, ministre de l’Agriculture en 1913, publiait un livre d'une grande rigueur documentaire, au titre pathétique : Un drame économique. Les Délimitations. Dans cette aventure pleine de turbulences et de rebondissements, pour le pire et pour le meilleur, « la Champagne viticole a été en vedette, tenant sans cesse la tête du mouvement » souligne le très averti Georges Chappaz (1874-1953), professeur d’agriculture dans la Marne pendant dix ans (1904-1913), promu inspecteur général de l’Agriculture, détaché à la direction de l’Association viticole champenoise (A.V.C.) de 1919 à 1928, et premier secrétaire général en date du Comité national des appellations d’origine (C.N.A.O.) à sa création, en 1935 (Chappaz,1951, p. 374). Le vignoble de Champagne a été en effet le premier vignoble de France à réclamer (dès 1902-1903) et à obtenir (en 1908) sa délimitation territoriale, et la première appellation régionale homologuée AOC (29 juin 1936).

La première délimitation de la Champagne viticole, administrative et agressive, a été explosive, provoquant les émeutes, révoltes et jacqueries de 1911 ; celle du Bordeaux, définitivement provisoire après quatre années de remous retentissants (1907-1911), s’est avérée tout aussi exclusive, houleuse et frondeuse, pour imposer le « Rien que la Gironde ». Mais taillées « large », les délimitations en 1909 du Cognac et de l’Armagnac se sont imposées sans conflit majeur. En 1930, la délimitation judiciaire batailleuse de la Bourgogne viticole, la dernière en date réalisée dans les grands crus, a été la plus extensive, incluant quatre départements.

Les éléments singuliers de la précocité champenoise ont permis un « forcing » des élus du département de la Marne pour introduire la délimitation dans le champ d’application de la loi sur la répression des fraudes de 1905, quoique la délimitation des grands crus ait difficilement à voir avec la défense et la protection de la santé publique. Le rejet violent et sans appel des délimitations administratives en 1911 a suscité la mise en chantier immédiate d’une loi nouvelle relative à la protection des appellations d’origine, lieu du casse-tête que la loi aboutie en 1919 estimait avoir résolu. Conçue comme une loi de pacification nationale, sa mise en œuvre a entraîné des dérives et effets pervers « désastreux » (J. Capus), et donné lieu à des pratiques aussi conflictuelles que divergentes, en appelant dès 1923 à la nécessité d’une révision. Votée à l’unanimité de la Chambre, la loi de 1927 était censée lui apporter les correctifs nécessaires, mais n’a eu d’effet radical et notoire qu’en Champagne. La loi unanime peine à faire la loi. Après trente ans de soubresauts chaotiques, la protection-réglementation des appellations d’origine ne commence à trouver une solution paisible, particularisée et durable, qu’avec la mise en place en 1935 du Comité National des Appellations d’Origine (CNAO).

Précocité champenoise : « Il n’est Champagne que de la Champagne »

On doit d’abord à l’initiative et à la vigilance des maisons constituant le haut négoce du champagne, Vve Clicquot en tête, une première délimitation avant la lettre, destinée à combattre sur le territoire national la « lèpre de la contrefaçon »2, grâce à un recours intensif à la loi Chaptal du 28 juillet 1824. Cette loi protège le nom commercial [les marques] et le nom de lieu [provenance géographique] des produits fabriqués contre les altérations ou suppositions de noms, au titre de la protection de la propriété commerciale et industrielle. Le vin mousseux de Champagne est le premier vin en France juridiquement reconnu par les tribunaux en 1845 comme « produit fabriqué », qualification étendue à toutes les productions vineuses en1847. La poursuite des faussaires et plagiaires est la mission première que se fixe le Syndicat du Commerce des vins de Champagne, fondé dès 1882 par les grandes maisons. Son action méthodique et coordonnée parachève en moins d’une décennie la fixation d’une jurisprudence précise, d’où il ressort que « la désignation Champagne n’a pu tomber dans le domaine public » (1887), que « seuls les vins récoltés et manutentionnés en Champagne pouvaient être désignés sous le nom de cette province », dont les limites, précise en 1889 la Cour de Cassation, « ne sauraient être étendues ni restreintes », renvoyant au dernier état de la géographie administrative d’Ancien Régime, soit principalement à l’ancienne généralité de Châlons, à peu près similaire à l’ancienne région Champagne-Ardenne. Cette jurisprudence est au fondement de l’adage« Il n’est Champagne que de la Champagne », aujourd’hui encore devise de l’interprofession.

Le vin mousseux de Champagne est un vin d’assemblages, identifié par une désignation-appellation régionale unique, qui transcende crus, cépages et millésimes, aux antipodes des subtilités des mosaïques bordelaise ou bourguignonne, et « cru » s’entend localement du terroir viticole communal en entier. Largement ignorée du consommateur, une échelle des crus s’est instituée empiriquement au cours du XIXème siècle, qui détermine les prix du raisin fixés unilatéralement par le négoce à chaque vendange. L’échelle est dégressive, qui va de 100 % pour une vingtaine de communes-phares de référence classées « grands crus », à 25 % pour les moindres, et moins encore pour les crus non-classés. À ce pilotage qualitatif par l’aval libéralement coercitif, s’ajoute en fin de siècle un pilotage par l’amont autrement plus incitatif, impulsé par la lutte contre le phylloxéra. En 1898 naît l’Association Viticole Champenoise (A.V.C.), créée et financée par une vingtaine de maisons de négoce, avec pour mission de sauvegarder, par des traitements appropriés et une expérimentation prospective des plants greffés, les plants champenois, dits aussi plants de terroir. Le terme désigne les cépages considérés comme les meilleurs, sinon les seuls qualifiés pour la champagnisation :en rouge, le pinot noir (à jus blanc), plant d’excellence ici comme en Bourgogne, et le pinot meunier, particulier à la Champagne, admis comme cépage de second cru, quoique considéré par les classiques de l’œnologie comme plant commun (Jullien 1816, p. 23 ; Odart 1845, p. 133 ; Rendu 1857, p. 308) ; en blanc, le chardonnay, couramment assimilé à un pinot blanc, et le petit meslier, alter ego en blanc du meunier3. Le terme exclut formellement les rustiques gamays, relégués parmi les plants de grosse race. Grâce au dispositif adopté, près de 70% des vignes marnaises en production en 1913 (11750 ha) sont encore des vignes françaises, qu’elles soient ou non phylloxérées, demeurant cultivées en foule et à la seule force des bras (Chappaz 1951, p. 100), et les pinots y constituent rondement les deux-tiers des encépagements. L’AVC avait en outre strictement circonscrit sa sphère d’intervention aux trois arrondissements de Reims, Epernay et Châlons. Mais la demande spécifique de délimitation émane du vignoble, et s’amalgame alors vertueusement à la grande croisade nationale menée contre la fraude, dont le spectre champenois est celui de la « fraude par substitution ».

La pression vigneronne : « Chacun chez soi, chacun pour soi »4

La Belle Époque a consacré la segmentation du marché du champagne. L’escalade protectionniste des tarifs douaniers a fait se tasser les exportations, qui restent largement majoritaires, mais l’essor continu des expéditions depuis 1895 résulte pour une bonne part de la faveur de la demande intérieure pour un champagne« démocratique, courant et populaire »5, satisfaisant une clientèle plébéienne républicaine : « La libre concurrence avait créé, à côté des hautes marques… le Champagne du pauvre, propice aux toasts démocratiques »6, fourni par un petit et moyen commerce dit de deuxième ou troisième ordre, celui des « négociants de Champagne à bas prix qui s’approvisionnent partout ailleurs que dans le département de la Marne » (Chandon de Briailles 1898, p. 2). Pour faire face à la demande ou compenser de fortes irrégularités de récoltes, des négociants peu scrupuleux font venir des vins extra-champenois issus de cépages éclectiques, et les manipulent sur place, maquillés « champagne ». C’est à ce trafic de vins « étrangers », principalement ferroviaire et très voyant, initié par des négociants réputés« fraudeurs », que les vignerons marnais imputent leur misère et la chute des prix du raisin entamée depuis 1893-1895. Portée par l’organisation syndicale naissante, la revendication de délimitation stricte d’une Champagne spécifiquement viticole se présente comme la solution radicale pour extirper la fraude et relever les prix du raisin, en verrouillant les approvisionnements. Dès 1903, les élus marnais, départementaux et nationaux, relaient intégralement cette demande auprès des pouvoirs publics. Parmi eux se trouvent deux « sommités politiques »7, à l’autorité imparable : l’illustre Léon Bourgeois (1851-1925), tenu pour « l’oracle » et le « pontife » du radicalisme, député puis sénateur de la Marne de 1888 jusqu’à sa mort, ministre à répétition et toujours ministrable ; à ses côtés, son collègue Ernest Vallé (1845-1920), représentant élu depuis 1889, investi président du Parti radical en 1901, Garde des Sceaux du ministère Combes (1902-1905), président du Conseil général et président du syndicat agricole d’Epernay8. Le rapport de forces ainsi établi permet l’entrée par effraction de la délimitation dans l’arsenal des mesures administratives de répression des fraudes.

En 1905, la députation marnaise avait en effet déposé un court amendement, précisant que les règlements d’administration publique prévus « délimiteront les régions pouvant prétendre exclusivement aux appellations de provenance des produits ». Malgré sa prétendue acceptation en commission, l’amendement avait été retiré, sur la promesse du rapporteur que la cause était entendue, laissant planer le doute sur la volonté législative9, que vignerons et élus marnais tiennent néanmoins pour acquise. En mars 1906, à la session annuelle de la Société des Viticulteurs de France, Joseph Capus, alors professeur d’agriculture en Gironde, avait été invité à présenter un rapport sur les crus du Bordelais, dans lequel il soulignait l’importance des sols, des cépages, et de la dégustation dans la différenciation et l’appréciation des vins fins10. À l’écart des débats dominants sur les fraudes et falsifications, c’était pratiquer un retour en force aux classiques de l’œnologie de la lignée Chaptal-Jullien-Jules Guyot, avec leurs critères distinctifs fondamentaux : la trilogie cépages-sols-climat, qui produit « dans chaque cru, un bouquet et une saveur propres à ce cru » (J. Guyot)11. La Société avait également émis dans le même sens un vœu concernant l’extension d’une Champagne viticole spécifique, distincte de la Champagne historique :

Il y a lieu d’une part d’élargir le district champenois de façon à permettre à toutes les maisons faisant loyalement le commerce des vins à bon marché de s’approvisionner exclusivement dans les limites de la Champagne viticole, et, d’autre part, de restreindre ce district aux crus qui, par leur proximité géographique des vignobles, ont été le berceau des vins mousseux de la Champagne, s’en rapprochent encore par la similitude de leur sol, de leurs cépages et de leur mode de culture12.

Pour l’heure, au nom de la défense inconditionnelle de la liberté du commerce et du secret des transactions des producteurs honnêtes, le Syndicat du Commerce, présidé par Paul Krug, décline toute implication dans la délimitation, et refuse en conséquence de siéger dans la première commission ad hoc constituée par le préfet de la Marne, sous la présidence de Léon Bourgeois (Guy 2007, p. 133-135).

La première Champagne viticole délimitée en Conseil d’Etat (1908)

En 1907, la commission locale rend ses conclusions, avalisées par la très récente Commission des Boissons (dite également des Fraudes), et transmises pour avis le 3 juin au Conseil d’Etat, sous la forme d’un projet de décret ministériel. Par solidarité départementale, la Champagne viticole comprendrait le département de la Marne en entier, augmenté d’un canton limitrophe de l’Aisne (Condé-en-Brie), admis au titre de crus secondaires pouvant satisfaire la demande de champagne à bon marché. Avec ses prétentions injustifiées, l’Aube a été exclue en totalité, bien que partie intégrante de la Champagne historique, bien qu’elle compte une poignée de petits fabricants de champagne, et livre une part croissante de sa production de vins blancs à un négoce marnais considéré comme franc-tireur, voire peu recommandable. Le vignoble du Barrois aubois paraît frappé d’une double disqualification, encépagé aux trois-quarts en gamay, planté sur des coteaux jurassiques, moyennant quoi les « usages constants » invoqués ne seraient rien d’autre que des « abus constants » frauduleux.

On ne peut nier que la valeur d’un vin dépend du terroir, de la nature géologique du sol, des cépages, le tout réglé par des conditions climatériques et le mode de culture. Quand ces facteurs cessent d’être associés, la production devient plus commune. On ne saurait donc baser les délimitations sur de simples « usages »…M. Bertrand de Mun défie que le commerce des vins chers avoue être allé s’approvisionner dans l’Aube…13.

Les réactions contre cette « délimitation en sourdine » sont immédiates, sous la forme d’une interpellation vigoureuse à la Chambre, appelée à faire date dans les annales (14 juin 1907). Le député aubois Castillard dénonce la formation confidentielle d’une commission très partiellement représentative de la Champagne, et, sur le fond, retrait de l’amendement marnais de 1905 à l’appui, l’absence formelle de délégation de pouvoir à l’Exécutif pour délimiter, opération qui revient à trancher un droit de propriété, échappant par essence à tout dessaisissement possible du pouvoir législatif. Pour finir, il met le ministre au défi d’allumer la guerre entre départements voisins, au moment même où explose la révolte des vignerons du Midi. Dans un tel contexte, l’interpellation du député fait mouche, et le Conseil d’État, sérieusement ébranlé, demande un vote de délégation explicite14. Une proposition de loi est immédiatement déposée et adoptée par la Chambre (9 juillet), mais le Sénat met un an à s’y rallier, malgré les injonctions de Vallé et Léon Bourgeois. Promulguée le 5 août 1908, la loi Cazeneuve délègue effectivement le pouvoir de délimiter, « en prenant pour base les usages locaux constants ». La légalité nouvelle permet la délimitation de la Champagne viticole par décret du 17 décembre 1908. L’Aube reste exclue. Conclu et rendu public six mois plus tôt, l’accord passé dans la Marne entre syndicats vignerons et Syndicat du Commerce, qui s’est finalement rallié à la délimitation, a été dénaturé : le département de la Marne est sectionné, mais le Soissonnais, qui n’est ni marnais, ni particulièrement viticole, ni Champenois « historique », est en partie incorporé. La configuration endossée par le Conseil d’État provoque une levée de boucliers, en Champagne et ailleurs. Sur la teneur du décret pèse une lourde suspicion de camaraderie radicale électoraliste et d’abus d’influence des sommités de la Marne sur les conseillers d’État (Lachapelle 1911). Tandis que les Aubois dénoncent immédiatement une spoliation, vignerons et élus marnais réclament aussitôt le vote de mesures complémentaires, soit un arsenal législatif répressif qui prohibe les approvisionnements frauduleux. Mais, devant les remous provoqués, ni le parlement ni le gouvernement ne sont pressés d’aboutir, dérobade qui mène à la cascade d’émeutes, révoltes et jacqueries de 1911.

La Grande Peur champenoise de 191115 - Drame en cinq actes

Acte 1 – Premières colères marnaises, 16-18 janvier 1911

À bout de patience, accablés par les calamités de 1910 qui ont réduit leur récolte à néant et donné un sérieux coup de fouet au trafic des vins « étrangers », exaspérés par l’immobilisme parlementaire, les vignerons de la vallée de la Marne passent à « l’action directe », en menant quelques expéditions punitives de « sabotage » contre des négociants fraudeurs ou présumés tels. Cette fois, les mesures complémentaires sont adoptées dans l’urgence, le 10 février 1911. Désormais, le vignoble aubois ne peut plus formellement prétendre à livrer ses vins au négoce du champagne, ostracisme qui suscite une riposte solidaire de tout le département, comprenant une soixantaine de communes viticoles sur un total de 446.

Acte 2 – La révolte auboise, mars-avril 1911 : « On a révisé Dreyfus, On révisera la Champagne »

La mobilisation générale pour la « réintégration de l’Aube en Champagne » se déclenche, lorsque le nouveau Président du Conseil Ernest Monis (2 mars-27 juin 1911) déclare publiquement le 15 mars que « la délimitation viticole de la Marne (sic) est faite et bien faite et qu’il n’y a pas lieu d’apporter un changement quelconque à l’œuvre du Conseil d’État ». Se conjuguent alors démissions en chaîne des élus municipaux et départementaux, grève administrative et fiscale, ainsi que l’organisation de manifestations spectaculaires, destinées à « forcer l’attention nationale », par des démonstrations de force « sans violence ni faiblesse ». Elles culminent avec la « manifestation-monstre, d’accord parfait », organisée à Troyes les 8-9 avril. Dans cette levée en masse, scandée par des « cortèges quasi-révolutionnaires » (G. Lachapelle) inondés de drapeaux rouges, Le Temps croit pouvoir discerner « une ressemblance frappante avec le Midi de 1907, mis à part le nombre ».

La présidence du Conseil est sur la défensive et manque d’autorité. Le gouvernement est divisé, le ministre de l’Agriculture Jules Pams, considéré sur ses terres catalanes comme le « père des vins doux naturels »16, tenu en lisière. Comme sénateur et président (1907-1919) du Conseil général de la Gironde, Monis a été en effet un activiste et artisan majeur de la fronde et de l’obstruction menées pendant quatre ans pour réserver l’appellation Bordeaux à la Gironde exclusivement (Roudié 1994, p. 219 sq.)17. Le décret de délimitation venait d’être rendu le 18 février 1911, excluant de haute lutte toute extension en Dordogne (Bergeracois) comme dans le Lot-et-Garonne (Marmandais).

Acte 3 - La déroute parlementaire des délimitations, 3-11 avril : « un coup de pied au derrière donné au gouvernement » (Clémenceau, sénateur)

Embarrassés et hantés par le spectre d’une guerre civile, le Sénat et la Chambre commencent à faire marche arrière, ainsi que le gouvernement. À la veille de la manifestation troyenne qui s’annonce comme colossale, la Chambre est la première à tirer la sonnette d’alarme le 3 avril, à s’émouvoir des troubles qui menacent « la sécurité publique et la tranquillité nationale », en dénonçant le cauchemar des délimitations et les méfaits d’une procédure « qui arme les départements les uns contre les autres »18, en Champagne comme en Aquitaine. La suppression des délimitations est mise d’urgence à l’ordre du jour, avec l’objectif prioritaire de conjurer ce qui revêt toutes les apparences d’une Grande Peur champenoise. Le rapport de Fernand David désavoue la déclaration Monis, en considérant que la délimitation de la Champagne a été mal faite19. Le lendemain même de la manifestation troyenne, le gouvernement saisit le Conseil d’État du dossier de révision de la délimitation (10 avril). Le Sénat franchit le pas le premier, en adoptant le 11 avril une motion de condamnation des délimitations « qui peuvent provoquer des divisions entre Français », par un vote massif de 213 voix contre 6220. La proposition émane du sénateur Denoix, élu de la Dordogne, tout juste évincée en totalité de la délimitation Bordeaux :

L’ère des délimitations est finie, elle a trop duré pour la tranquillité du pays… Nous voyons partout l’insurrection - le mot n’est pas trop fort - ou déclarée, ou à l’état de préparation. De tous côtés, on s’organise pour la résistance, on s’élève contre la délimitation, et d’ici peu, ce sera l’incendie général qui gagnera toute la France…21

Le sénateur ne pensait sans doute pas si bien dire. Communiqué séance tenante dans la Marne, le « vote imbécile et maladroit du Sénat » (dixit la Fédération des syndicats marnais), ajouté aux tergiversations de Monis, y déclenche aussitôt les émeutes incendiaires qui embrasent la vallée de la Marne.

Acte 4 - La « Saint-Barthélémy des vins »22 marnaise, 11-14 avril

Exaspérés, les vignerons passent à nouveau à l’action dans la nuit du 11 au 12 avril. La Rivière de Marne est toujours en première ligne de la croisade vengeresse menée contre la fraude et ses suppôts, exécrés et harcelés comme les instigateurs, manipulateurs ou complices de la révolte auboise, responsable désignée de la remise en cause des délimitations. Le déchaînement du mythe obsessionnel du complot fraudeur est à son comble. Les manifestants, décrits par la presse comme des forcenés, saccagent et incendient plusieurs maisons et celliers de négociants fraudeurs ou supposés tels dans une vingtaine de communes des environs d’Epernay. Des barricades sont dressées avec les décombres pour barrer la route à la cavalerie. Sabotage est le maître-mot instillé par le discours officiel. La Marne est mise en état de siège. Pour faire bonne mesure, sous des motifs accessoires, le vignoble aubois est à son tour investi par la troupe, le 14 avril (Barsuraubois) et le 3 mai (Barséquanais). « Il y a plus de soldats que de vignerons en Champagne » relève L’Humanité du 26 avril. « Je vous souhaite que la Bourgogne ne se délimite jamais », écrit un soldat en cantonnement à Bar-sur-Aube à un ami bourguignon (cité par Buvry 2005, p. 237 - 13 mai 1911).

La question des délimitations submerge alors les débats politiques, en termes d’atteinte portée à l’unité nationale, menacée de dislocation par une « législation improvisée de séparatisme viticole »23. L’économie politique libérale orthodoxe monte au créneau, Quesnay et Turgot en étendard, pour dénoncer un protectionnisme intérieur rétrograde,qui tend rien moins qu’à « découper la France en petits morceaux » et à sacrifier la liberté commerciale24. Les Chambres de commerce, les syndicats de négociants en vins emboîtent le pas, repartent à l’assaut contre les délimitations, présentées comme « une incarcération dans une geôle »25. Délégations, pétitions, meetings se multiplient, en Aquitaine et dans le Cognaçais, pour ou contre les délimitations acquises… Le gouvernement fait pâle figure, et paraît menacé lui-aussi de dislocation26.

Acte 5 - La « sortie » gouvernementale de juin 1911

C’est alors que le Conseil d’État rend son avis, converti le 7 juin en décret ministériel, reçu dans l’Aube comme « le décret Monis-Bourgeois ». Il crée une « Champagne 2e zone », sous-appellation au rabais ressentie comme une insulte, octroyée en lot de consolation aux exclus de 1908, et label bien en peine de se rattacher au moindre des usages locaux constants comme de résoudre le conflit champenois. Le 30 juin, le ministre de l’Agriculture Jules Pams, rescapé de la chute du gouvernement Monis, dépose un projet de loi de « réconciliation nationale » pour « compléter » la loi Chaptal de 1824, subitement parée dans la tourmente de vertus inestimables : sa clarté, sa longévité et sa souplesse, ajoutées à son caractère éminemment pacifique, sans exposition directe pour le pouvoir législatif ni l’Exécutif. Le terme fratricide de délimitation a été prudemment écarté, au bénéfice de la protection des appellations d’origine. Les révoltes de 1911 font désormais figure de repoussoir absolu, et signent le rejet radical et définitif de la procédure administrative centralisée, toujours suspecte d’intrigues politiques :

« voie dangereuse, où nous retrouvons successivement toutes les étapes d’une guerre civile moderne : la grève des élus, le refus de l’impôt, et finalement l’insurrection » (Clémentel 1914, p. 169).

Le casse-tête politico-juridique : « compléter » la loi Chaptal de 1824

Deux acquis consensuels sous-tendent le projet de loi, à commencer par le dessaisissement de l’Exécutif, établi sur la ferme conviction qu’il est« inutile de mettre en mouvement la puissance de l’Etat »27 : outre l’épuisement du ministère de l’Agriculture28, l’effervescence champenoise a « usé » en 1911 deux préfets, deux sous-préfets, et un Président du Conseil, qui a réussi l’exploit d’être pendu et brûlé en effigie, et dans l’Aube et dans la Marne. La référence aux usages locaux, loyaux et constants constitue le second acquis, autant que la source du casse-tête. La notion d’usages provient du droit coutumier de l’ancienne France, et les Constituants s’étaient jadis résignés à déclarer forfait. En 1789, la rédaction d’un code rural avait d’urgence été mise en chantier, pour combattre « l’anarchie générale pesant sur toute l’économie rurale ». Remis seulement en 1791, le travail accompli fut déclaré aussitôt qu’adopté « entièrement mauvais, car il est impossible de faire des lois rurales universelles », sur le constat qu’ « Il est autant d’usages que de cantons » (Soboul 1989)29. En matière viticole, pouvait-on pareillement satisfaire « le désir très honorable sans doute, mais qui paraît irréalisable, de donner la solution souveraine d’une loi générale à des questions locales et particulières »30 ?

Indépendamment de la diversité foisonnante des usages locaux et des variantes régionales des rapports entre propriété viticole, crus et négoce, se posent des questions de principe, redoutables pour la pensée libérale : comment à la fois « réprimer les fraudes et assurer la liberté du commerce honnête »31, à la fois règlementer l’encépagement ou la conduite de la vigne, sans porter atteinte à la sacro-sainte liberté de culture32 ? S’il est entendu que les appellations d’origine sont une question de droit et non d’administration, quelle qualification juridique en retenir : titre de propriété industrielle et privée au bénéfice des négociants-élaborateurs, dans le droit fil de la loi Chaptal, comme l’avait encore déclaré Monis à la Chambre (3 avril 1911), ou propriété collective indivise des producteurs dans un périmètre délimité ? Sur fond de crise viticole généralisée, l’ambition politique républicaine déclarée était de tendre la main à la démocratie rurale, de promouvoir « une mesure démocratique de défense de nos petits vignerons », où « le viticulteur a droit à la propriété du nom de son cru »33. Les débats et polémiques sur ces questions sont extrêmement vifs et secrètent un contentieux sévère au fil de la gestation de la loi.

Le poison des qualités substantielles34

Le projet de loi avait introduit comme critères discriminants des A.O. l’origine, la nature et la qualité substantielle des vins, « tirée principalement des cépages, mode de culture et terrains », soit la triade des usages de production fondamentaux. Ce dualisme engage un tournoi « qualité » versus « origine », qui oppose généralement le négoce à la viticulture (langue républicaine), le commerce à la propriété (parler bordelais). Le négoce défend la nécessité de critères qualitatifs et revendique « le droit d’améliorer des vins incomplets sans leur faire perdre leur désignation d’origine », l’A.O. étant « plutôt une expression qualitative qu’une expression géographique »35. La viticulture soutient massivement le principe de l’exclusivité de l’origine : le vin n’est pas un produit industriel standardisé et constant, dont la loi pourrait, dans chacun des innombrables cas d’espèce, prétendre garantir ni même définir les qualités intrinsèques ; les coupages « améliorateurs » ne sont rien d’autre qu’une fraude par substitution de vins étrangers aux vins du cru. On pourrait même carrément retourner le propos : à similitude de cépages, mode de culture et terrains, on pourrait produire ailleurs que dans leurs lieux d’origine des copies garanties certifiées conformes36. Au plan politique, le recours aux qualités substantielles ne serait rien d’autre, selon la formule méditée de Fernand David, que la porte ouverte à « une acception savamment rétrécie des usages », éminemment conflictuelle37, fer de lance de l’exclusion de l’Aube par les Marnais, qui n’ont pas hésité à soutenir que « cultiver à la charrue, c’est de la fraude »38, comme du monopole girondin sur le Bordeaux. À son congrès constitutif de février 1913, la Fédération des associations viticoles de France (FAVF) s’est prononcée pour l’origine seulement. Le rapporteur avait aussitôt accepté de transiger, en proposant l’origine comme essentielle, et la qualité subsidiaire mais nécessaire39. Les controverses s’emballent, sauf dans la Champagne marnaise, où vignoble et négoce ont d’emblée fait cause commune contre l’exclusivité de l’origine. En Gironde, l’Accord de Bordeaux, scellé en septembre 1913 entre propriété et commerce, ratifié par le Syndicat national du commerce en gros des vins, et dont Clémentel a fait le plus grand cas, accepte finalement le cumul usages et qualités substantielles pour définir l’appellation. Le soutien inconditionnel du Champagne et le ralliement du Bordeaux semblaient devoir l’emporter. C’était sans compter avec la dissidence, troublante pour l’assemblée, d’une partie des élus girondins40, et l’opposition pugnace et unanime de la députation bourguignonne, arc-boutée sur les positions de la FAVF. En novembre 1913, le tournoi est suspendu : par 334 voix contre 203, les députés éliminent les indéfinissables qualités substantielles, contre l’avis formel du rapporteur (Dariac) et du ministre Clémentel. La défaite législative laisse toutefois intacte la détermination d’adversaires irréductibles.

Débordant largement des milieux professionnels et encore plus polémiques, deux innovations et ruptures majeures ont cristallisé les passions libérales, mais majorité parlementaire et gouvernements ont tenu bon jusqu’au bout.

Un collectivisme confus41

Le statut de la propriété des A.O. est le premier de ces brûlots. En rupture complète avec la loi Chaptal, l’appellation ou « marque régionale » est désormais considérée comme la « propriété inviolable, collective et sacrée des producteurs du lieu d’origine »42, droit de propriété collective affirmé dès l’exposé des motifs du projet de loi initial43, et sur lequel aucun rapport parlementaire n’a cédé ni transigé. Ce quasi-transfert de propriété du négoce aux producteurs heurtait et choquait maints intérêts et convictions. Comme l’expriment les voix bordelaises, le négoce s’est senti bafoué, dépossédé, mis à l’écart d’un projet de loi partial et unilatéral, dans lequel « le producteur demande sans cesse des entraves nouvelles pour le négoce », projet confortant « la haine de la propriété contre le commerce »44. Ce premier glissement ou renversement en accompagne un second, encore plus éruptif, en souffrance depuis la mise en œuvre de la loi de 1905.

Un nouvel essor du droit syndical en France45

À qui revient légitimement la défense et illustration de l’appellation, traditionnellement assumée et revendiquée exclusivement par et pour les maisons de commerce ? En avril 1911, dans sa proposition de suppression des délimitations, le député socialiste André Lefèvre avait clairement indiqué la relève, en proclamant les syndicats de producteurs « défenseurs naturels » de la réputation des crus. Les lois des 29 juin 1907 et 5 août 1908 (art. 2) leur avaient déjà accordé le droit de poursuite en matière de répression des fraudes, mais leur recevabilité restait jusque-là à la merci des interprétations d’une jurisprudence peu bienveillante46. Avis recueillis au plus haut niveau juridique, le projet Pams soutient sans faille et jusqu’au bout le droit d’intervention syndical. C’était, du point de vue libéral, un « principe inouï », la concession subversive de « privilèges exorbitants du droit commun » qui livraient le commerce pieds et poings liés à la tyrannie syndicale des propriétaires47, en menant tout droit au syndicat obligatoire48. À côté des empoignades sur les qualités substantielles, l’irruption du « collectivisme » et l’entrée en force du syndicalisme vigneron dans la représentation et la police de l’appellation, sans avoir nourri autant de joutes publiques, n’en ont pas moins laissé des plaies cuisantes.

Prête à la Chambre en novembre 1913, la « loi de pacification nationale » est transmise au Sénat, qui reste circonspect devant la mêlée, et reprend intégralement l’examen du dossier, « avec une patience que rien n’a pu lasser ». Le rapport Jénouvrier est déposé le 3 juillet 1914 ; l’entrée en guerre en reporte la discussion jusqu’au printemps 1919.

Au vote final de 1919, le projet de 1911 est passé de 9 à 25 articles ; il est lesté d’une dizaine de rapports parlementaires et trois consultations juridiques, sans compter la série des débats, suppléments d’enquête et thèses de droit qu’il a nourris. Il est difficile dans ces conditions de soutenir, comme l’ont fait ses adversaires, suivis par certains auteurs, que la loi ait été bâclée, votée sans discussion, dans la précipitation imposée par la signature des traités de paix, qui incluaient des clauses de protection des A.O. françaises.

Loi de pacification ou de discorde garantie ?

Comme issue au conflit sur les qualités substantielles, l’article 1er de la loi du 6 mai 1919 a retenu une alternative pacificatrice élastique et ambiguë à la reconnaissance de l’A.O. : la conformité avec l’origine ou avec les usages locaux, loyaux et constants. Lors du vote final, le sénateur Cazeneuve avait pointé le délicat problème de l’expertise en matière d’usages ; le négoce bordelais était décidé sur ce point à conclure des accords avec la propriété « pour être envisagés par les tribunaux comme base de leur sentence »49. La revendication de l’A.O. échoit aux producteurs dans leurs déclarations de récolte, avec pleine capacité de leurs syndicats à les défendre en justice. La contestation de l’appellation déclarée est tranchée sur poursuite des contestants par les tribunaux civils du cru, au plus près de l’appréciation des usages locaux, avec possibilité d’appel (suspensif) jusqu’en Cassation. Seules demeurent en vigueur les lois de 1824 et 1919, toutes les autres dispositions étant abrogées.

Dans la pratique, la jurisprudence a privilégié l’origine, l’appartenance géo-historique, réputée incontestable, et minoré, voire ignoré tout aspect qualitatif, allant même jusqu’à soutenir avec outrance que, « de façon absolument formelle, la loi a voulu que le droit à l’appellation ne soit pas subordonné à la qualité du produit »50. Elle a couvert, notamment en Gironde, des plantations établies avec des cépages grossiers sur des sols traditionnellement exclus de la production des vins fins. La loi a également donné lieu à des pratiques aussi conflictuelles que divergentes chez les plaignants. En Champagne, elle a engendré des poursuites intraitables des vignerons aubois par les vignerons marnais, qui instruisent simultanément le procès de la loi elle-même, en dénonçant, sur le ton des rancœurs négociantes d’avant 1914, une loi bizarre, néfaste, immorale, partiale, bâclée…, minée par la disparition suspecte des qualités substantielles. Le haut négoce marnais a apporté son soutien (financier compris), sans participation directe aux actions judiciaires. Comme chacun des adversaires n’a rien voulu céder, le marathon judiciaire intersyndical n’a fait qu’entretenir et exacerber des luttes fratricides, aboutissant en 1925 en Cour de Cassation à des arrêts récusés par les deux parties, impasse judiciaire qui inspire à la Chambre des députés une aversion généralisée pour le cauchemar champenois51. En Bourgogne, la même loi ouvre chez les vignerons comme dans le négoce des fronts conflictuels multiples, qui nourrissent une « bataille sans merci » (Lucand 2011, p. 303), finalement marquée par l’assaut livré par la propriété vigneronne la mieux établie contre le négoce, qui en sort notoirement déstabilisé et proprement « estourbi » (Jacquet 2009, p. 149). À l’étude dès 1923dans la Section des grands crus créée par la FAVF comme dans la Commission consultative des grands crus, instituée par le ministre de l’Agriculture Chéron sous la présidence de Joseph Capus, précipitée par les arrêts champenois de mai 1925, une révision de la loi s’impose, pour « mettre de l’ordre et de l’unité dans la jurisprudence »52.

La loi de 1927 : « Il faut armer les tribunaux » (É. Barthe)

Dans la proposition déposée en juin 1925 par Capus, le terme de qualités substantielles, saturé de charge polémique, n’a volontairement pas été repris, converti concrètement et précisément en « cépages et aire de production consacrés par des usages locaux, loyaux et constants », soit un renvoi explicite aux usages de production, en plus de l’origine53. Avec réalisme, la gamme infinie des modes de culture a été soustraite du champ de la loi54. La notion d’aire de production avait été avancée en 1913 par Clémentel, en contrepoint à la simple indication de provenance55. La loi est préparée par la Commission des boissons présidée par Édouard Barthe, avec la ferme intention d’obtenir de la Chambre un vote massif, gage d’apaisement. Adoptée à l’unanimité des 552 députés présents, la loi du 22 juillet 1927 est dotée grâce à l’arbitrage Barthe rendu en février 1927 (« l’honneur de ma vie »confie le médiateur) de ses articles champenois spécifiques(art. 15-21). Elle fait (toujours) date en Champagne, où elle est (encore) quasiment sacralisée, comme charte fondatrice d’une délimitation contractuelle, spécifiant l’aire de production et les cépages qualifiés, en même temps qu’elle a mis fin au conflit et aux procès entre l’Aube et la Marne. Mais ailleurs, la même loi unanime passe inaperçue ou presque, voire relance les recours judiciaires sous l’empire du statut viticole de 1930-31, entraînant une prolifération anarchique et le « scandale des appellations d’origine » (J. Capus), à l’issue de procès simulés dits « fictifs »56. Non pas que la loi fût facultative, comme a pu l’écrire abruptement le premier président du CNAO (Capus 1947, p. 24 ; David 1938, p. 112-113)57, mais, après tant de turbulences, elle n’ambitionnait modestement et prudemment que d’informer l’interprétation de la loi de 191958, en retouchant le texte des articles par modifications ou ajouts, et n’incluait de clauses spécifiques aux usages de production pour aucun autre vignoble que celui de Champagne, rupture salutaire selon G. Chappaz :

« Les premières délimitations de nos grands vins… [s’étaient] attachées beaucoup plus à l’histoire des provinces et aux usages commerciaux au lieu de rechercher vraiment l’histoire des vins… » (Chappaz 1947, p. 76).

In fine, au terme d’un vif et long débat, la Chambre avait tenu expressément à sanctionner par la loi l’arbitrage Barthe59, ovationné pour avoir mis fin à la Guerre de Vingt Ans (1907-1927) entre la Marne et l’Aube, et le Sénat avait également repoussé la disjonction des articles champenois60. La Champagne viticole fournit ainsi le cas unique d’une appellation-délimitation conclue pour l’exemple par voie législative.

Le banc d’essai législatif champenois ouvrait en effet la voie à une redéfinition des lieux du vin, en donnant l’exemple de la marche à suivre, ainsi que les outils conceptuels toujours en usage chez les ingénieurs et experts en délimitation : l’établissement pour chaque commune d’une liste des terrains propres à l’appellation, désignés par références aux lieux-dits, sections et numéros de cadastre (art. 18 modifié), soit une première délimitation parcellaire, dite alors délimitation de terroir, terroir renvoyant explicitement à la combinatoire sol-climat-exposition, dans la plus pure tradition chaptalienne61. On passe ainsi d’une liste de communes (délimitations version loi de 1908) à des listes parcellaires communales, d’une délimitation dite territoriale indiquant une aire géographique, à une liste des terroirs déterminant une aire de production. La référence au terroir a pris le pas sur la simple indication de provenance.

Ce n’est pas la région qui a donné son nom à l’appellation ; c’est l’appellation qui peu à peu…a fini par constituer la région.62

La mise en place du CNAO en 1935 achève de réhabiliter les délimitations, confiées à une instance indépendante spécifique nouvelle, multi-professionnelle, associant acteurs et administrateurs, combinant centralité et diversification régionale, émancipée de la pression étroite des élus ainsi que libérée de l’hypothèque de poursuites judiciaires systématiques.

Principales sources

La Champagne viticole, organe de la Fédération syndicale(1909), puis (1919) Syndicat Général des Vignerons de la Champagne.

La Gironde vinicole, organe du Syndicat du commerce en gros des vins et spiritueux de la Gironde.

Journal des Economistes. Revue mensuelle de la science économique et de la statistique, porte-parole de la Société d’économie politique (fondée en 1842).

Journal officiel de la République française

- Débats parlementaires, Chambre des députés

- Débats parlementaires, Sénat

- Documents parlementaires, Chambre des députés : rapport Dauzon , 4 juillet 1907, n° 1163, p. 988-989 ; 1er rapport Fernand David, 8 avril 1911, n° 930, p.312-317 ; projet Pams, 30 juin 1911, n° 1099, p. 610-611 ; 2e rapport Fernand David, 7 juillet 1911, n° 1136, p. 632-636 ; 1er rapport Dariac, 8 juillet 1912, n° 2132, p. 1503-1505 ; 2e rapport Dariac, 27 février 1913, n° 2564, p. 160-164 ; 3e rapport Dariac, 7 novembre 1913 ; rapport supplémentaire Dariac, 9 avril 1919, n° 5973, p. 1169-1172 ; rapport supplémentaire Dariac, 19 avril 1919, n° 6059, p. 1302-1303 ; avis Paisant, 19 avril 1919, n° 6060, p. 1303-1304 ; projet Chéron, 28 janvier 1924, n° 7051 ; 1er rapport Bender, 20 avril 1926, n° 2838 ; avis Capus, 22 juill. 1926, n° 3237 ; 2e rapport Bender, 5 avril 1927, n° 4290 ; 2e avis Capus, 19 mai, 1927, n° 4414.

- Documents parlementaires, Sénat :rapport Jénouvrier, 3 juillet 1914, n° 353, p.796-805 ; rapport Servant, 24 avril 1919, n° 214, p. 322-324 ; rapport Calmet, 5 juillet 1927, n° 404 ; avis Buhan, 7 juillet 1927, n°411.

Bibliographie

Buvry M., 2005, Une Histoire du champagne, Saint-Cyr-sur-Loire, A. Sutton, 320 p.

Capus J., 1947a, L’Evolution de la législation sur les appellations d’origine. Genèse des appellations contrôlées, Paris, L. Larmat, 82 p.

Capus J., 1947b, L’Evolution de la législation sur les appellations d’origine. Genèse des appellations contrôlées, In : Lafforgue G. (dir.), Le vignoble girondin, Paris, L. Larmat, p. 1-72.

Chandon de Briailles R., 1898, Le Vigneron champenois (tiré à part de la Revue de Viticulture), Paris.

Chappaz G., 1947, Les Facteurs de la qualité des Vins In : Lafforgue G. (dir.), Le vignoble girondin, Paris, L. Larmat, p. 75-84.

Chappaz G., 1951, Le Vignoble et le vin de Champagne, Paris, L. Larmat, 413 p.

Chaptal J.-A., 1807, L’Art de faire le vin, Paris, Deterville, 381 p.

Clémentel E. 1914, Un drame économique. Les délimitations. Le passé – L’avenir, Paris, P. Lafitte, 318 p.

David J., 1938, Éléments d’appréciation de la nouvelle législation viticole des appellations d’origine contrôlées, préface de J. Capus, Lyon, impr. de M. Audin, 280 p.

Fradet D., 2011, 1911 en Champagne, chronique d’une révolution, Reims, Éditions Fradet, 188 p.

Gemälhing P., 1912, Les Actions syndicales en justice pour la défense des intérêts professionnels, étude critique de jurisprudence, Paris, impr. Arthur Rousseau, 269 p.

Guy K., 2007, When Champagne Became French, 2nde édition, Baltimore, London, The Johns Hopkins University Press, 256 p.

Jacquet O., 2009, Un siècle de construction du vignoble bourguignon. Des organisations vitivinicoles de 1884 aux AOC, Dijon, EUD, 298 p.

Jullien A., 1816, Topographie de tous les vignobles connus…, Paris, 1ère édition.

Lachapelle G., 1911, Politique d’arrondissement. Délimitations, Revue de Paris, 15 juin 1911, p. 739-760.

Lucand C., 2011, Les Négociants en vins de Bourgogne. De la fin du XIXe siècle à nos jours, Bordeaux, Éditions Féret, 522 p.

Odart A.-P. (comte), 1845, Ampélographie ou Traité des cépages les plus estimés…, Paris, Éditions Bixio, 436 p.

Rendu V., 1857, Ampélographie française…, Paris, Librairie de Victor Masson, 160 p.

Roudié P., 1994, Vignobles et vignerons du Bordelais (1850-1980), 2nde édition, Pessac, PUB, 524 p.

Soboul A. (dir.), 1989, Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, PUF, 1132 p.

Toubeau M., 1957, Fraudes et Falsifications. Une lutte d’un demi-siècle, Paris, Éditions Berger-Levrault, 223 p.

Viala P., Vermorel V. (dir.), 1901-1910, Ampélographie. Traité général de viticulture, Paris, Éditions Masson, 7 vol.

Wolikow C., Wolikow S., 2012, Champagne ! Histoire inattendue, Paris, Éditions de l’Atelier, 287 p.

Notes

1 Formulation retenue par l’art. 4 de l’Arrangement de Madrid de 1891, introduit sur demande française : « Les appellations régionales de provenance des produits vinicoles ne pourront jamais tomber dans le domaine public », principe repris dans la loi de 1919, art. 10. Retour au texte

2 L’expression vient de Max Sutaine, Essai sur l’histoire des vins de la Champagne, Reims, 1845. Retour au texte

3 Viala-Vermorel, t. III, 1902, « Meslier » par P. Mouillefert, p. 52 : dans la Marne, « le Meslier ne se rencontre pas dans la région des grands vins où il est remplacé par le Chardonnay ». Retour au texte

4 Paul Coutant (député d’Epernay) à la Chambre, 26 juin 1905. Retour au texte

5 Le député aubois Théveny à la Chambre, 27 nov. 1913. Retour au texte

6 Le Temps, 5 juin 1911. Retour au texte

7 Le député aubois Castillard à la Chambre, 19 février 1909.  Retour au texte

8 Son fils Paul Vallé a produit une thèse de droit, Les fausses indications de provenance des produits vinicoles, et spécialement des vins de Champagne, Paris, 1904. Retour au texte

9 Chambre des députés, 23 février 1905. Répertoire du droit administratif,« Délimitation des régions viticoles », t. XXVII, 1910, p. 135-137, qui commente avec peine cet amendement « implicitement adopté », quoique formellement « retiré ». Retour au texte

10 J. Capus (1947) revient avec emphase sur sa prestation prophétique (« la voix criant dans le désert »), alors que ses critères proviennent du travail accompli par l’école ampélographique, alors largement présente et active au sein de la Société. Retour au texte

11 Dans le Vocabulaire annexé à sa Topographie, 1816, Jullien avait défini le « cru : terroir ou croît la vigne ». Retour au texte

12 Vœu rappelé et cité textuellement par le ministre de l’Agriculture Ruau à la Chambre, 26 février 1909 (souligné par moi). Raoul Chandon de Briailles était alors vice-président de la Société. Retour au texte

13 Arch. dép. Aube 1M 490, déposition de B. de Mun, président du Syndicat du Commerce, devant la Commission d’enquête de renseignement (sic) présidée par de Lapparent, Paris, 6 avril 1911. (souligné par moi) Retour au texte

14 Rapport Dauzon, Chambre, 4 juillet 1907 : « Le Conseil d’État n’a-t-il pas interprété le retrait de l’amendement [marnais de 1905] … comme une sorte de recul législatif ? ». Retour au texte

15 Le Temps évoque dès le 20 janvier 1911 des « jacqueries d’un nouveau genre », et publie le 25 janvier une chronique historique sur la Grande Peur de 1789. Le 13 avril, Le Figaro compare très explicitement les émeutes marnaises à « ces scènes de jacqueries, ces premiers assauts de province que Taine a retracés avec tant d’insistance dans le premier livre des Origines de la France contemporaine » (titré L’anarchie spontanée, 1878). Taine est le « premier historien à prendre la Grande Peur au sérieux » (Jacques Revel), et à avoir fait la recension systématique des vagues de soulèvements paysans jusqu’à l’abolition complète et sans indemnité des droits féodaux, en juillet 1793. Il en dénombrait sept, qu’il situait dans un retour archaïque aux jacqueries médiévales. Le terme a également été repris par Clémentel (1914). Retour au texte

16 La délimitation « Banyuls » a été fixée par décret du 18 septembre 1909. Retour au texte

17 Antoine Monis (Monis fils) est l’auteur d’une thèse de droit, La délimitation des régions de production. Étude sur la loi du 1er août 1905, Paris, 1910. Retour au texte

18 Long exposé du député André Lefèvre (amplement cité par le Moniteur vinicole, organe de Bercy, du 7 avril). Retour au texte

19 Déclaration de F. David au Temps, 1er avril 1911 et 1er rapport à la Chambre, 8 avril. Retour au texte

20 Les sénateurs de l’Aube, hostiles à la suppression de la délimitation, ne l’ont pas votée. Retour au texte

21 Denoix au Sénat le 11 avril 1911, s’adressant tout particulièrement à Monis. Retour au texte

22 L’expression vient de Clémentel, 1914, p. 217. Retour au texte

23 La Lanterne, 30 mars 1911. Retour au texte

24 Journal des Economistes, t. xxx, avril 1911, « Chronique » p. 163-166. Retour au texte

25 La Gironde vinicole, 15 juillet 1910, et 15 avril 1911 : texte-manifeste « Contre les délimitations ». Retour au texte

26 Le Temps, 16 juin 1911. Retour au texte

27 2ème rapport Fernand David, Chambre, 7 juillet 1911 Retour au texte

28 Déclaration du ministre Ruau au Sénat, 17 décembre 1908, citée à la Chambre, 26 février 1909 : « J’ai gravi le calvaire de la délimitation de la Champagne et ce n’est pas fini ; je vais avoir encore à gravir les calvaires des autres délimitations… » Retour au texte

29 « Code rural » (F. Fortunet). Retour au texte

30 Rapport Jénouvrier, 3 juillet 1914, Sénat. Retour au texte

31 Le ministre Ruau dans le débat d’interpellation à la Chambre, 14 juin 1907. Retour au texte

32 2ème rapport Fernand David, Chambre, 7 juillet 1911 ; Yves Guyot, « Le protectionnisme intérieur et les délimitations », Journal des Economistes, t. xxx, mai 1911, p. 301-315, qui invoque l’art. 2 du Code rural de 1791 relatif à la liberté de culture, repris textuellement de Quesnay. Retour au texte

33 1er rapport Fernand David sur les délimitations régionales, Chambre, 8 avril 1911. Retour au texte

34 Pour les contributions et réactions bourguignonnes (décisives) à la loi, cf. Jacquet 2009 et Lucand 2011. Retour au texte

35 La Gironde vinicole, 15 juillet et 15 novembre 1911. Retour au texte

36 Ibid., 15 septembre 1912, relatant les protestations émises par l’Association syndicale des propriétaires-viticulteurs de la Gironde(fondée en 1895 par Cazeaux-Cazalet), et soutenues par Monis et le Conseil général. Retour au texte

37 2ème rapport Fernand David, Chambre, 7 juillet 1911 Retour au texte

38 Arch. dép. Aube 1M 490, cit. n. 15. Retour au texte

39 2ème rapport Dariac, Chambre, 27 février 1913. Retour au texte

40 dont le duc de La Trémoïlle, propriétaire de Château Margaux. Retour au texte

41 Chambre des députés, 19 avril 1919 Retour au texte

42 Le député radical-socialiste J.-L. Dumesnil à la Chambre, 20 novembre 1913. Retour au texte

43 Son objet déclaré est de « faciliter aux producteurs et négociants… la défense des intérêts légitimes concernant la propriété collective des dénominations géographiques de provenance des produits ». Retour au texte

44 La Gironde vinicole, 15 janvier et 15 août 1912. Retour au texte

45 Clémentel 1914, p. 7 ; Toubeau 1957, IIIème partie, « Du concours des syndicats et des associations à la répression des fraudes », p. 131 sq. Retour au texte

46 Les thèses de droit sur cette question se multiplient dans la période (notamment Gemälhing 1912). Retour au texte

47 La Gironde vinicole, 1er mars 1913 (Lettre du Président de la Fédération du Commerce des vins de Gironde au rapporteur Adrien Dariac), et 15 mars 1913. Retour au texte

48 Fernand Jacq (juriste, spécialiste de la propriété industrielle et commerciale), « La suppression du régime des délimitations administratives », Journal des Economistes, mars 1914, p. 402-412. Retour au texte

49 La Gironde vinicole, 18 septembre 1919. Retour au texte

50 Conclusions du ministère public, tribunal de Bar-sur-Aube, 11 février 1921 (procès en 1ère instance Marne/Aube). Retour au texte

51 Édouard Barthe à la délégation marnaise reçue par la Commission des Boissons, 11 février 1926. Retour au texte

52 Émile Bender, rapporteur, à la Chambre, 20 mai 1927. Retour au texte

53 «  Je pensais qu’il eût été téméraire de reprendre l’expression  qualités substantielles » (Capus 1947, p. 18). L’expression usages de production, qui s’y substitue, vient en dernier ressort du projet Chéron (avorté) déposé en janvier 1924. Retour au texte

54 Cf les explications données au Congrès de la FAVF d’avril 1927 par la Section des grands crus : « C’est délibérément que seuls les trois facteurs ont été retenus pour attribuer le droit à l’appellation, la Commission ayant écarté tout ce qui pouvait se rapporter à la taille, les fumures, les façons culturales…, qui avaient déjà fait échouer les anciennes rédactions. », d’après La Champagne viticole, mai 1927. Retour au texte

55 « Il n’est pas possible que les tribunaux prennent l’expression origine dans son sens purement géographique… C’est l’aire de production d’un vin déterminé, ayant les qualités de nature, les qualités substantielles qui doit dominer en cette matière », Chambre, 20 novembre 1913, Débats, p. 3462. Retour au texte

56 En réaction naît en décembre 1930 le Syndicat de Défense des A. O., issu de la Section des grands crus. Retour au texte

57 La loi ne change rien au principe des délimitations judiciaires, facultatives en effet. Retour au texte

58 Le ministre Queuille à la Chambre, 20 mai 1927. La loi est « interprétative et modificative de la loi de 1919 ». Retour au texte

59 Emile Bender, rapporteur, Chambre, 13 juillet 1927. La sanction législative avait été explicitement promise par la sentence arbitrale. Retour au texte

60 Par 105 voix pour la disjonction, et 181 contre, 12 juillet 1927. Retour au texte

61 Chaptal 1807, Ch. 1er : « Du Raisin, considéré dans ses rapports avec le Sol, le Climat, l’Exposition etc. » Retour au texte

62 Tous les termes cités repris des rapports et débats au Sénat, 12 juillet 1927. « On doit… reconnaître que les usages de production ont généralement constitué la région et donné naissance à l’appellation. » (Capus 1947, p. 6). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Claudine Wolikow, « De territoires en terroirs du vin : le casse-tête législatif des appellations d’origine (1905-1935) », Crescentis [En ligne], 1 | 2018, publié le 01 octobre 2018 et consulté le 28 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/crescentis.277. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=277

Auteur

Claudine Wolikow

Chaire UNESCO « Culture et traditions du vin », chercheur associé Centre Georges Chevrier UMR 7366, Université de Bourgogne

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0